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Full text of "Oeuvres complètes de Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus"

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OEUVRES 


COMPLETES 


DE  BOURDALOUE, 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS. 


TROISIEME  PARTIE  DE  LA  DOMINICALE. 


TOME  SEPTIEME. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  J.  B.  KINDELEM. 


OEUVRES 


COMPLETES 


DE  BOURDAI.OUE, 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS; 

NOUVELLE  ÉDITION, 

AUGMENTÉE  D'UNE  NOTICE  SUR  SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES, 
ET  D'UME  TABLE  GÉNÉRALE  DES  MATIÈRES. 


TOME  SEPTIÈME. 


A  LYON, 

CHEZ  F.°'»  GUYOT,   LIBRAIRE  -  ÉDITEUR 

RUE   MERCIÈRE,  N,°  5<)  ,  AUX  TROIS  VERTUS  TUÉOLOGALES. 
I82I. 


SERMONS 

CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 


Pour  le  treizième  dimanche  après  la  Penlecôle  :  Sur 
la  Confession,  Page  i 

Pour  le  quatorzième  dimanche  après  la  Pentecôte  :  Sur 
VEloignement  et  la  Fuite  du  monde,  34 

Pour  le  quinzième  dimanche  après  la  Pentecôte  :  Sur 
la  Crainte  de  la  mort,  78 

Pour  le  seizième  dimanche  après  la  Penlecôle  :  Sur 
r Ambition.  1 1 1 

Pour  le  dix-septième  dimanche  après  la  Pentecôte  : 


Sur  le  Caractère  du  Chrétien. 


143 


Pour  le  dix-huitième  dimanche  après  la  Pentecôte: 
Sur  la  Rechute  dans  le  péché,  i  7  G 

Pour  le  dix-neuvième  dimanche  après  la  Pentecôte  : 

Sur  l  Eternité  malJieurcuse,  210 

Pour  le  vingtième  dimanche  après  la  Penlecôle  :  Sur 
le  Zèle  pour  V honneur  de  la  religion.  256 

Pour  le  vingt-unième  dimanche  après  la  Pentecôte  : 
Sur  le  Pardon  des  injures.  293 

Pour  le  vingt-deuxième  dimanche  après  la  Pentecôte  : 
Sur  la  Restitution,  •;20 


VI  SERMONS   CONTENUS   DANS   CE   VOLUME. 

Pour  le  vingt-troisième  dimanche  après  la  Pentecôte  : 
Sur  le  Désir  et    le  Dégoût  de  la  communion. 

Page  367 

Pour  le  vingt-quatrième  dimanche  après  laPentecôte  : 
Sur  h  Jugement  de  Dieu*  4<^' 


SERMONS 

POUR  LES  DIMANCHES 

DEPUIS  LA  PENTECOTE 

JUSQU'A  L'AVENT. 


SERMON 


SERMON 

f  OUR  LE 

XiïL'  DIMANCHE  APRÈS  LA  PEISTEGOTE. 


SUR  LA  CONFESSION. 

Oaos  ut  vidit ,  dixit  :  Ite  j  ostcndite  vos  sacerdotibus. 

Dès  qu'il  eut  aperçu  ces  lépreux  ,  il  leur  dit  :  Allez,  faites^ 
vous  i'oir  aux  prêtres.  En  saint  Luc  ,  ch'tp.  17, 

i-i'EST  l'ordre  que  donne  le  Sauveur  du  monde  à 
dix  lépreux  qui  viennent  implorer  son  secours  pour 
être  délivrés  de  celle  honteuse  et  mortelle  contagion 
qui  les  iniectoit  ;  et  c'est  le  puissant  remède  que 
l'Eglise,  au  nom  de  Jésus-Christ,  nous  préseiiie 
pour  être  purifiés  d'une  lèpre  mille  fois  encore  plus 
dangereuse  ,  qui  est  le  péché.  Elle  nous  envoie  aux 
prêtres  comme  aux  médecins  de  nos  âmes ,  et  elle 
nous  ordonne  de  leur  faire  connoître  notre  état  et 
lios  maladies  spirituelles  :  Ile ,  ostendite  vos  sacer- 
doiihus.  Dans  l'ancienne  loi ,  remarque  saint  Chry- 
systôme  ,  les  prêtres  n'avoient  pas  le  pouvoir  de  gué- 
tir  la  lèpre  ,  mais  ils  l'examinoient  seulement ,  et 
jugeoient  si  elle  éloit  en  effet  guérie.  Il  n'y  a  que 
la  loi  nouvelle ,  et  que  le  sacrement  de  pénitence,  où 
les  ministres  du  Seigneur,  successeurs  des  apôtres, 
soient  revêtus  de  l'aulorilé  de  Dieu  même  pour  dé- 
lier le  pécheur ,  pour  le  réconcilier ,  pour  l'absoudre , 

TOME    VII.  X 


■j.  SUh   LA   CONFESSION. 

Cl  lui  reuiellre  par  une  parole  tous  ses  péchés.  Ce- 
pendant 5  chréiiens  ,  voici  ce  qui  nous  doit  paroîire 
bien  étrange  ,  et  ce  que  nous  ne  pouvons  assez  dé- 
plorer dans  le  christianisme  :  c'est  que  tant  de  pé- 
cheurs sachent  si  peu  profiler  du  don  de  Dieu  et  du 
sacrement  le  plus  salutaire;  c'est  qu'au  lieu  de  se 
rendre  aux  pressantes  invitations  de  Jésus-Christ ,  qui 
dans  leur  malheur  leur  a  préparé  cette  ressource, 
et  leur  tend  les  bras  pour  répandre  sur  eux  ses  bé- 
nédictions ,  ils  s'obstinent  à  se  tenir  éloignés  de  lui , 
et  refusent  d'approcher  de  son  sacré  tribunal  ;  c'est 
que  pouvant  trouver  dans  une  humble  confession  de 
leurs  péchés  la  plus  prompte  et  la  plus  parfaite  gué- 
rison ,  comme  des  malades  agités  d'un  violent  trans- 
port et  insensibles  à  leurs  maux  ,  ils  fuient  le  re- 
mède avec  autant  d^horreur ,  qu'ils  devroient  mar- 
quer et  avoir  d'ardeur  pour  le  rechercher.  J'entre- 
prends aujourd'hui  de  corriger  ce  désordre  ,  et  de 
vous  représenter  pour  cela  les  avantages  de  la  con- 
fession. On  prêche  assez  aux  chrétiens  l'affreux  dan- 
ger el  le  crime  d'une  confession  sacrilège  :  mais  peut- 
être  ne  leur  fait-on  point  assez  voir  combien  d  ailleurs 
une  bonne  confession  leur  peut  être  utile  pour  la 
réformalion  de  leur  vie  et  pour  leur  avancement  dans 
les  voies  de  Dieu.  On  leur  parle  assez  des  disposi- 
tions nécessaires  qu  ils  y  doivent  apporter  ;  mais 
peut-être  leur  parle-t-on  trop  peu  des  fruits  précieux 
et  des  biens  inestimables  qu'ils  en  doivent  espérer. 
Je  prétends  donc  ,  mes  chers  auditeurs,  pour  vous 
engager  à  un  fréquent  usage  du  sacrement  de  péni- 
tence ,  vous  en   montrer  dans  ce  discours  lexcel- 


SUR   LA   CONFESSION.  3 

lence  et  la  vertu.  Demandons  les  lumières  du  Saini- 
Esprit  par  l'intercession  de  Marie  :  Ai^-e» 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  d'établir  par  de  longues 
preuves  l'obligation  indispensable  et  la  nëcessilé  de 
la  confession.  Dès  que  nous  sommes  enfans  de 
l'Eglise,  nous  sommes  soumis  à  ses  décisions  ,  et 
nous  ne  pouvons  ignorer  un  de  ses  préceptes  les  plus 
authentiques  et  les  plus  formels.  Précepte  fondé  sur 
la  parole  de  Jésus-Christ  même.  Précepte  autorisé 
par  la  tradition ,  confirmé  par  les  conciles,  reçu 
dans  tous  les  siècles ,  observé  de  tout  le  peuple  fidèle. 
Je  sais  néanmoins  comment  l'ont  regardé  nos  héré- 
tiques ;  qu'il  leur  a  paru  un  joug  insupportable  , 
et  qu'ils  l'ont  rejeté  comme  une  loi  trop  dure  et  trop 
pesante.  Mais  sans  vouloir  m'engager  dans  une  con- 
troverse peu  convenable  et  au  temps  et  au  lieu  oii 
je  parle ,  j'avance ,  mes  chers  auditeurs ,  et  je  vais 
vous  en  convaincre,  que  de  toutes  les  pratiques 
chrétiennes ,  une  des  plus  avantageuses  pour  nous, 
et  où  Dieu  a  eu  plus  d'égard  à  nos  véritables  inté- 
rêts ,  c'est  la  confession.  Pour  en  être  persuadés , 
nous  pouvons  nous  considérer  en  deux  étals  diffe- 
rens  :  ou  dans  l'état  du  péché  ,  ou  dans  l'état  de  la 
grâce.  Dans  l'état  du  péché  ,  nous  avons  besoin  de 
remède  pour  nous  guérir  ;  et  dans  l'état  de  la  grâce, 
nous  avons  besoin  de  force  pour  nous  soutenir.  Or 
cela  posé ,  écoutez  deux  propositions  qui  vont  faire 
tout  le  sujet  de  votre  attention.  Je  dis  que  la  con- 
fession est  le  moyen  le  plus  efficace  et  le  plus  puis- 
sant que  la  Providence  nous^ait  fourni ,  pour  eiiacer 

I. 


4  SUR   LA   CONFESSION. 

ie  péché  :  ce  sera  la  première  partie.  J'ajoute  que  la 
confession  est  encore  le  préservatif  le  plus  infaillible 
et  le  plus  souverain  pour  nous  garantir  des  rechutes 
tlans  le  péché  :  ce  sera  la  seconde  partie.  De  l'une 
et  de  l'autre ,  vous  apprendrez  de  quelle  conséquence 
il  est  donc  pour  nous  d'avoir  souvent  recours  au  sa- 
crement de  pénitence  ,  et  ce  sera  la  conclusion. 
Ecoutez-moi ,  s'il  vous  plaît. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

C'est  une  doctrine  communément  reçue  dans  la 
théologie ,  que  quelque  moyen  que  nous  puissions 
employer  pour  1  expiation  de  nos  crimes,  quand  nous 
les  avons  une  fois  commis,  il  n'est  point  de  lui-même 
capable  de  les  effacer ,  si  Dieu  ne  l'accepte  pour 
cela  ,  et  s'il  n'y  ajoute  sa  grâce ,  qui  est  la  grâce  de 
la  rémission.  Mais  la  même  théologie  reconnoh  aussi 
que  les  moyens  que  Dieu  veut  bien  accepter  ,  sont 
dans  les  règles  ordinaires  des  moyens  proportion- 
nés ,  et  qui  de  leur  nature  ont  déjà  quelque  vertu 
pour  contribuer  à  un  effet  si  noble  et  si  relevé. 
Voilà,  chrétiens,  les  deux  principes  sur  lesquels 
j'établis  la  proposition  que  j'ai  avancée,  quand  j'ai 
dit  que  la  confession  étoit  un  des  remèdes  les  plus 
efficaces  pour  abolir  le  péché.  Car  si  vous  me  de- 
mandez d'où  elle  tire  celte  vertu ,  je  prétends  que 
c'est  premièrement  de  la  voloTité  et  du  don  de  Dieu  ; 
secondement  d  elle-même  et  de  son  propre  fonds. 
I)e  la  volonté  de  Dieu  ,  parce  que  Dieu  l'a  spéciale- 
ment choisie  et  agréée  pour  cette  fin  ;  de  son  propre 
fonds  ,  parce  quelle  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire 


SUR    LA    CONFESSION.  5 

entrer  un  pécheur,  avec  Id  secours  de  la  grâce  ,  dans 
l'espril  d  une  parfaite  pénitence.  De  la  volonté  de 
Dieu  ,  parce  que  Dieu  semble  lui  avoir  remis  ahso-  • 
Jument  le  pardon  du  péché  ;  de  son  propre  fonds, 
parce  qu'elle  a  des  qualités  merveilleuses  pour  con- 
vertir le  pécheur  et  le  ramener  dans  les  voies  de  la 
justice  :  deux  considérations  auxquelles  je  réduis  tout 
ce  que  j'ai  à  vous  dire  dans  cette  première  partie. 
Donnons  à  l'une  et  à  l'autre  tout  l'éclaircissement 
qu'elles  demandent. 

Oui ,  chrétiens  ,  Dieu  a  voulu  que  la  rémission 
du  péché  fût  attachée  à  la  confession  du  péché  ;  et  la 
loi  qu'il  en  a  faite  ,  quoique  d'abord  elle  paroisse  une 
loi  de  justice,  est  lellemenl  une  loi  de  miséricorde, 
qu'elle  n'a  pu  venir  que  de  la  miséricorde  même. 
Car  quel  excès  et  quel  prodige  de  bonté,  que  pour 
être  absous  d'un  crime  qui  m'exposoil  à  une  dam- 
nation étermlle  et  qui  la  méritoil ,  ce  soit  assez  de 
m'en  accuser  moi-même  ;  que  Dieu  se  contente  d'une 
telle  déclaration  ,  et  qu  il  me  suffise,  comme  parle 
saint  Augustin  ,  de  confesser  ce  que  je  suis,  pour 
devenir  ce  que  je  ne  suis  pas.  Ah  !  mes  frères,  s'écrie 
là-dessus  Zenon  de  Vérone  ,  voici  un  jugement  bien 
extraordinaire  et  bien  nouveau.  Si  le  criminel  s'ex- 
cuse ,  il  est  condamné  ;  et  s'il  se  reconnoît  coupable , 
il  est  justifié  :  Noimm  judicii  genus ,  in  quo  reus  ,  si 
excusarcril  aimen  ,  damnaiur  ;  absolvitur ,  si  fa- 
ielur.  Dans  la  justice  des  hommes,  la  procédure  est 
bien  difïérente:  ils  ne  punissent  que  ce  que  l'on  dé- 
couvre. Mais  dans  la  justice  divine,  il  n'y  a  de  châ- 
timent et  de  punition  que  pour  ce  que  l'on  cache. 


G  SUR   LA    CONFESSION. 

Si  vous  révélez  voire  péché  ,  en  le  révélant  vous  le 
faites  disparoître  à  mes  yeux  ;  et  si  vous  vous  rendez, 
voire  accusateur,  je  cesse  d'ôlre  votre  juge.  Ce  sont 
les  belles  paroles  que  Pierre  de  Blois  attribue  à 
Dieu,  ei  qu'il  lui  met  dans  la  bouche  pour  inviter 
un  pécheur  à  cet  exercice  si  salutaire  de  la  confes- 
sion. De  là  vient,  reprenoit  le  grand  évéquede  Vé- 
rone dont  j'ai  déjà  cité  le  témoignage  ,  que  notre 
confession,  c'est-à-dire,  celle  que  nous  faisons  selon 
les  lois  du  christianisme  et  au  tribunal  de  la  péni- 
tence ,  n'est  point  une  confession  forcée  ni  arrachée 
par  la  crainte  ou  par  la  violence  des  tourmens  ;  mais 
une  confession  libre,  volontaire,  où  nous  nous  ex- 
pliquons de  nous-mêmes  et  d'un  plein  gré ,  avec  re- 
pentir ,  avec  amour  :  pourquoi?  parce  que  nous  sa- 
vons ,  dit-il ,  qu'elle  ne  nous  peut  être  qu'avanta- 
geuse; et  que  si  notre  Dieu  l'exige  de  nous,  ce  n'est 
point  pour  s'en  prévaloir  contre  nous  à  notre  perte, 
mais  pour  avoir  lieu  de  nous  combler  de  ses  fa- 
veurs les  plus  abondantes  et  les  plus  précieuses.  De 
là  vient ,  ajoute  saint  Ghrysostôme,  que  nous  con- 
fessons jusqu'à  nos  péchés  les  plus  secrets.  Prenez 
garde,  chrétiens,  à  ce  passage:  il  est  important  contre 
nos  hérétiques  ,  et  je  le  tire  de  l'homélie  quinzième 
sur  la  seconde  épître  aux  Corinthiens.  Les  juges  de 
la  terre ,  dit  ce  saint  docteur  ,  ne  prononcent  que  sur 
les  faits  dont  il  y  a  conviction ,  et  qui  sont  devenus 
publics  :  mais  pour  nous  qui  suivons  d'autres  maximes, 
et  qui  faisons  profession  d'une  discipline  toute  sainte, 
nous  soumettons  au  tribunal  de  l'Eglise  jusqu'à  nos 
pensées.  Et  voici  la  raison  qu'il  en  apporte  :  c'est 


SUR   LA   CONFESSION.  "j 

que  noire  foi  nous  apprend  que  ceite  confession  de 
nos  propres  pensées  et  de  nos  sentimens  les  plus  in- 
térieurs et  les  plus  cachés ,  bien  loin  des  nous  allirer 
de  la  part  de  Dieu  un  arrêt  de  condamnation,  pré- 
vient au  contraire  tous  les  arrêts  que  nous  aurions  à 
craindre  de  sa  justice  ,  et  nous  en  préserve. 

Mystère ,  mes  chers  auditeurs ,  que  David  avoit  si 
bien  compris ,  lorsqu'après  avoir  demandé  à  Dieu 
dans  les  termes  les  plus  affectueux  qu'il  lui  fît  grâce , 
qu'il  versât  sur  lui  ses  miséricordes  et  ses  plus  grandes 
miséricordes ,  qu'il  le  purifiât  de  toutes  les  taches  du 
péché  :  Ampliùs  lava  me  ab  inicjuitate  meâ ,  et  à 
peccato  meo  munda  me  (i),  ce  roi  pénitent  ne  se 
servoit  point  d  autre  motif  pour  l'y  engager  et  pour 
le  toucher  en  sa  faveur ,  que  de  lui  dire  :  vous  voyez , 
Seigneur,  que  je  reconnois  mon  iniquité:  Quoniam 
inùjuitatem  meam  ^^o^r^g^wo^^*?.  Quelle  conséquence! 
elle  est  très-juste  ,  répond  saint  Chrysostôme  ;  et 
David  parlant  de  la  sorte ,  étoit  parfaitement  instruit 
des  intentions  de  Dieu  et  de  ses  vues  toutes  miséri- 
cordieuses. Car  c'est  comme  s'il  lui  eût  dit  :  Il  est  vrai , 
Seigneur  j  cet  aveu  que  je  fais  de  l'offense  que  j'ai 
commise,  est  une  réparation  très-légère;  mais  puisque 
vous  voulez  bien  l'agréer  et  vous  en  contenter,  j'ose 
vous  l'offrir  ,  et  j'espère  par  là  me  réconcilier  avec 
vous.  Vous  me  pardonnerez  ,  mon  Dieu  ,  parce  que 
je  confesse  mon  péché  :  Et  à  peccato  meo  munda 
me  ;  quoniam  iniquitatem  meam  ego  cognosco  (2). 

Voilà  comment  Dieu  veut  qu'on  traite  avec  lui  : 

(i)  Psal.  5o.  —  (a)  Ihid. 


8  SUR    LA    CONFEbSIOX. 

et  cela  ,  chrétiens,  fondé  sur  deux  de  ses  divins  at 
tribiils  :  l'un  esl  sa  grandeur  ,  et  l'autre  sa  bonté.  Set 
grandeur  ,  parce  que  c'est  là  qu'il  fait  paroîlre  ce 
qu'il  est  et  ce  qu'il  peut ,  remettant  le  péché  en  sou- 
verain ,  et  sans  observer  avec  nous  toutes  les  forma- 
lités d'une  justice  rigoureuse.  Sur  quoi  je  me  rap- 
pelle un  bon  mot  de  saint  Ambroise  dans  le  pané-, 
jjiyrique  du  grand  Théodose.  Il  dit  que  ce  prince 
prenoit  quelquefois  plaisir  à  juger  lui-même  les  cri- 
minels d'Etat  ;  et  qu'après  les  avoir  convaincus  et 
forcés  d*avouer  leur  crime ,  au  moment  qu'ils  alten- 
doienl  une  sentence  de  mort ,  et  qu'ils  redoutoienl 
son  juste  courroux  ,  il  changeoittout  à  coup  de  visage 
pour  leur  faire  entendre  qu'il  leur  rendoil  la  vie  ,  et 
que  de  sa  pleine  volonté  il  les  renvoyoit  sans  châti- 
ment. Qr  il  en  usoil  ainsi ,  poursuit  le  même  Père  , 
parce  qu'il  ne  vouloit  pas  perdre  ces  malheureux  ,  et 
qu'il  se  faisoit  une  gloire  de  vaincre  leur  malice  par 
sa  clémence  vraiment  royale  :  Vincere  enim  vole- 
hat ^  non perdere.  Telle  est,  mes  chers  auditeurs,  la 
conduite  de  Dieu  envers  nous.  Outre  qu'il  y  va  de 
sa  grandeur  ,  sa  bonté  s'y  trouve  encore  intéressée. 
Parce  qu'il  nous  aime,  il  ne  veut  pas  nous  faire  pé- 
rir ,  mais  il  veut  seulement  avoir  sur  nous  gain  de 
cause.  Or  il  l'a  par  notre  confession  :  car  c'est  notre 
confession  qui  donne  à  sa  justice  tout  l'avantagpqu'elle 
peut  avoir  pour  nous  punir,  et  à  sa  miséricorde,  toute 
la  gloire  de  nous  pardonner» 

C'est  pourquoi  le  Prophète  royal  disoit  encore  à 
Dieu  :  Tibi  soli  peccavi  i  et  malum  çoram  te  feei  y 


^UR    LA    CONFESSION.  9 

lit  justificci  is  in  scrmonihiis  lui  s  ,  et  nncas  cùrn 
judicaris  (i)  ;  J'ai  péché  ,  mon  Dieu,  et  je  le  con- 
fesse :  pourquoi  ?  aiin  que  vous  soyez  glorifié  dans 
ma  personne  ,  et  que  dans  le  pardon  que  vous  m'ac- 
corderez ,  on  connoisse  que  votre  miséricorde  est 
au  -  dessus  de  toute  la  malignité  de  mon  cœur ,  et 
qu'elle  en  a  triomphé.  Aussi  est-ce  toujours  cette 
miséricorde  victorieuse  que  le  Saint-Esprit  nous 
représente  ,  quand  il  nous  invite  à  la  confession  ; 
et  c'est  en  ce  sens  que  saint  Augustin  explique 
ces  paroles  du  psaume  cent  dix-seplième  :  Confia 
iemini  Domino  (juoniam  bonus  (2).  Hé  !  mon  frère  , 
dil-11 ,  en  s'adressant  à  un  pécheur  ,  que  craignez- 
vous  de  confesser  votre  péché  à  un  Dieu  si  bon  pour 
ceux  qui  le  confessent  sincèrement  et  sans  dégui- 
sement? Ne  vaut-  il  pas  mieux  ,  eu  le  déclarant , 
vous  rendre  votre  Dieu  propice  ,  que  de  l'irriter  en 
demeurant  dans  un  silence  criminel  ?  Quid  times 
(onfiteri  Domino  ,  qui  confitenii  bonus  est  ?  fac 
confitendo  propilium  ,  quem  negando  facis  in- 
fensum. 

Mais,  diles-vcus  ,  ce  n'est  point  seulement  en  la 
présence  de  Dieu  que  je  dois  reconnoître  mon  pé- 
ché ;  c'est  encore  à  un  homme  qu  il  m'est  enjoint 
de  le  déclarer.  J'en  conviens,  mon  cher  auditeur; 
c'est  à  un  homme  ,  mais  à  un  homme  autorisé  de 
Dieu  ,  tenant  la  place  de  Dieu  ,  le  ministre  des 
miséricordes  de  Dieu.  Et  quelle  peine  un  chré- 
tien peut  -  il  avoir  de  confesser  son  péché  à  cet 
homme,  qui  lui  sert  de  médiateur  auprès  de  Dieu? 

(i)  Psalm.  5û.  —  (2)  Psîilu;i.  117. 


lO  SUR   LA   CONFESSION. 

Tout  honleux  que  je  l'imagine  ,  ce  péché,  ou  qu'il 
est  en  elFet ,  quand  il  le  faud-'oit   confesser  devant 
toute  la  terre  el  dans  l'assemblée  de  tous  les  justes, 
selon  l'expression  du  Prophète  :  I/i  concilio  justo- 
rum  et  congregaiione  (  i  )  ;  votre  grâce  ,   ô  rnon 
Dieu  !  dépendant  de  là  ,   et  m'étant  promise  à  ce 
prix,   devrois-je  hésiter  un  moment?   devrois  -  je 
compter  pour  quelque  chose  une  condition  à  laquelle 
il  vous  a  plu  d'attacher  pour  moi  un  si  grand  bien? 
ne  devrois  -  je  pas  être  prêt  à  faire  ,  au  moins  par 
une  obligation  rigoureuse   et  pour  l'assurance   de 
mon  salut ,  ce  que  faisoient  les  premiers  fidèles  par 
une   abondance  et  une   ferveur  de  christianisme  ? 
Craignoient  -  ils  de  confesser  hautement  leurs  pé- 
chés ?  craignoient-ils  de  les  révéler  à  la  face  de  toute 
l'Eglise  ?  Pourquoi  n'aurois-je  pas  dans  la  confession 
secrète  ,  la  même  soumission  ,  la  même  résolution  , 
le  même  zèle  qu'ils  avoient  dans  la  pénitence  et  la 
confession  publique  ?  Pourquoi  ne  ferois-je  pas, 
pour  racheter  mon  ame  ,  cette  ame  immortelle  ,  ce 
que  font  tous  les  jours  les  criminels  pour  racheter 
une  vie  passagère  et  périssable  ?  Qu'un  criminel  ait 
obtenu  du  prince  des  lettres  de  grâce,   refuse-t-il 
de  se  présenter   aux  juges  commis  pour  les  exa- 
miner et  les  vérifier  ?  il  s'y  porte  de  lui-même  ,  il 
y  court.   C'est  néanmoins  par  une  déclaration  au- 
thentique ,  souscrire  à  tous  les  chefs  d'accusation 
formés  contre  lui;  c'est,  dans  un  jugement  juridique 
et  solennel  ,  se   reconnoitre  coupable   el  digne  de 
mort.  11  n'importe  ;  l'avantage  de  l'absolution  lui 

(i)  Psalm.  iio. 


SUR   LA   CONFESSION.  H 

fait  oublier  ,  ou  lui  fait  soutenir  toute  confusion. 
Or ,  la  grâce  de  mon  Dieu  que  j'ai  perdue  ,  et  qui 
m'est  otTerte  dans  le  saint  tribunal ,  est-ce  un  avan- 
tage moins  estimable  et  qui  me  doive  moins  coûter  ? 
Ai-je  un  degré  de  foi,  si  je  ne  vais  pas  encore  avec 
plus  d'ardeur  me  montrer  aux  prêtres  :  Osiendite 
vos  sacerdotihus  ;  si  je  ne  m'empresse  pas  de  leur 
faire  voir  mon  élat ,  de  leur  découvrir  mes  misères  , 
d'implorer  leur  médiation ,  et  de  recevoir  de  leur 
bouche  une  prompte  et  pleine  rémission  ?  Suivons- 
donc  ,  mes  frères  ^  suivons  le  conseil  de  l'Apolre  , 
qui  nous  avertit  d'approcher  avec  confiance  de  ce 
trône  de  grâce  que  Dieu  a  établi  dans  son  Eglise  , 
et  où  sont  assis  ses  ministres  pour  répandre  selon  son 
gré  ses  bénédictions  :  Adeamus  ergè  cumjiduciâ  ad 
tlironum  graiiœ  y  ut  veniam  consequamur ,  et  gra- 
iiam   inveniamus  in  auxilio  opportuno  (i).  C'est 
en  leurs  mains  qu'il  a  déposé  toute  son  autorité  , 
et  c'est  en  votre  faveur   qu'il   leur  a  ordonné  de 
l'employer.  C'est  à  eux  qu'il  a  dit  :  Tout  ce  que  vous 
délierez  sur  la  terre ,  je  veux  qu'il  soit  délié  dans  le 
ciel  ;  et  tout  ce  que  vous  remettrez  ,  je  veux  qu'il  soit 
remis.  Ses  promesses  là-dessus  sont  les  plus  précises 
et  les  plus  formelles ,  ses  volontés  les  plus  expresses  ; 
et  ne  sommes -nous  pas  bien  ennemis    de   nous- 
mêmes  ,  si  nous  ne  prenons  pas  soin  d  en  profiler  ? 
Cependant  ,    chrétiens  ,   ne  nous  étonnons   pas 
que  Dieu  ait,  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi,  une 
telle  déférence  pour  la  confession  du  péché.  Ce  n'est 
pas  sans  fondement ,  puisque  la  confession  du  péché 

(I)  HcLr.  4. 


12  ST'R    LA   CONFESSION, 

a  u'elio  -  mc'ine  loin  ce  qui  peut  gagner  le  cœur  de 
Dieu  j  et  meure  l'homme  dans  l'ordre  d'une  péni- 
tence parfaite.  Autre  principe  d'où  je  prétends  que 
lui  vient  cette  vertu  si  salutaire  pour  nous  et  si 
puissante.  Car  ,  que  fait  la  confession  du  pécl-é  ? 
trois  choses  :  elle  humilie  le  pécheur  dans  la  vue  de 
son  péché  ;  elle  lui  inspire  la  douleur  et  le  repentir 
de  son  péché;  elle  lui  tient  lieu  d'une  salisfaction 
présente  et  actuelle  de  son  péché.  Or  ,  par  là  elle 
détruit  absolument  en  lui  le  péché.  Prenez  garde  , 
s'il  vous  plaît  :  en  humiliant  le  pécheur  ,  elle  lui 
arrache  jusqu'à  la  racine  du  péché,  qui  est  l'orgueil. 
En  inspirant  au  pécheur  le  repentir  et  la  contri- 
tion ,  elle  efTace  la  tache  du  péché  ,  qui  est  ce  que 
les  théologiens  appellent  la  coulpe.  Et  en  lui  tenant 
lieu  de  salisfaction,  elle  expie  même,  ou  du  moins 
commence  à  expier  ce  qu'attire  après  soi  le  péché 
qui  est  la  peine  ;  de  sorte  qu'il  n'y  a  rien  dans  le 
péché  qui  ne  cède  à  son  action  et  à  son  pouvoir. 
Tout  ceci  est  remarquable ,  et  mérite  une  réflexion 
particulière. 

Je  dis  que  la  confession  du  péché  humilie  le 
pécheur  :  voilà  son  premier  effet;  et  en  cela  ,  non= 
seulement  elle  met  le  pécheur  dans  l'ordre  de  la 
pénitence  ,  mais  elle  fait  en  lui  la  principale  et  la 
plus  essentielle  fonction  de  la  pénitence.  Car  ,  dans 
la  pensée  des  Pères  ,  qu'est-ce  que  la  pénitence  ? 
Tertullien  en  donné  une  excellente  idée  ,  savoir  , 
que  la  pénitence  est  comme  un  art,  ou  une  science 
dont  Dieu  se  sert  pour  humilior  l'homme;  et  par 
où  l'homme  a  lui-même  appris  de  Dieu  à  s'humi- 


SUR   LA    CONFESSION.  l3 

!îer  :  Disciplina  humilijicandi  hominis.  Or  ,  de 
toutes  les  leçons  renfermées  dans  l'ëiendue  de  ceile^ 
divine  science  ,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  soit  compa- 
rable à  celle  de  confesser  son  péché:  pourquoi? 
parce  qu'il  est  certain  que  rien  n'humilie  tant 
l'homme  que  la  confession  du  péché.  Je  ne  dis  pas 
cette  confession  vague  et  indéterminée  par  où  nous 
protestons  en  général  que  nous  sommes  pécheurs  > 
sans  spécifier  en  quoi  ni  sur  quoi  nous  le  sommes. 
Je  ne  dis  pas  cette  confession  menîale  et  toute 
intérieure  qui  se  ftiit  à  Dieu  du  fond  de  l'ame  ,  et 
qui  ne  consiste  qu'à  reconnoître  devant  lui  ce  qu'il 
sait  assez,  et  ce  que  nous  ne  pouvons  lui  déguiser. 
Car,  bien  loin  qu'il  faille  pour  cela  de  grands  sen- 
timens  et  de  grands  eiForts  d'humilité  ,  on  s'en  fait 
même  honneur  ,  et  c'est  une  marque  de  piété.  Mais 
je  dis  cette  confession  instituée  par  Jésus-Christ , 
et  dont  nous  avons  l'usage  dans  l'Eglise  :  c'esl- 
à  -  dire  ,  celle  confession  où  nous  descendons  au 
détail  des  choses  ,  où  nous  ne  nous  contenions  pas 
de  dire  :  J'ai  péché  ;  mais  où  nous  rendons  contre 
nous-mêmes  des  témoignages  particuliers  de  tel  et 
tel  péché  ;  où  nous  disons  :  voilà  ce  que  j'ai  pensé 
et  ce  que  j'ai  fait  ,  voilà  la  passion  qui  m'a  em- 
porté ,  voilà  le  motif,  l'intérêt  qui  m'a  fait  agir  ; 
voilà  l'opprobre  de  ma  vie  ,  et  c'est  en  ceci  et  en 
cela  que  j'ai  trahi  la  cause  de  mon  Dieu.  Enfin  , 
cette  confession  où  nous  faisons  dans  le  tribunal  de 
la  pénitence  ,  ce  que  Dieu  fera  dans  le  jugement 
dernier,  lorsqu'il  ouvrira  toutes  les  consciences  des 
hommes,  et  qu'avec  un  rayon  de  sa  lumière,  il  ira 


l4  SUH   LA    CONFKSSION. 

fouiller  et  pénétrer  dans  tous  les  replis  de  notre  ame. 
Car,  c'est  justement  le  modèle  que  notre  confession 
se  propose  à  imiter ,  comme  c'est  aussi  dans  cette 
vue  distincte  de  nous-mêmes  que  notre  esprit  trouve 
son  bumilialion  :  Disciplina  liurnilificandi  hominis. 
Je  dis  cette  confession  que  nous  ne  faisons  pas  seu- 
lement à  Dieu ,  mais  à  un  homme  que  nous  regar- 
dons comme  l'envoyé  de  Dieu  ;  à  un  homme  qui 
de  lui-même  ne  nous  peut  connoître  ,  mais  à  qui 
nous  exposons  toutes  nos  foiblesses  ,  toutes  nos  lâ- 
chetés ,  toutes  nos  hypocrisies  ,  tout  ce  qu'il  y  a 
de  gâté  et  de  corrompu  dans  notre  cœur  :  nous 
soumettant  à  écouter  tout  ce  que  le  zèle  lui  dictera  , 
à  subir  toutes  les  peines  qu'il  nous  imposera  ,  à 
observer  toutes  les  règles  de  vie  qu'il  nous  pres- 
crira. Car  ,  qu'est-ce  que  tout  cela ,  sinon  un  exer- 
cice héroïque  de  celle  discipline  humiliante  dont 
parle  Tertuliien  :  Disciplina  humilijicandi hominis? 
Et  c'est  ici ,  mes  chers  auditeurs ,  que  vous  pouvez 
remarquer  avec  moi  la  diflerence  qui  s'est  rencon- 
trée et  qui  se  rencontre  encore  tous  les  jours,  entre 
l'esprit  de  l'erreur  et  l'esprit  de  la  vraie  religion. 
Car ,  l'esprit  d'erreur  ,  qui  est  celui  de  l'hérésie  , 
étant  un  esprit  d'orgueil ,  il  n'a  pu  souffrir  de  con- 
fession et  de  pénitence  ,  qui  l'humiliât.  Qu'a -t -il 
donc  fait  ?  il  a  secoué  le  joug  de  cette  confession 
sacramentelle  qui  oblige  à  déclarer  le  péché  ,  et  qui 
assujettit  le  pécheur  aux  ministres  de  l'Eglise  ,  et  n'a 
retenu  quune  on»bre  de  confession  ,  qui  n'a  rien 
de  difficile  ni  d'humiliant  pour  lui.  Et  quelle  hu- 
milité en  effet  de  s'appeler  simplement  pécheur.. 


SUR   LA   CONFESSION.  l5 

puisque  les  plus  grands  saints  ont  eux-mêmes  tenu 
ce  langage  ?  quelle  humilité  de  se  confesser  à  Dieu  , 
à  vous ,  Seigneur ,  dit  saint  Augustin  ,  qui  ne  pouvez 
rien  ignorer  de  tout  ce  que  je  suis ,  et  aux  yeux  de 
qui  vouloir  me  dérober ,  ce  seroit  une  folie  extrême  ; 
puisque  si  j'osois  l'entreprendre  ,  je  mériterois  que 
vous  vous  tinssiez  éternellement  caché  pour  moi , 
sans  que  je  pusse  jamais  me  cacher  à  vous  :  ISlam 
et  si  confiteri  tihi  noluerim  ,  te  mihi  ahscondam  , 
non.  me  tihi»  Mais  par  un  esprit  tout  contraire  , 
l'Eglise  de  Jésus-Christ  s'est  maintenue  dans  la  pra- 
tique de  cette  confession  ,  dont  son  divin  Epoux 
lui  a  fait  comme  un  sacrement  d'humilité  ;  et  plus 
cette  confession  lui  a  paru  humiliante  pour  les  pé- 
cheurs ,  plus  elle  s'y  est  attachée ,  parce  qu'elle  lui 
a  semblé  d'autant  plus  propre  à  la  fin  pour  laquelle 
elle  ordonne  que  nous  en  usions  ;  l'humilité  et  la 
pénitence  se  suivant  toujours ,  et  la  vraie  pénitence 
ne  pouvant  être  ailleurs  que  là  où  se  trouve  l'humi- 
lité la  plus  parfaite. 

Voilà ,  mes  chers  auditeurs  ,  ^!a  grande  maxime 
du  christianisme  ;  et  par  cette  maxime ,  vous  devez 
voir  quel  est  l'égarement  de  ceux  qui  fuient  la 
confession  ,  et  qui  s'en  éloignent  pour  la  honte 
qu'ils  trouvent  à  confesser  leurs  péchés.  Raisonner 
ainsi  ,  et  agir  par  ce  principe  ,  c'est  bien  se  tromper 
soi-même.  Vous  fuyez  la  confession  et  vous  vous 
en  dispensez  ,  parce  qu'elle  porte  avec  soi  une 
certaine  honte;  et  c'est  justement  pour  cela  qui! 
faudroit  l'aimer.  Car  cette  honte  qu'elle  vous  cause  , 
vous  humilie  devant  Dieu  j  et  ce  qui  vous  humilie 


îG  6lJR    LA    CONVEbSlÔUi 

devant  Dieu  ,  c'est  ce  que  vous  devez  chercnôf 
dans  la  pénitence.  Ce  qui  vous  a  perdu ,  mon  frère  ^ 
dit  saint  Chrysostôme  ,  ce  qui  a  été  la  source  dé 
Votre  malheur  ,  c'est  de  n'avoir  pas  eu  assez  dé 
home.  Vous  vous  êles  fait  un  front  de  prostituée  ^ 
comme  parle  l'Ecriture  ,  pour  commettre  le  péché; 
Il  faut  donc  que  ce  soit  la  honte  qui  commencé 
maintenant  votre  conversion  ;  et  que  pour  retourner  à 
Dieu,  vous  repreniez  celte  honte  du  péché  que  vou? 
aviez  perdue.  Or  ,  vous  ne  la  trouverez  jamais  mieux 
que  dans  la  confession  du  péché  même.  Quand  j'en- 
tends les  prédicateurs  de  l'évangile  faire  des  dis- 
cours entiers  pour  adoucir  aux  pécheurs ,  ou  même 
pour  leur  ôter  absolument  la  honte  qu'ils  peuvent 
avoir  de  s'accuser  ,  je  l'avoue  ,  chrétienne  compa- 
f^isie  ,  quoique  j  approuve  leur  zèle  ,  j'ai  peine  à  ne 
les  pas  contredire.  Car  pourquoi  ,  dis-je  ,  ôler  au* 
pécheurs  ce  qu'il  faudroit  plutôt  leur  donner,  s'ils 
ne  l'avoient  pas  ?  Un  des  grands  abus  de  la  confes- 
sion, est  de  voir  s'y  présenter  certaines  âmes  sans 
nulle  honte  de  leurs  crimes ,  et  de  leurs  crimes  néan- 
moins les  plus  honteux.  Com.me  elles  les  ont  hardi- 
ment commis  ,  elles  les  déclarent  avec  la  même  assu- 
rance ;  et  vous  diriez ,  à  les  entendre  ,  qu'elles  ont 
droit  de  nen  pas  rougir ,  parce  qu'elles  sont  d  une  qua- 
lité et  d'un  étal  dans  le  monde  ,  oi^i  l'on  ne  doit  point 
attendre  autre  chose  d'elles.  Les  ministres  de  la  pét)i-" 
tence  savent  combien  cet  abus' est  aujourd'hui  com- 
mun. Or  cet  abus  ,  qui  va  directement  à  exclure  la 
honte  du  péché  ,  bien  loin  de  faciliter  la  pénitence  , 
est  une  impénilcnce  uunifeste  ,  ou  du  moins  en  est 

un 


^         SUR   LA    CONFESSION.  I-7 

un  signe  visible.  C'est  donc  aux  prédicateurs  et 
aux  confesseurs  à  y  remédier  ;  comment  cela  ?  en 
inspirant  eux-mêmes  celle  sainte  honte  à  ceux  qui 
jw  l'ont  pas  :  et  en  apprenant  à  ceux  qui  paroissent 
l'avoir,  à  en  bien  user,  en  leur  faisant  coucevoir  à  tous, 
que  c'est  l'une  des  grâces  les  plus  précieuses  qu'ils 
aient  à  ménager  dans  ce  sacrement.  Je  sais  que  cette 
honte  peut  quelquefois  aller  trop  loin;  mais  je  con- 
sens qu'on  la  modère  alors,  et  non  pas  qu'on  la  dé- 
truise. Je  sais  qu  elle  peut  fermer  la  bouche  à  un 
pécheur,  et  lui  faire  céler  son  péché  :  mais  pour  le 
garantir  d'une  extrémité  ,  il  ne  faut  pas  lefaire  tom- 
ber dans  une  autre.  Car ,  si  c'est  un  excès  de  cacher  son 
crime  par  confusion  ,  c'en  est  un  autre  encore  plus 
dangereux  peut-être  ,  de  le  déclarer  sans  humilité. 
J'ai  dit  de  plus  que  la  Confession  a  cela  de  propre  , 
qu'elle  excite  en  nous  la  douleur  et  la  contrition  du 
péche.  La  raison  en  est  très-naturelle.  Car  la  con- 
trition ,  disent  les  théologiens  ,  se  forme  dans  nos 
âmes  par  une  appréhension  vive  et  une  vue  actuelle 
de  la  grièveté  du  péché  et  de  sa  malice.  Or  il  est  cer- 
tain que  nous  ne  comprenons  jamais  plus  vivement 
cette  malice  du  péché  ,  que  quand  nous  en  faisons 
la  déclaration  au  tribunal  de  la  pénitence.  C'est  alors 
que  le  péché  se  montre  à  nous  dans  toute  sa  difïor- 
mité.  C'est  alors  que  notre  esprit  en  est  frappé  ,  que 
notre  cœur  en  est  ému,  et  que  nous  pouvons  dire 
avec  le  Prophète  roy&l  :  Non  est  pax  ossibus  meis 
à  facie  peccatOTum  mcorum  (i).  Hors  de  là  ,  nous 
n'y  pensons  qu  a  demij  et  quoique  ce  péché  soit  un 

(i)  Psalm.  37. 

TOME   vu,  2 


l8  sua   LA   CONFESSION. 

poids  qui  nous  accable,  les  idées  que  nous  en  avons 
sont  si  léi-ères,  qu'elles  ne  nous  en  laissent  presque 
aucun  senliment.   Mais  quand  nous  approchons  du 
minisire  qui  nous  doit  juger  ,  et  aux  pieds  duquel 
n.ous  venons  nous  accuser  ,  vous  le  savez  ,  mes  chers 
auditeurs,  et  l'expérience  vous  l'aura  fait  connoître  , 
ces  idées  si  foibles  auparavant  ,  se  réveillent  tout  à 
coup  ,  se  fortifient ,  deviennent  sensibles  ,  remuent 
le  fond   de   nos    passions  ,  nous  attendrissent  pour 
Dieu  ,   nous  donnent  une  sainte  horreur  de  nous- 
mêmes,  nous  tirent  quelquefois  les  larmes  des  yeux. 
Or  ces  larmes,  selon  saint  Auguslins  ,  ces  sentimens 
tçndres,ces  mouvemens  d'horreur  contre  le  péché, 
sont  les  dispositions  les  plus  efficaces  et  les  grâces 
prochaines  de  la  contrition. 

Et   voilà  l'innocent  et  le  divin  secret    qu'avoit 
trouvé  le  saint  roi  Ezéchias  pour  renouveler  dans 
son    cœur   l'esprit  de  pénitence.  Que   faisoil-il  ?  il 
parcouroit  toutes  les  années  de  sa  vie  ,  et  il  confessoit 
à  Dieu  toutes  ses  infidélités  :  Recogitaho  tibi  annos 
meos  in  amaritudine  animœ,  meœ  (i).   Quoique  la 
cqnfession  ne  fût  pas  encore  érigée  en  sacrement  , 
comme  elle  l!est  dans  la  loi  de  grâce  ,  elle  ne  laissoit 
pas  d'opérer   en  lui  et  de  le  toucher.  Cette  revue 
exacte  de  tout  le  passé  étoit  suivie  de  l'amertume  de 
son  ame;  et  cette  amertume  étoit  la  véritable  dou- 
leur qu'il  cherchoit  :  Recogitaho  tibi  in  amaritudine. 
N'est-ce  pas  ce  qui   arrive  encore    tous  les  jours  à 
tant  de  pécheurs  ?  Leurs  cœurs  qui  sembloienl  être 
endurcis  ,    commencent  à   s'amollir  dès  que   leur 

(i)  Isaï.  38. 


SUR   LA   CONFESSION.  19 

langue  commence  à  parler.  Jusqne-lù  on  eût  dit  que 
ces  cœurs  éloienl  fermés  ,  et  impénétrables  à  tous  les 
traits  de  la  grâce;  mais  à  peine  se  sont-ils  ouverts 
par  une  déclaration  fidèle  et  entière  ,  qu'après  s'être 
présentés  à  la   pénitence  comme  une  terre  sèche  et 
aride  ,  ils  s'en  retournent  tout  pénétrés  de  la  rosée 
du  ciel  ;  pourquoi?  parce  qu'ils  ont  ressenti  l'efficace 
et  la  venu  de  la  confession.  Tel  est  l'effet  de  cette 
parole  si  énergique  et  dont  les  Pères  de  1  Eglise  nous 
font  tant  déloges  :  Pcccavi ,  J'ai  péché;  de  cette 
parole  qui  fut  la  confession ,  et  le  principe  de  la  jus- 
tification d'un  des  plus  parfaits  et  des  plus  illustres 
pénitens.  Voyez ,  mes  frères  ,  dit  saint  Ambroise  , 
combien  trois  syllabes  sont  puissantes  :  Quantum  très 
syllahœ  iraient  !  Cette  parole  seule  changea  le  coeur 
de  Dieu  ,  parce  que  d'un  Dieu   courroucé  ,  elle  en 
fit  un  Dieu  propice  ;  et  le  cœur  de  David  ,  parce  que 
d'un  adultère  et  d'un  homicide ,  elle  en  fit  un  saint. 
Or ,  si  elle  a  fait  un  saint  de  David ,  que  peut-elle 
faire,  et  que  doit-elle  faire  de  nous?  Car  cette  courte 
parole   Peccavi ,  est  maintenant  bien  plus  efficace 
encore  qu'elle  ne  l'étoit  alors.  Etant  devenue  une 
des  parties  les  plus  essentielles  d'un  sacrement  auquel 
Jésus-Christ  a  attaché  tous  ses  mérites  ,  elle  a  une 
vertu  toute  divine  qu'elle  n'avoit  pas.  D'où  il  s'ensuit 
qu'elle  doit  donc  avoir  dans  la  bouche  d'un  chrétien 
toute  une  autre  force  que  dans  celle  de  David.  Je  ne 
parle  pas  ,  au  reste ,  selon  le  langage  et  l'expression 
des  libertins  ,  dont  je  ne  ferai  point  ici  de  difficulté 
de  me  servir,  je  ne  parle  pas  ici  de  ce  Peccavi ^ïé- 
soraplueux  qu'ils  se  promettent  dans  l'avenir ,  et  sur 

2. 


no  SUR    LA    CONFESSION. 

quel  ils  fondent  l'espérance  d'une  conversion  ima- 
ginaire qu'ils  n'accompliront  jamais.  Je  ne  parle  pas 
de  ce  Pcccavi  superficiel ,  qui  n'est  que  sur  le  bord 
des  lèvres  ,  et  qui  ne  part  point  du  coeur.  Je  ne 
parle  pas  de  ce  Peccavi  contraint  et  forcé  ,  que  la 
nécessité  arrache  à  un  moribond  :  car  tout  cela  est 
réprouvé  de  Dieu.  Mais  je  parle  de  ce  Peccavi  sin- 
cère et  douloureux  ,  qui  est  le  symbole  de  la  confes- 
sion des  justes  ;  et  pour  celui-là  ,  je  soutiens  qu'il  a 
un  don  particulier  d'exciter  en  nous  la  contrition , 
et  par  conséquent  d'effacer  le  péché. 

Je  vais  encore  plus  avant,  et  je  prétends  enfin 
qu'il  ne  tient  qu'à  nous  que  la  confession  ne  com- 
mence déjà  à  expier  la  peine  du  péché ,  et  qu'elle 
ne  nous  serve  de  satisfaction  pour  le  péché.  Car  puis- 
que la  confession  du  péché  nous  est  pénible,  puis- 
que nous  y  ressentons  une  répugnance  qui  coûte  à 
surmonter,  puisque  nous  la  regardons  comme  un 
des  exercices  du  christianisme  les  plus  laborieux , 
pourquoi  ne  nous  en  ferions-nous  pas  un  mérite 
auprès  de  Dieu;  et  pourquoi  ne  pourroil-on  pas  dire 
de  nous,  ce  que  saint  Grégoire  a  dit  de  ce  serviteur 
de  l'évangile ,  qui  se  confessant  insolvable  aux  pieds 
de  son  maître,  obtint  une  remise  entière  de  toute 
sa  dette  ?  In  conjessione  dehiti  inveiiit  dchiti  solu- 
tion em. 

C'est  en  ce  sens  que  nous  devons  prendre  ce  que 
dit  saint  Ambroise,  que  la  confession  du  péché  est 
l'abrégé  de  toutes  les  peines  que  Dieu  a  ordonnées 
contre  le  péché  :  Omnium  pœnarum  compendium. 
Il  semble  d'abord  que  ce  soit  une  exagération ,  mais 


SUR   LA   CONFESSION,  21 

c'est  une  vérité  fondée  sur  les  plus  solides  principes 
de  la  théologie.  Comprenez-la  :  car  il  est  certain  que 
jamais  la  justice  de  Dieu  ne  perd  rien  de  ses  droits , 
et  que  de  quelque  façon  que  ce  soit ,  ou  dans  l'autre 
vie,  ou  en  celle-ci,  elle  tire  la  satisfaction  et  la  ven- 
geance qui  lui  est  due  pour  le  péché.  Or  il  est  de  la 
foi  que  le  péché  mérite  dans  l'autre  vie  des  peines 
éternelles  ;  et  il  est  encore  de  la  foi  que  ces  peines  éter- 
nelles sont  acquittées  en  celle-ci  par  la  confession. 
Il  faut  donc  que  la  confession  ait  quelque  chose  en 
soi  qui  égale  dans  l'estime  de  Dieu  cette  éternité  de 
peines ,  et  que  toutes  ces  peines  de  l'enfer  soient , 
pour  ainsi  dire ,  abrégées  dans  la  douleur  intérieure 
d'une  ame  qui  confesse  son  péché  :  Omnium  pœnarum 
compendium.  Après  cela ,  si  nous  n'avons  pas  perdu 
tout  le  zèle  que  nous  devons  avoir  pour  l'importante 
affaire  de  notre  salut ,  pouvons-nous  ne  pas  aimer 
une  pratique  où  nous  trouvons  de  tels  avantages? 
Concluons-donc  avec  le  Prophète ,  ou  plutôt  avec 
saint  Augustin  interprétant  les  paroles  du  Prophète, 
et  les  appliquant  au  même  sujet  que  moi  :  Confessio 
et  pulchritudo  in  conspectu  ejus  (i).  Prenez  garde, 
dit  saint  Augustin  :  ces  deux  choses  ne  se  séparent 
point  devant  Dieu ,  la  confession  du  péché  et  la  beauté 
de  l'ame  :  Confessio  et  pulchritudo.  Et  c'est  dans 
ces  paroles,  mon  frère,  poursuit  le  même  saint  doc- 
teur ,  que  vous  apprenez  tout  à  la  fois ,  et  à  qui  vous 
pouvez  plaire,  et  par  où  vous  lui  pouvez  plaire.  A 
qui  vous  pouvez  plaire,  c'est  à  votre  Dieu  ;  par  où 
vous  lui  pouvez  plaire,  c'est  par  la  confession  de 

(i)  Psalm.  95. 


Z2  SUR   LA    CONFESSION. 

volie  péché  :  Audis  cui placeas ,  et  quomodb  placeas. 
Par  conséquent ,  si  vous  aimez  voire  ame,   si  vous 
voulez  la  rendre  pure  et  agréable  aux  yeux  de  Dieu, 
faites- vous  de  la  confession  un  eiercice  fréquent  et 
ordinaire  :  Ama  confessionem  ,  si  affectas  decorem. 
Ah!  chrétiens,   si  vous  aviez  autant  de  passion 
pour    plaire    à    Dieu  ,    que    vous    en    avez    pour 
plaire  à  de  foibles  créatures;   et  vous,  femmes  du 
monde,  si  vous  faisiez  autant  d'étal  de  cette  grâce 
intérieure  qui  doit  être  le  plus  bel  ornement  de  vos 
âmes ,  que  vous  en  faites  de  cette  grâce  extérieure 
du  corps,  dont  vous  êtes  si  idolâtres,  et  qui  devient 
le  scandale  du  prochain ,  avec  quelle  assiduité  ei  quelle 
ferveur  vous  verroil-on  fréquenter  le  tribunal  de  la 
pénitence?  faudroit-il  employer  tant  de  sollicitations 
pour  vous  y  attirer  ?  Dès  que  vous  vous  sentez  cou- 
pables  devant  Dieu,  pourriez -vous  demeurer  un 
jour  dans  cette  disposition  criminelle  ?  surtout  y  pour- 
riez-vous  demeurer,  comme  il  n'arrive  que  trop,  les 
années  entières?  n'iriez-^vous  pas  chercher  le  remède 
pour  vous  guérir  de  celte  lèpre  qui  vous  défigure? 
n'iriez-vous  pas  à  la  sainte  piscine,  vous  laver  et 
vous  purifier?  Quoi  qu'il   en   soit ,  nous  avons  vu 
comment ,  par  rapport  au  passé ,  la  confession  efface 
le  péché  commis  ;  et  nous  allons  voir  comment,  par 
rapport  à  l'avenir,  elle  nous  préserve  des  rechutes 
dans  le  péché.  C  est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  P<\RTÏE. 

Quoique  dans  la  doctrine  des  Pères ,  la  justification 
d'un  pécheur  soil  ie  plus  grand  de  tous  les  ouvrages 


SUR   LA    CONFESSION.  23 

de  Dieu,  et  que  cet  ouvrage  coule  plus  à  Dieu  que 
la  résurrection  des  morts  et  la  création  de  tout  un 
monde  ,  on  peut  dire  néanmoins ,  et  il  est  vrai ,  que 
ce  seroit  peu  pour  un  pécheur  d'être  justifié  par  là 
grâce  de  la  pénitence  ,  s'il  n'avoit  pas  de  quoi  se  main- 
tenir dans  cette  grâce,  et  s'il  manquoit  des  moyens 
nécessaires  pour  se  garantir  des  rechutes  dans  le  péché. 
Car,  comme  dit  saint  Jérôme,  être  guéri  pour  re- 
tomber dans  une  plus  griève  maladie,  et  ressusciter 
pour  mourir  d'une  mort  encore  plus  funeste,  c'est 
plutôt  une  punition  et  un  malheur,  qu'une  grâce  et 
lui  bienfait.  De  là  je  juge  ,  et  vous  devez  juger  avec 
moi,  quelle  est  l'excellence  de  la  confession ,  et  quels 
avantages  nous  en  retirons,  puisqu'en  même  temps 
qu'elle  nous  réconcilie  avec  Dieu  ,  elle  nous  fixe,  au- 
tant qu'il  est  possible  et  que  notre  foiblesse  le  permet , 
dans  ce  bienheureux  état  de  réconciliation ,  nous 
tenant  lieu-  du  plus  puissant  préservatif  que  la  reli- 
gion nous  fournisse  contre  le  péché.  En  voici  la 
preuve.  Je  considère  la  confession ,  ou  pour  mieux 
dire ,  le  sacrement  de  pénitence  ,  selon  trois  rapports 
qu'il  a ,  et  qui  lui  sont  essentiels.  Le  premier  à  Dieu , 
ou  plutôt  à  Jésus-Christ,  qui  en  est  l'auteur  ;  le  second 
au  prêtre,  qui  en  est  le  ministre;  et  le  troisième  à 
nous-mêmes,  qui  en  sommes  les  sujets.  Or,  dans 
ces  trois  rapports  ,  je  trouve  ma  seconde  proposition 
si  bien  établie,  qu'il  m'est  évident  qu'un  chrétien 
oublie  tout  le  soin  de  son  aiùe  ,  quand  il  néglige 
l'usage  de  ce  sacrement. 

Car,  qu'est-ce  que  la  confession  ,  selon  le  premier 
rapport  qu'elle  a  avec  Jésus-Christ?  c'est  une  de  cea 


M  SUR    LA    CONFESSION. 

sources  divines,  durit  parle  le  PiDphèle  ,  que  le  Sau- 
veur ,  en  raouraul,  fit  couler  de  sou  sacre  côté,  et 
où  tes  fidèles  peuvent  puisera  toute  heure  les  eaux 
de  sa  grâce,  c'esl-à-dire,  certains  secours  particuilefs 
que  chacune  de  ces  sources  leur  communique  abon- 
damment, lorsqu'ils  se  mettent  en  disposition  de  les 
recevoir.  Ainsi  doit  s'entendre  la  prédiction  d  Isaïe, 
même  dans  le  sens  altérai  :  Haurietis  aquas  ingaudio 
de  fontibus  Sahatoris.  (  i  ) . 

Mais  quelle  dilïerencey  a-t-il  entre  ces  grâces  de  la 
eonfession  sacramentelle  et  celles  des  autres  sacre- 
mens?  La  voici  :  c'est  que  les  grâces  de  la  confession 
sacramentelle  sontspécialeuientdesgrâces  dedéfense, 
des  grâces  de  soutien  ,  de  grâces  que  Dieu  nous  donne 
pour  combattre  le  péché,  pour  tenir  ferme  dans  la 
tentation,  pour  ne  plus  succomber  sous  le  poids  de 
la  fragilité  humaine  ,  en  un  mot ,  pour  persévérer  dans 
les  résolutions  que  la  pénitence  nous  a  inspirées.  Telle 
est  la  fin  principale  de  ce  sacrement.  Or,  vous  savez 
que  les  grâces  d'un  sacrement  ont  une  subordination 
et  une  liaison  nécessaire  avec  sa  fin.  Quiconque  vient 
au  saint  tribunal  ,  et  y  apporte  les  dispositions  con- 
venables, a-t-il  droit  à  ces  sortes  de  grâces?  Oui  , 
claéliens,  et  ce  droit  est  fondé  sur  le  pacte  que  le 
Fils  de  Dieu  en  a  fait  avec  son  Père  :  c'est  ce  que  toute 
la  théologie  nous  enseigne.  Tellement  qu'un  pécheur , 
aprèrs  avoir  confessé  son  péché,  peut  sans  présomption. 
exi^'ordeDieu,non-seuîemenldesgrâcescommuneset 
g^'nérales  polir  ne  le  plus  commettre  ,  mtus  des  grâces 
de  réserve  et  de  choix ,  qui  sont  les  grâces  pr(»pres 

(i)  Isaï.  13. 


SUR   LA   CONFESSION.  25 

du  sacrement  ;  et  Dieu  ne  pourroii ,  sans  injustice , 
les  lui  refuser.  Je  dis  sans  injustice  envers  son  Fils  , 
qui  les  a  méritées ,  et  non  envers  l'homme  qui  les  re- 
çoil.  Hors  de  la  confession  ,  Dieu  donne-t-il  ces  sortes 
de  grâces,  et  Jésus-Christ  nous  les  a-t-il  promises 
ailleurs  que  dans  ce  sacrement?  Non,  mes  frères;  il 
veut  que  nous  les  allions  puiser  dans  la  sonrce  publi- 
que :  Haurietis  de fontihus  Salvatoris.  El  en  cela  il 
ne  nous  fait  nul  tort  :  car  c'est  à  nous  d'accepter  ces 
grâces  de  la  manière  qu'il  lui  plaît  de  les  dispenser, 
ei  c'est  à  nous  de  les  prendre  où  il  les  a  mises.  Or , 
il  a  renfermé  celles-ci,  qui  nous  fortifient  contre  les 
rechutes ,  dans  le  sacrement  de  pénitence.  C'est  donc 
à  ce  sacrement  et  à  la  confession  que  nous  devons 
avoir  recours  pour  les  obienir. 

De  là  ,  quelles  conséquences  ?  Ah  î  mes  chers 
auditeurs  ,  il  est  aisé  de  les  tirer  ,  et  encore  pins 
important  de  les  méditer.  11  s'ensuit  de  là  qu'un 
chrétien  qui  quitte  l'usage  de  la  confession  ,  renonce 
aux  grâces  du  solut  les  plus  esseniielles  ,  qui  sont 
les  grâces  de  précaution  contre  le  péché;  et  que 
quand  ensuite  il  se  laisse  emporter  au  torrent  du 
siècle  ,  aux  désirs  de  la  chair  ,  aux  désordres  d'une 
vie  libertine  et  déréglée,  il  est  doublement  cou- 
pable devant  Dieu  :  pourquoi  ?  parce  que  Dieu  lui 
peut  faire  ce  double  reproche  :  Tu  as  commis  tout 
cela;  et  par  un  surcroît  de  crime  et  d'intidéiité ,  tu 
n'a  pas  voulu  te  servir  du  moyen  que  je  le  pré- 
seniois  pour  le  préserver  de  tout  cela  ,  qui  éttùl  de 
purilier  souvent  ton  ame  par  la  fréquente  cof'f«'s- 
sion.  Il  s'ensuit  de  là  que  dans  l'ordre  que  Jésus- 


26  SUR   LA    CONFESSION. 

Christ  a  (établi  pour  le  partage  des  grâces  qu'il  dis- 
tribue à  son  Eglise  en  qualité  de  chef  et  de  souverain 
pontife ,  plus  1  homme  chrétien  s'éloigne  de  la  con- 
fession ,  plus  il  devient  foible  pour  vaincre  le  péché; 
et  qu'au  contraire  ,    plus  il  en  approche  ,   plus  il 
devient  fort ,  parce  qu'il  reçoit  plus  ou  moins  de 
ces  secours  que  Jésus  -  Christ  y  a  attachés  ,   et  que 
le  moyen  le  plus  infaillible  pour  se  soutenir  au  mi- 
lieu du  monde  et  contre  ses  attaques  ,  est  d'aller  de 
temps  en  temps  à  cette  source  salutaire ,  d'où  se 
fait  encore  aujourd'hui  sur  nous  une  effusion  si  abon- 
dante du  sang  du  Sauveur  et  de  ses  mérites  infinis  : 
Haurietis  aquas  in  gaudio  de  fonlibus  Salvatoris. 
Voilà  ce  qui  s'ensuit  ;  mais  que  fait  l'ennemi  de 
notre  salut  ?    toujours   attentif  à  notre  perte  ,  et 
voyant  que  celle  source  de  la  confession  est  si  fé- 
conde en  grâces  pour  nous ,  il  tâche ,  permettez- 
moi  d'user  de  ces  expressions  figurées ,  il  tâche  de 
l'empoisonner  ,  ou  de  la  dessécher.   De  l'empoi- 
sonner ,    par  le   mauvais  usage  qu'il  nous  en  fait 
faire  ;  ou  de  la  dessécher ,  en  nous  persuadant  de 
n'en  faire  nul  usage  et  de  l'abandonner.  Il  se  com- 
porte à  notre  égard  comme  Holoferne  se  comporta 
au  siège  de  Béihulie.   Car ,  de  même  que  ce  fier 
conquérant ,  pour  réduire  les  habltans  de  Béihulie 
à  l'extrémité  ,    coupa  tous  les  canaux  par  oi^i  l'eau 
y  éloit  conduite  ,  ainsi  l'esprit  séducteur  ,  qui  nous 
assiège  de  toutes  parts  ,  s'efîbrce  de  rompre  ce  sacré 
canal  de  la  confession ,  par  oCi  le  sang  du  Fils  de 
Dieu  découle  sur  nous.  C'est  -  à  -  dire  ,  qu'il  nous 
donne  du  dégoût  pour  le  sacrement  de  pénitence  ; 


SUR   LA   CONFESSION.  27 

qu'il  nous  exagère  la  difficulté  de  le  fréquenter  ; 
qu'il  fait  naître  sans  cesse  des  occasions  qui  nous  en 
détournent;  qu'il  se  transforme  en  ange  de  lumière  , 
pour  nous  faire  entendre  qu'il  est  à  craindre  qu'on 
ne  profane  ce  sacrement  ;  qu'il  vaut  mieux  s'en 
retirer  que  de  s'exposer  aux  suites  malheureuses 
d'une  confession  sacrilège  ;  qu'il  y  faut  une  longue 
préparation  ,  et  que  sans  cela  on  y  trouve  la  mort, 
au  lieu  d'y  reprendre  une  nouvelle  vie  et  de  nou- 
velles forces.  Ah  !  chrétiens  ,  combien  y  en  a-t-il 
qui  se  laissent  surprendre  à  cet  artifice ,  et  qui 
tombent  dans  ce  piège  !  Pour  nous  tenir  lù-dessus 
en  garde  ,  ayons  toujours  devant  les  yeux  les  avan- 
tages de  la  confession  ,  et  considérons-la  non-seu- 
lement par  rapport  à  Jésus- Christ  ,  l'auteur  du 
sacrement  de  pénitence ,  mais  par  rapport  au  prêtre, 
qui  en  est  le  ministre. 

Il  n'est  rien  ,  j'ose  le  dire  ,  et  plût  à  Dieu  que  je 
pusse  bien  aujourd'hui  vous  faire  comprendre  cette 
maxime  !  il  n'est  rien  de  si  efficace  ni  de  si  enga- 
geant pour  nous  maintenir  dans  le  devoir  d'une 
vie  réglée  ,  que  l'assujetlissement  volontaire  de  nos 
consciences  et  de  nous-mêmes  à  un  homme  revêtu 
du  pouvoir  de  Dieu  ,  et  établi  de  Dieu  pour  nous 
gouverner.  En  effet,  chrétiens,  que  ne  peut  })oint 
un  directeur  prudent  et  zélé  pour  la  sanctification 
des  âmes,  quand  une  fois  elles  sont  résolues  de  se 
confier  en  lui  et  d'écouter  ses  remontrances  ?  Si  ce 
sont  des  âmes  mondaines  ,  quels  commerces  ne 
leur  fait-il  pas  rompre  ,  à  quoi  ne  les  oblige-t-il 
pas  de  renoncer ,  et  de  quels  engagemens  ne  les 


28  SUR   LA    CONFESSION. 

délaclie-t-il  pas  ,  par  la  seule  raison  de  la  sainte 
déférence  qu'elles  lui  ont  vouée  ?  Si  ce  sont  des 
âmes  passionnées ,  combien  de  haines  leur  arracbe- 
t-il  du  cœur  ?  combien  leur  fait-il  oublier  d'injures? 
à  combien  de  réconciliations  les  porte-  t  -  il  ,  aux- 
quelles on  n'avoit  pu  les  déterminer  ,  et  que  tout 
autre  que  lui  auroit  tentées  inutilement  ?  N'est  -  ce 
pas  par  son  zèle  ,  ou  plutôt ,  n'est-ce  pas  par  la  con- 
fiance que  l'on  a  en  son  zèle  ,  que  les  âmes  intéres- 
sées réparent  l'injustice  ,  abandonnent  leurs  trafics 
iisuraires  ,  et  consentent  à  des  restitutions  dont  elles 
s'étoient  défendues  depuis  de  longues  années  avec 
une  obstination  presque  invincible  ?  Qui  fait  cela  , 
chrétiens  ?  cette  grâce  de  direction  que  Dieu  a  don- 
née à  ses  ministres  pour  la  conduite  des  fidèles. 
Car ,  le  même  caractère  qui  les  constitue  nos  juges 
dans  le  tribunal  de  la  pénitence  ,  pour  prononcer 
sur  le  passé ,  les  constitue  nos  pasteurs ,  nos  guides , 
nos  médecins  ,  pour  l'avenir.  Je  dis  nos  médecins , 
pour  nous  tracer  le  régime  d'une  sainte  vie  ;  nos 
guides  ,  pour  nous  montrer  le  chemin  où  nous 
devons  marcher  ;  nos  pasteurs ,  pour  nous  éclairer 
dans  nos  doutes ,  pour  nous  redresser  dans  nos  éga- 
remens  ,  pour  nous  ranimer  dans  nos  défaillances  , 
pour  nous  donner  une  pâture  toute  céleste  qui  nous 
soutienne.  Comme  en  vertu  de  leur  ministère  ils 
sont  tout  cela  ,  ils  ont  grâce  pour  tout  cela  ;  et  cette 
grâce  ,  qui  n'est  que  gratuite  pour  eux  -  mêmes  , 
mais  sanctifiante  pour  nous  ,  est  justement  celle  qui 
agit  en  nous  quand  nous  nous  soumettons  à  eux 
avec  toute  la  docilité  convenable.  Tel  est  l'ordre  de 


SUR   Lk   CONFESSION.  29 

Dieu  ,  mes  cliers  auditeurs.  C'est  ainsi  qu'il  a  gou- 
verné les  plus  grands  hommes  et  les  plus  éminens 
en  sainteté.  Il  pouvoit  les  sanctifier  immédiatement 
par  lui  -  même  ,  mais  il  ne  l'a  pas  voulu.  Il  les  a 
assujettis  à  d'autres  hommes  ,  et  souvent  même  à 
d'autres  hommes  moins  élevés  et  moins  parfaits.  Il 
s'€St  servi  des  foibles  lumières  de  ceux  -  ci ,  pour 
perfectionner  les  hautes  lumières  de  ceux-là.  Voilà 
comment  en  a  toujours  usé  sa  providence.  Or,  il 
n'est  pas  croyable  que  celte  loi  ayant  été  faite  pour 
tous  les  saints ,  Dieu  en  doive  faire  une  nouvelle 
pour  iious. 

Sur  quoi  je  ne  puis  assez  déplorer  l'aveuglement 
des  gens  du  siècle ,  qui ,  par  une  erreur  bien  perni- 
cieuse ,  ou  pour  mieux  dire  ,  par  une  mortelle  indif- 
férence à  l'égard  de  leur  salut ,  au  lieu  de  prendre 
cette  règle  de  direction  qui  leur  est  si  nécessaire  , 
osent  la  traiter  de  simplicité  et  de  foiblesse  d'esprit. 
Demandez -leur,  selon  le  langage  de  saint  Pierre, 
quel  est  le  pasteur  de  leur  ame  (  je  ne  dis  pas  le 
pasteur  en  titre ,  car  ils  ne  peuvent  se  dispenser  d>u 
avoir  un  établi  par  Jésus-Christ  pour  le  gouverne- 
ment de  chaque  église  ;  mais  le  pasteur  particulier 
qui  les  dirige  et  qui  les  conduit  dans  les  voies  de 
Dieu  )  ;  ils  tourneront  ce  discours  en  raillerie  ,  et  ils 
en  feront  un  jeu.  D'oi^i  il  arrive  que  dans  les  choses 
du  ciel  et  de  la  conscience ,  qui  sont  si  importantes 
et  si  délicates,  dont  ils  ont  tant  de  fausses  idées ,  et 
sur  lesquelles  ces  prétendus  esprits  forts  auroient 
souvent  besoin  d'être  instruits  comme  des  enfans  , 
toute    leur  conduite  se  termine  à  n'en  avoir  que 


3o  SUR   LA   CONFESSION, 

d'eux-niémes  ,  ou  à  n'en  point  avoir  du  tout.  Ils  ne 
craignent  rien  tant  que  celle  direction  ,  qui  leur 
paroît  importune  ,  parce  qu'elle  les  meneroit  plus 
loin  qu'ils  ne  souhaitent.  Ils  veulent,  disent -ils, 
des  confesseurs  ,  et  non  des  directeurs  ;  comme  si 
l'un  pouvoit  être  séparé  de  l'autre  ,  et  que  le  con- 
fesseur ,  pour  s'acquitter  de  son  devoir  ,  et  pour 
assurer  l'ouvrage  de  la  grâce  ,  ne  fût  pas  ol>ligé 
d'entrer  dans  le  même  détail  que  le  directeur.  Tout 
cela  veut  dire  qu'ils  veulent  des  confesseurs  qui  ne 
les  connoissent  pas ,  qui  ne  les  examinent  pas  ,  qui 
ne  les  gênent  pas  ;  des  confesseurs  dont  ils  ne 
reçoivent  nuls  avis  ,  dont  ils  n'entendent  nulles 
remontrances,  à  qui  ils  ne  rendent  nul  compte  ; 
parce  qu'ils  savent  bien  que  s'ils  se  mettoient  entre 
les  mains  de  quelque  minisire  zélé  ,  ils  n'auroient 
pas  la  force  de  lui  résister  en  mille  rencontres  et  sur 
mille  sujets ,  où  ses  décisions  ne  s'accorderoieni  pas 
avec  leurs  inclinations  vicieuses  et  leurs  passions  -, 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  bien  résolus  de  changer  de 
vie  ,  ou  de  persévérer  dans  celle  qu'ils  ont  embras- 
sée ;  parce  qu'ils  sentent  bien  ,  et  qu'ils  ne  peuvent 
i<Tnorer  quel  seroit  l'effet  d'une  direction  ferme  et 
sage  ,  soit  pour  les  confirmer  dans  ce  qu'ils  ont 
entrepris,  soit  pour  faire  de  nouveaux  progrès  dans 
le  service  de  Dieu. 

Enfin  ,  à  considérer  la  confession  par  rapport  à 
Tîous-mêmes  ,  l'expérience  nous  l'apprend ,  et  nous 
n'en  pouvons  disconvenir  ,  que  c'est  un  fiesn  mer- 
veilleux ponr  arrêter  notre  cœur  et  pour  réprimer 
ses  désirs  criminels.  Cette  seule  pensée  :  11  faudra 


SUR   LA   CONFESSION.  31 

déclarer  ce  péché ,  a  je  ne  sais  quoi  de  plus  convain- 
cant et  de  plus  fort ,  que  les  plus  solides  raisonnemens 
et  que  les  plus  pathétiques  exhortations.  Surtout  si 
la  confession  est  fréquente  ,  et  que  par  là  elle  ne 
soit  jamais  éloignée.  Car  la  pensée  d'une  confession 
prochaine  fait  alors  la  même  impression  sur  nous, 
que  la  pensée  de  la  mort  et  du  jugement  de  Dieu. 
Oui ,  mon  cher  auditeur ,  se  dire  à  soi-même  :  Je 
dois  demain  ,  je  dois  dans  quelques  jours  compa- 
roître  au  tribunal  de  la  pénitence ,  et  maccuser  sur 
tel  ou  tel  article ,  c'est  une  réflexion  presque  aussi 
efficace  et  aussi  louchante  ,  que  de  se  dire  :  Je  dois 
peut-être  demain,  peut-être  dans  quelques  jours 
comparoître  devant  le  tribunal  de  Dieu  ,  et  y  être 
jugé.  Combien  cette  vue  a-t-elle  retiré  d'ames  du 
précipice  où  le  penchant  les  entraînoit ,  et  combien 
y  en  a-t-il  encore  dont  elle  soutient  tous  les  jours 
la  fragilité  naturelle  et  l'infirmité ,  contre  les  plus 
violentes  tentations  ? 

Mais  par  une  règle  toute  contraire  ,  quand  une 
fois  nous  avons  secoué  le  joug  de  la  confession  que 
Jésus-Christ  nous  a  imposé  ,  il  n'y  a  plus  rien  qui 
nous  retienne  ;  et  livrés  à  nous  -  mêmes  ,  en  quels 
abîmes  n'allons-nous  pas  nous  jeter  ?  Comme  la  vue 
de  la  mort  ne  nous  eflraie  point  lorsque  nous  la 
croyons  Lien  éloignée  ,  la  vue  d'une  confession 
remise  jusqu'à  la  fin  d'une  année  ,  ne  nous  inquiète 
guère.  On  dit  :  Il  ne  m'en  coûtera  pas  plus  d'en 
dire  beaucoup  que  d'en  dire  peu  ;  ce  péché  passera 
bien  encore  avec  les  autres.  Plus  ou  moins  dans  la 
même  espèce ,  c'est  à  peu  près  la  même  chose.  On 


32  SUR   LA   CONFESSION. 

le  dit,  et  cependant  on  accumule  dettes  sur  deltoSj 
on  ajoute  oiïenses  à  offenses  ,  on  grossit  ce  trésor 
de  colère  qui  retombera  sur  nous  au  dernier  jour 
pour  nous  accabler.  De  là  vient  que  les  hérésies 
qui  se  sont  attaquées  à  la  confession,  ont  été  sui- 
vies d'une  si  grande  corruption  de  mœurs  :  .ce  qui 
ne  parut  que  trop  dès  la  naissance  du  luthéranisme. 
Partout  où  l'usage  de  la  confession  s'abolissoil  ,  le 
libertinage  et  la  licence  s'introduisoient.  Cette  déca- 
dence frappoit  tellement  les  yeux  ,  et  devenoii  tous 
les  jours  si  sensible  ,  que  les  hérétiques  eux-mêmes 
en  étoient  surpris.  Jusque-là  (  vous  le  savez  ,  et  qui 
oseroil  m'en  démentir),  jusque-là  que  des  villes 
entières ,  quoiqu'atiachées  au  parti  de  1  erreur  et 
infectées  de  son  venin,  s'adressèrent  au  prince  qui 
les  gouvernoit  pour  rétablir  l'ancienne  discipline  de 
la  confession  :  reconnoissant  qu'il  n'y  avoit  plus  chez 
elles  ni  bonne  foi,  ni  probité  ,  ni  innocence,  depuis 
que  les  peuples  étoient  déchargés  de  ce  joug  qui 
le  retenoit.  De  là  vient  que  l'hérésie  de  Calvin  fit 
d'abord  de  si  grands  progrès ,  ei  trouva  tant  de  sec- 
tateurs ,  parce  qu'en  les  affranchissant  de  la  confes- 
sion, elle  leur  donn{nl  une  libre  carrière  pour  se 
plonger  impunément  dans  tous  les  excès  ,  et  pour 
vivre  au  gré  de  leurs  cœurs  corrompus.  De  là  vient 
qu'à  mesure  que  l'iniquiié  croît  dans  le  monde  , 
la  pratique  de  la  confession  diminue ,  et  que  l'on 
commence  à  la  quitter  dès  que  l'on  commence  à  se 
dérégler. 

Vous  me  direz  qu'il  se  glisse  bien  des  abus  dans  la 
confession.  Je  le  veuxj  et  de  quoi  dans  le  christia- 
nisme 


SUR   LA    CONFESSION.  3.1 

hïsme  ne  peul-on  pas  abuser  ,  ei  nabuse-t-on  pas  eu 
effet?  Mais  tous  les  abus  qu'on  peut  faire  d'un  exer- 
cice chrétien ,  ne  lui  ôtent  rien  de  son  excellence  et 
de  ses  avantages  ,  puisque  ce  n'est  pas  de  l'exercice 
même  que  viennent  les  abus ,  mais  de  nous  qui  le 
profanons.  Ainsi  malgré  les  fautes  qui  se  commettent 
dans  la  confession,  ou  qui  peuvent  s'y  commettre, 
trois  vérités  sont  toujours  incontestables.  La  pre- 
mière ,  que  d'elle-même  et  de  son  fond  ,  c'est  pour 
le  pécheur  un  moyen  de  conversion  et  de  persévé- 
rance dans  sa  conversion  ;  la  seconde  ,  que  c'est  en- 
core pour  le  juste  un  moyen  de  perfection  et  de 
sanctification;  et  la  troisième,  que  la  conséquence 
qui  suit  naturellement  de  là  ,  c^est  de  retenir  l'usage 
de  la  confession  ,  et  cependant  d'en  corriger  les  abus. 
Grâces  immortelles  vous  soient  rendues,  Seigneur, 
Dieu  de  toute  consolation  et  Père  des  miséricordes  ! 
Vous  pouviez,  après  notre  péché,  nous  abandonner , 
et  par  un  prompt  châtiment ,  punir  notre  ingrati- 
tude ,  et  réparer  ainsi  votre  gloire  ;  votre  justice  le 
deraandoit  :  mais  votre  bonté  s'y  est  opposée,  et  vous 
a  inspiré  des  sentimens  plus  favorables.  Elle  nous  a 
ouvert  une  voie  sûre,  une  voie  courte  et  facile  pour 
retourner  à  vous.  C'est  par  là  que  vous  venez  vous- 
même  nous  chercher.  Heureux ,  si  nous  écoulons 
votre  voix,  si  nous  la  suivons,  si  nous  rentrons 
comme  la  brebis  égarée,  dans  votre  troupeau  ,  pour 
entrer  un  jour  dans  votre  royaume ,  où  nous  con- 
duise ,  etc. 


TOMR  vn. 


SERMON 

POUR  LE 

XIV.'  DDÏANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  L'ELOIGNEMENT  ET  RA  FUITE 
DU  MONDE. 

Dixit  Jésus  discipulis  snis  :  Nrmo  polest  tluohns  tloniiiii'5 
servire  :  ant  enim  nnum  odio  hahebit,  et  alterom  diliget  j 
aut  nnnm  sastinebit,  et  alterum  contemnet. 

Jésus  dit  à  ses  disciples  :  Nul  ne  peut  servir  deux  ma'trr^  ; 
car  ou  il  haïra  l'un  ,  et  aimera  Vautre  ;  ou  il  s'attachera  à 
celui-là,  et  méprisera  celui-ci.  En  saint  Matthieu,  chap.  6. 

C^'est  l'oracle  de  la  vérité  éternelle;  et  sans  recourir 
à  la  foi,  la  raison  seule  nous  fait  assez  comprendre 
qu'U  n'est  pas  possible  d'allier  ensemble  le  service  do 
deux  maîtres  ennemis  l'un  de  l'autre  ,  et  qui  n'ont 
pas  seulement  des  intérêts  diUerens,  mais  des  inté- 
rêts et  des  sentimens  tout  opposés.  Car  ,  comme  di- 
soit  l'Apôtre  aux  Corinthiens,  qu'y  a-t-il  decommiiit 
entre  la  justice  et  l'iniquité?  quel  rapport  de  la  lu- 
mière avec  les  ténèbres?  enfm,  quelle  société  peut 
unir  et  concilier  Jésus-Christ  et  Bélial  ?  C'est  aus'i 
de  là  que  les  serviteurs  de  Dieu  ont  conclu  qu'ils  dé- 
voient renoncer  au  monde,  et  que  plusieurs  en  ellet 
se  sont  confinés  dans  les  déserts,  et  ont  passé  toulo 
leur  vie  dans  un  éloi^nement  entier  du  monde.  Ce 
îi'est  pas  que  le  monde  n'eut  de  quoi  les  flatter  et  de 


SUR  l'éloignemrnt,  etc.  3S 

qooi  les  aîîacher.  Combien  d'entre  eux,  avant  lenr 
retraite  ,  occupoient  dans  le  monde  les  première-; 
places,  ou  se  trouvoienten  état  d'y  parvenir?  Com- 
bien vivoient  dans  l'abondance  et  jouissoient  de 
toutes  les  douceurs  d'une  opulente  fortune?  Mai'? 
déterminés  à  servir  Dieu  ,  et  voyant  qu'ils  ne  pou- 
voient  en  même  temps  servir  le  monde ,  ils  ont  gé- 
néreusement sacrifié  tous  les  intérêts,  tous  les  plai- 
sirs, toutes  les  grandeurs  du  monde,  et  se  sont  dé- 
voués au  culte  de  Dieu  dans  le  silence  et  l'obscurit.; 
de  la  solitude.  Ce  qui  les  y  a  portés  encore  plus  forte- 
ment, c'est  qu'en  regardant  le  monde  comme  l'en- 
nemi de  leur  Dieu,  ils  l'ont  regardé  comme  leur 
propre  ennemi,  parce  qu'ils  savoient  qu'en  les  dé- 
tachant de  Dieu  et  leur  faisant  perdre  la  grâce  de 
Dieu  ,  il  les  exposoità  toutes  les  vengeances  divines, 
et  meltoit  un  obstacle  invincible  à  leur  salut.  Or  ce 
sont,  mes  chers  auditeurs,  ces  mêmes  motifs  qui 
doivent  nous  engager  à  la  fuite  du  monde;  et  co 
point  est  d'une  telle  conséquence  pour  la  sanctifica- 
tion de  notre  vie,  que  j'en  veux  faire  aujourd'hui 
tout  le  sujet  de  cet  entretien.  Esprit-Saint ,  vous  qui 
tant  de  fois ,  par  les  lumières  et  la  force  de  votre 
grâce,  avez  triomphé  du  monde  ,  opérez  dans  nos 
cœurs  les  mêmes  miracles,  et  faites-nous  remporter 
par  votre  secours  les  mêmes  victoires.  Nous  em- 
ployons, pour  l'obtenir,  la  médiation  de  cette  Vierge 
que  nous  honorons  comme  votre  épouse,  et  nous 
lui  disons  :  Ai'e» 


Prêcher  la  fuite  du  monde  aux  religieux  et  aux 


36  SUR  l'éloignement 

solitaires,  c'est- à-dire,  à  ceux  qui,  par  l'engagement 
de  leur  état ,  sont  déjà  séparés  du  monde  ,  c'est  un 
sujet,  chrétiens,  qui,  par  rapj)ort  à  leur  profession , 
pourroit  n'être  pas  inutile ,  mais  dont  le  fruit  com- 
paré à  celui  que  je  me  propose  ,  n'auroit  rien  que  de 
médiocre  et  de  borné.  C'est  aux  hommes  du  siècle, 
dit  saint  Ambroise  ,  qu'il  faut  adresser  cette  morale , 
parce  qu'elle  est  pour  eux  d'une  utilité  infinie,  ouplulôt 
d'une  souveraine  nécessité.  G  est,  dis-je  ,  à  ceux  qui, 
par  l'ordre  de  la  Providence  divine  ,  sont  appelés  à 
vivre  dans  le  monde.  C'est  à  ceux  qui,  contre  les 
desseins  de  Dieu ,  s'engagent  d'eux-mêmes  trop  avant 
dans  le  monde.  Aux  premiers,  parce  que  la  même 
grâce  de  vocation  qui  semble  les  attacher  au  monde, 
est  celle  qui  les  oblige  de  temps  en  temps  à  s'en 
éloigner;  aux  seconds ,  parce  qu'étant  de  la  manière 
que  je  dis  dans  le  monde  ,  il  n'y  a  point  pour  eux 
d'autre  grâce  que  celle  qui  les  en  éloigne  ,  ou ,  s'il 
m'est  permis  d'user  de  ce  terme  ,  que  celle  qui  a  la 
force  et  la  vertu  de  les  en  arracher  -,  aux  uns  et  aux 
autres  ,  parce  qu'à  proportion  qu'ils  sont  du  monde , 
c'est  cet  esprit  de  retraite  et  de  séparation  du  monde 
qui  les  doit  sauver.  Et  voilà  ,  mes  chers  auditeurs  , 
tout  le  plan  du  discours  que  j'ai  à  vous  faire.  Appli- 
quez-vous ,  s'il  vous  plaît ,  à  deux  propositions  que 
j'avance,  et  qui,  sans  rien  confondre  dans  les  de- 
voirs de  l'homme  du  monde  et  de  l'homme  chré- 
tien ,  vont  établir  deux  vérités  importantes  pour 
vous.  Le  monde  au  milieu  duquel  vous  vivez ,  a 
deux  pernicieux  effets:  il  nous  dissipe  et  il  nous  cor- 
rompt. Il  nous  dissipe  par  la  multitude  et  la  super- 


ET    LA   FUITE    DU    MONDE.  87 

flailé  des  soins  qu'il  nous  allire  ;  et  il  nous  corrompt 
par  les  occasions  et  les  engagemens  du  pe'ché  où  d 
nous  jelle.  Nous  devons  donc  prendre ,  pour  nous 
garantir  de  ces  deux  désordres,  le  plus  excellent 
moyen  ,  qui  est  une  sainte  retraite  pratique'e  et  fidè- 
lement observée  dans  chaque  condition  selon  les 
règles  de  la  prudence  chrétienne  ;  parce  que  c'est 
ainsi  que  nous  éviterons  et  la  dissipation  du  monde  , 
et  la  corruption  du  monde  :  la  dissipation  du  monde 
qui  nous  empêche  de  vaquer  à  Dieu  ,  et  la  corrup- 
tion du  monde  qui  nous  fait  perdre  l'esprit  de  Dieu. 
Quel  remède  plus  efficace  contre  l'un  et  l'autre ,  qnt 
de  se  retirer  du  monde  et  de  le  fuir  ?  Je  dis  de  s'en 
retirer  à  certains  temps,  et  autant  qu'il  est  néces- 
saire pour  nous  recueillir  et  pour  s'adonner  aux  exer- 
cices du  salul  ;  et  je  dis  même  de  le  fuir  absolument , 
et  de  n'y  plus  retourner  dès  qu'il  nous  devient  un 
sujet  de  scandale  et  qu'il  nous  égare  de  la  voie  du 
salut.  De  s'en  retirer  à  certains  temps  comme  chré- 
tiens ,  et  de  le  fuir  absolument  comme  pécheurs  : 
de  s'en  retirer  à  certains  temps  comme  chrétiens  , 
afin  qu'il  ne  nous  fasse  pas  négliger  les  pratiques  du 
christianisme  en  nous  dissipant;  et  de  le  fuir  abso- 
lument comme  pécheurs ,  afin  qu'il  ne  nous  conduise 
pas  à  la  perdition  en  nous  corrompant.  Mais  que 
faisons-nous?  à  deux  obligations  si  essentielles ,  nous 
opposons,  pour  les  éluder,  deux  prétextes,  l'un 
fondé  sur  les  soins  temporels,  et  l'autre  sur  les  eii- 
gagemens  du  péché  ,  que  nous  prétendons  être  insé- 
parables de  notre  condition.  Je  m'explique.  Parce 
qu'on  vit  dans  une  condition  occupée  des  atfaires  du 


38  SUR  l'éloignement 

monde ,  et  continuelleTnent  exposée  aux  tentations 
du  monde,  on  se  figure  celle  retraite  et  cette  fuite 
du  monde  ,  à  quoi  je  viens  vous  exhorter  ,  comme 
ime  chose  impraticable  ,  gémissant  d  une  part  sous 
le  jong  du  monde  qui  nous  domine  ,  et  ne  faisant 
«i'iùlleurs  nul  effort  pour  s'en  délivrer.  Or,  je  sou- 
tiens que  ces  deux  prétextes  n'ont  nul  fondement 
solide  ;  et  dans  la  première  partie ,  je  veux  vous 
montrer  que  les  occupations  et  les  soins  du  monde 
ne  peuvent  jamais  dispenser  un  homme  chrétien  de 
s'éloigner  quelquefois  du  monde  qui  le  distrait,  et 
d'avoir  dans  la  vie  des  temps  spécialement  consacrés 
à  l'alTaire  de  son  salut.  Dans  la  seconde  ,  je  vous 
ferai  voir  que  tous  les  engagemens  du  monde  ne  jus- 
tifieront jamais  devant  Dieu  un  homme  pécheur,  de 
li'avoir  pas  fui  même  absolument  le  monde  qui  le 
pervertissoit,  et  de  n'y  avoir  pas  renoncé  pour  jamais , 
afin  de  mellie  en  assurance  l'atTaire  de  son  salut,  La 
matière  demande  toute  votre  attention. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

II  faut  être  chrétien  ;  et  dans  la  condition  de  chré- 
tien ,  il  faut  travailler  à  l'aO'aire  essentielle  et  capi- 
tale ,  qui  est  celle  du  salut  éternel.  Il  est  donc  juste  , 
et  même  d'une  absolue  nécessité  ,  de  vivre  ,  quoi— 
qu'au  milieu  du  monde,  non-seulement  dans  l'es- 
prit ,  mais  à  certains  temps  réglés  dans  l'usage  d'une 
séparation  convenable  et  d'un  saint  éloignement  du 
monde.  C'est  la  conséquence  que  je  vais  ésabiir 
d'abuid ,  et  à  lac^uelle  je  vous  ferai  voir  eusiule  t^ue^ 


ET   LA   FUITE   DU   MONDE.  89 

la  prudence  du  siècle  ,  toute  présomptueuse  qu'elle 
est ,  ne  peut  rien  opposer  que  de  vain  et  de  frivole. 
Je  fonde  cette  conséquence  sur  le  premier  devoir 
chrétien  qui  a  le  salut  pour  objet.  Car  pour  parvenir 
à  ce  bienheureux   terme  du  salut,  et  pour  ne  rien 
omettre  dans  l'exéculion  de  tout  ce  qui  s'y  rapporte, 
qui  me  donnera  des  ailes  ,   disoit  David  ,   comme 
celles  de  la  colombe,  afin  que  je  prenne  mon  vol  et 
que   je  puisse   trouver  du   repos  :  Quis  dahit  mihî 
pennas  sic.ul  columhœ ,  et  yoltiho  ,  et  requiescam  (  1  )  ? 
Ah  î  Seio^neur  ,  ajoutoii-il ,  voici  le  secret  que  vous 
m'avez  appris  pour  cela.  Je  me  suis  éloigné  du  monde 
(c'est  un  roi  qui  parle  ,  chrétiens),  je  me  suis  éloi- 
i;ué  du  monde,  qui  est  la  cour  ;  je  me  suis  fait  ui.e 
solitude  où  je  me  suis  enfermé  :  Ecce  elongavi  fu- 
giens ,  et  mansi  in  soUiudine  (2).  En  effet ,   c'est 
dans  la  retraite  et  la  séparation  du  monde  qu'onr 
trouve  ce  repos ,  oii  Ton  apprend  à  connoître  Dieu  > 
où  l'on  étudie  les  voies  de  Dieu  ,  où  l'on  se  remplit 
de  la  crainte  des  jugemens  de  Dieu.  C'est  là  ,  qu'en 
présence  de  la  majesté  de  Dieu ,  on  examine  le  passé  , 
un  règle  le  présent ,  on  prévoit  l'avenir,  on  appro- 
fondit ses  obligations,  on  découvre  ses  erreurs,  on 
déplore  ses  misères  ,  on  se  confond  de  ses  lâchetés  ^ 
on  se  reproche  ses  infidélités.  Et  comment  peut-on 
espérer  de  faire  tout  cela  dans  le  tumulte  et  l'em- 
barras du  monde?  Quel  moyen,  dit  saint  Bernard, 
de  pénétrer  avec  un  juste  discernement ,  et  les  choses 
qui  sont  au-dessus  de  nous,  c'est-à-dire,  un  pre- 
mier principe  ,  une  fin  dernière  ,  un  souverain  bicî3> 


4o  SUR   L'ÉLÛIGrstMiiNr 

qui  est  Dieu ,  pour  nous  y  élever  par  les  exercices 
d'une  pure  et  solide  religion  ;  et  les  choses  qui  sont 
îia-dessous  de  nous,  c'est-à-dire,  les  besoins  des 
liomnies  que  la  Providence  nous  a  soumis  comme 
inférieurs,  pour  y  descendre  par  la  pratique  d'un  vrai 
et  charitable  zèle  ;  et  les  choses  qui  sont  autour 
de  nous ,  c'est-à-dire  les  devoirs  infinis  qui  nous 
lient  comme  égaux  à  notre  prochain  ,  pour  y  sa- 
tisfaire et  pour  en  remplir  la  mesure  dans  léiendue 
d'une  exacte  justice  ?  quel  moyen  d'accomplir  toutes 
ces  obligations  ,  tandis  que  le  monde  nous  obsède 
et  que  nous  sommes  occupés ,  ou  plutôt  possédés» 
du  monde  ?  Quel  moyen  ,  poursuit  le  saint  docteur  , 
de  goûter  les  fruits  de  la  prière ,  de  se  sanctifier  par 
les  oeuvres  de  la  pénitence  ,  d'être  attentif  aux  mys- 
tères du  redoutable  sacrifice  ,  de  participer  en  esprit 
et  en  vérité  à  la  grâce  des  sacremens ,  de  répandre 
son  ame  devant  Dieu  par  l'humilité  de  la  confession  , 
de  s'unir  spirituellement  à  Jésus-Christ  par  la  com- 
munion ,  en  un  mot ,  de  travailler  à  ce  grand  ou- 
vrage de  la  réformation  de  nos  mœurs ,  et  de  se  pré- 
parer à  la  mort ,  si  l'on  ne  prend  soin  de  se  retirer 
quelquefois  comme  Moïse  sur  la  montagne ,  ou  selon 
le  précepte  de  l'évangile  ,  si  l'on  ne  rentre  souvent 
dans  l'intérieur  de  son  ame  ;  et  là  les  portes  des  sens 
fermées:  Clauso  ost'io  (i),  sans  autre  témoin  que 
le  Père  céleste ,  si  l'on  ne  traite  avec  lui  et  avec  soi- 
même  de  tout  cela?  11  faut  donc  pour  tout  cela 
s'éloigner  du  monde  ,  et  à  l'exemple  des  Israélites  , 
qui  n'ont  été  pour  nous  qu'une  figure  de  ce  que 

(i)  Matth.  6. 


ET    LA    FUITE    DU    MONDE.  4^ 

nous  devions. pratiquer,  il  faut  soriir  de  l'Egy^ue 
pour  aller  sacrifier  au  Seigneur  dans  le  désert.  Par- 
lons plus  simplement  :  il  faut ,  sans  quitter  le  monde, 
éviter  la  dissipation  du  monde  ,  parce  qu'il  n'y  a 
personne  de  nous,  qui,  par  proportion,  ne  doive 
dire  aussi  bien  que  Jésus-Christ:  Quia  in  his  quœ 
Patris  met  sunt,  oportet  me  esse  (i)  ;  comme  chré- 
tien ,  il  faut  que  je  m'applique  par-dessus  tout  au 
service  de  mon  Dieu  et  à  l'importante  afiaire  de  mon 
salut. 

Voilà  la  maxime  dont  tous  les  sages  ,  je  dis  les 
sages  chrétiens,  sont  convenus  ,  et  dont  notre  expé- 
rience propre  a  dû  nous  convaincre.  Or ,  à  cela  , 
encore  une  fois  ,  la  prudence  humaine ,  qui  est  celle 
des  enfans  du  siècle  ,  croit  avoir  droit  d  alléguer  pour 
obstacles  les  soins  temporels ,  prétendant  qu'il  est  im 
possible  d'accorder  les  devoirs  du  monde  avec  cet  es- 
prit de  recueillement  et  de  séparation  du  monde  que 
le  soin  du  salut  exige  ;  et  c'est  ici  que  j'ai  besoin  , 
non  pas  de  l  attention  de  vos  esprits,  que  ce  sujet 
par  lui-même  soutient  assez  ,  mais  de  toute  la  ferveur 
de  votre  foi ,  dont  dépend  tout  l'eflet  que  je  m'en 
promets. 

Car  ,  pour  commencer  à  détruire  une  erreur  aussi 
pernicieuse  ,  et  néanmoins  aussi  commune  et  aussi 
répandue  que  celle-là  ,  je  demande,  et  c'est  la  pre- 
mière raison:  le  soin  de  l'inutile  et  du  superflu  peut- 
il  jamais  excuser  la  négligence  du  nécessaire  ?  l'ap- 
plication à  ce  qui  n'est  que  l'accessoire  peut-elle 
servir  de  prétexte  à  l'oubli  du  principal ,  et  l'emprcs- 

(i)  Lac.  2. 


'42  SUR  l'éloignement 

semenl  pour  les  moyens  peut-il  justifier  l'abandon 
de  la  fin  ?  Voilà  cependant  l'abus  grossier  et  visible 
où  nous  tombons  autant  de  fois  que  nous  nous  op- 
posons à  nous-mêmes  les  soins  du  monde  pour  au- 
toriser nos  dissipations  ,  qui  sont  extrêmes  par  rap- 
port au  salut.  Car,  reconnoissons-le  de  bonne  foi  , 
puisque  c'est  un  principe   incontestable  :  Dieu  ne 
310US  a  pas  appelés  (  je  parle  au  commun  des  hommes , 
el  à  ceux  de  mes  auditeurs  dont  la  vie  se  réduit  à 
une  condition  particulière)  ,    Dieu  ne  nous   a  pas 
appelés  au  gouvernement  des  royaumes  et  des  em- 
pires ,  il  a  eu  d'autres  desseins  sur  nous.  Mais  quand 
ïious  serions  chargés  de  toutes  les  affaires  d'un  Etat , 
que  nous  aurions  à  répondre  de  tout  ce  qu'il  peut 
y  avoir  de  plus  important  et  de  plus  grand  dans  ce 
ministère  ,  ayant  la  foi  ,  nous  sommes  trop  éclairés 
pour  ignorer  que  ces  soins  d'un  Etat ,  comparés  au 
salut  éternel  ,  sont  choses  accidentelles ,  choses  in- 
différentes ,  choses  vaines ,  et  même  choses  de  néant. 
Les  réduisant ,  comme  je  fais  ,  à  celte  comparaison, 
je  ne  crois  pas  en  dire  trop  ;  et  nous  ne  pouvons  , 
au  contraire  ,  disconvenir  que  le  salut  est  proprement 
cette  substance  des  biens  que  nous  attendons,  ainsi 
que    parle   saint   Paid   ;    Sperandarum   substantia 
Tcrum  (i)  ;  que  c'est  en  ce  seul  point  où  ,  selon  la 
pensée  du  Sage  ,  consiste   tout  l'homme  :  Hoc  est 
enim  omnis  homo  (2)  \  que  c'est  cette  chose  unique 
pour  laquelle  David  croyoit  aussi  devoir  s'intéresser 
uniquement,   quand  il  disoit  à  Dieu  :  Eruc  à  fra- 
mea  ,  Deus  ,  anirnam  meam ,  et  de   manu  cams 

(i^îlcbr.  11.  —  (9.}  E'jcl.  12, 


ET   LA   FUITE   DU   MONDE.  '4';^ 

vnicam  meam  (i).  Nous  savons,  dis-je  que  tout  ce 
qui  s'appelle  affaire  du  monde  ,  et ,  si  vous  voulez 
même  ,  afTaire  d  Elat ,  quelque  idée  que  nous  nous 
en  formions  ,  ne  sont  tout  au  plus  que  des  moyens 
pour  arriver  à  la  fm  où  Dieu  nous  destine  ,  et  que 
le  salut  est  celte  fin  qui  doit  couronner  tout  le  reste  ; 
mais  hors  de  laquelle  tout  le  reste  ,  sans  en  excepter 
l'homme  même  ,  n'est  traité  par  le  Saint-Esprit  que 
de  vanité  et  de  vanité  universelle  :  Vcrumtamen  uni- 
t'crsa  ^anitas ,  omnis  homo  vii'ens  (2).  N'est-il 
donc  pas  bien  étrange  que  de  cette  vanité  nous  osions 
nous  faire  une  raison  pour  nous  maintenir  dans  le 
plus  essentiel  de  tous  les  désordres  ,  et  que  nous 
prétendions  nous  prévaloir  de  celte  vanité,  c'est-à- 
dire  ,  des  affaires  du  monde  ,  pour  justifier  nos  tié- 
deurs ,  nos  froideurs,  nos  langueurs  ,  disons  mieux  , 
aios  assoupissemens  ,  nos  relâchemens ,  nos  insen- 
sibilités et  nos  endurcissemens  à  l'égard  du  salut  ? 
Ah  !  chrétiens,  le  bon  sens  même  condamne  celle 
conduite  ,  et  c  est  ce  que  le  Fils  de  Dieu  fit  si  bien 
entendre  à  Marthe  par  ces  courtes  paroles ,  mais  si. 
touchantes  :  MartJia  ,  Martha  ,  sollicita  es  ,  et 
turbaris  erga  plurima  (3)  ;  Vous  vous  empressez  , 
lui  dit-il ,  Marthe  ,  et  vous  vous  troublez  de  beau- 
coup de  soins;  mais  dans  ces  prétendus  soins,  et 
dans  le  service  que  vous  pensez  me  rendre ,  il  y  a 
de  la  confusion  et  de  l'erreur.  Pour  une  seule  chose 
nécessaire  ,  vous  vous  en  figurez  plusieurs  :  en  cela 
consiste  votre  erreur  ;  et  pour  ces  plusieurs  super- 
flues, vous  abandonnez  la  seule  nécessaire;  c'est  ce 

(j)  Pial.  2.i.  —  (  >)  Pi^al.  3S.  —  '~.)  Liic.  i'^. 


4^  SUK    LÉLUIGNEMENT 

qui  VOUS  jeile  dans  la  confusion  ei  dans  le  iroubie. 
Au  lieu  de  vous  appliquer  à  inoi  ,  vous  vous  em- 
barrassez pour  moi.  Je  suis  ici  pour  vous  faire 
goûter  le  don  du  ciel,  et  vous  vous  inquiétez  inii- 
tilement  pour  me  préparer  des  viandes  péris^sablcs 
et  matérielles  :  à  force  de  vouloir  être  officieuse  , 
vous  m'oubliez  et  vous  vous  oubliez  vous-même; 
Ainsi  vous  renversez  l'ordre  ,  et  vous  perdez  ,  sans 
y  penser  ,  le  mérite  et  le  fruit  de  votre  action  , 
par  le  dérèglement  et  par  l'imprudence  de  votre 
distraction.  C'est  la  paraphrase  que  font  les  Pères  de 
ce  passage  :  Sollicita  es  ,  et  turharis  erga  plurimn. 
Sur  quoi  saint  Augu&tin  fait  une  réflexion  bien  judi- 
cieuse et  bien  capable  de  nous  édifier.  Car  ,  prenez 
garde  ,  dit  ce  saint  docteur  :  lorsque  Jésus-Chrisi 
faisoit  ce  reproche  à  Marthe  ,  à  quoi  Marthe  éloit- 
elle  occupée  ?  à  faction  la  plus  sainte  en  apparence , 
à  un  devoir  d'hospitalité  que  la  charité  et  la  religion 
sembloient  consacrer  également ,  puisqu'il  étoit  im- 
médiatement rendu  à  la  personne  d'un  Dieu.  Que 
peut-on  dire  de  plus  ?  cependant  tout  cela  ne  peut 
la  sauver  du  blâme  d'une  dissipation  extérieure  douï 
elle  parut  coupable  au  Sauveur  du  monde  ,  ni  em- 
pêcher que  ce  divin  Sauveur  ne  la  condamnât.  Que 
sera-ce  donc  ,  mes  frères ,  reprend  saint  Augustin . 
que  sera-ce  de  vous  dont  les  occupations  n'ont  rien 
communément  que  de  profane  et  de  mondain  ? 
Pensez-vous  que  les  fonctions  d'une  charge,  que 
les  inquiétudes  d'un  procès  ,  que  les  mouvemens 
d'une  intrigue  ,  que  vos  divcrtissemens  ou  vos  cha- 
giins,  que  mille  autres  sujets  boieul  en  votre  faveur 


ET   LA   FUlit    t)U    MONDE.  45 

de  plus  solides  raisons  devant  Dieu  ,  que  le  zèle  de 
celte  servante  de  Jésus-Christ  ?  et  puisque  la  ferveur 
même  de  sa  piété  ne  fut  pas  pour  elle  une  excuse 
légitime  ,  pouvez-vous  croire  que  Dieu  recevra  les 
vôtres  ,  fondées  sur  votre  ambition  ou  sur  votre 
cupidité  ? 

Or  ,  c'est  ici  que  l'aveuglement  des  hommes ,  si 
j'ose  parler  de  la  sorte ,  me  paroît  monstrueux  : 
pourquoi?  (ne  perdez  pas  cette  pensée  :  elle  est  de 
saint  Ambroise  ,  et  digne  de  lui  )  parce  que  ,  si  nous 
suivons  seulement  la  première  impression  que  la  foi 
nous  donne  ,  dans  la  concurrence  de  l'une  et  de 
l'autre,  la  difficulté  ne  devroit  pas  être  pour  nous  de 
de  conserver ,  même  au  milieu  du  monde  ,  ce  re- 
cueillement et  cette  application  d'esprit  nécessaire 
pour  vaquer  au  salut  :  mais  notre  grande  peine  , 
supposé  l'idée  que  nous  avons  du  salut ,  seroit  au 
milieu  des  ferveurs  que  nous  inspireroit  le  chris- 
tianisme j,  et  qui  ne  s  éteindroient  jamais ,  de  faire 
quelque  attention  à  certains  devoirs  extérieurs  où 
nous  engage  le  monde.  Cependant  qu'arrive-t-il  ? 
tout  le  contraire.  Car  ,  au  lieu  que  rattachement 
au  salut  devroit  nous  mettre  souvent  en  danger  de 
manquer  à  ces  devoirs  extérieurs  du  monde  ,  par 
un  effet  bien  opposé  ,  ce  sont  ces  devoirs  extérieurs 
du  monde  qui  nous  détournent  des  exercices  du 
salut;  et  au  lieu  que  dans  la  conjoncture  d'une  in- 
compatibilité véritable  entre  ces  devoirs  extérieurs 
du  monde  et  le  soin  du  salut ,  nous  devrions  dire  à 
Dieu  :  Seigneur,  ne  me  faites  pas  un  crime  de  telles 
et  telles  négligences  ,  par  rapport  à  ce  que  je  devois 


4G  SUR    L'f';L01GMEMENT 

aux  honniies  ;  jV-lols  trop  occiipé  do  vons  pour 
penser  à  eux  ;  nous  sommes  lédulis  à  la  nécessité' 
honteuse  de  confesser  notre  misère  ,  en  disant  : 
Seigneur,  pardonnez-moi  le  malheur,  oupluiôile 
crime  où  j'ai  vécu  ;  j'étois  trop  occupé  du  monde 
et  de  ses  alFaires  pour  penser  a  vous  ,  et ,  à  force 
de  traiter  avec  les  hommes  ,  jai  perdu  le  souvenir 
de  ce  que  je  vous  devois  et  de  ce  que  je  me  dois  à 
moi-même.  Doii  vient  cela  ,  demande  saint  Am- 
broise  ?  d'un  manque  de  foi  et  d'un  raisonnement 
pratique  ,  mais  déplorable  ,  sur  lequel  nous  faisons 
rouler,  si  nous  n'y  prenons  garde  ,  toute  notre  vie. 
Je  le  répèle  ,  parce  qu'au  lieu  de  poser  pour  fonde- 
ment :  Je  chercherai  le  royaume  de  Dieu,  et  puis 
je  satisferai ,  s'il  m'est  possible  ,  aux  obligations  que 
m'impose  le  monde  ;  nous  renversons  la  proposi- 
tion ,  et  nous  disons  :  Je  satisferai  aux  obligations 
que  m'impose  le  monde  ,  aux  bienséances  ,  aux  lois, 
aux  coutumes  que  me  prescrit  le  monde  ,  j'entre- 
tiendrai les  commerces  que  j'ai  dans  le  monde  ,  je 
ferai  la  figure  et  te  personnage  d'un  homme  du 
monde  ;  et  puis  je  chercherai  ,  s'il  se  peut  ,  le 
royaume  de  Dieu.  Il  est  vrai  qu'on  ne  le  dit  pas  si 
grossièrement ,  parce  que  notre  raison  même  en 
seroit  choquée;  mais  il  y  a  un  langage  d'action  qui 
le  dit  pour  nous.  Car  que  signifient  ,  d'une  part  , 
cette  assiduité  ,  cette  activité,  cette  chaleur  et  celte 
âpreté  avec  laquelle  nous  entrons  dans  tout  ce  qui 
est  des  intérêts  du  monde  ;  et  de  l'autre  ,  la  pesan- 
teur ,  le  dégoût  et  la  lâcheté  que  nous  faisons  paroiîre 
quand   il  est  question  de    travailler  pour  le  salut  ? 


ET    LA    FUITE    DU    MONDE.  4; 

que  veut  dire  cela  ,  sinon  ce  que  je  viens  de  ma.- 
qiier,  savoir,  que  nous  péchons  dans  le  principe  , 
et  que  1  affaire  du  salut  ne  tient  rien  moins  dans 
noire  estime  que  le  rang  qu'elle  y   doit  tenir  ? 

Mais  venons  au  détail ,  et  passons  à  la  seconde 
raison.  Je  parle  à  un  homme  du  siècle  ,  et ,  le  pre- 
nant pour  juge  dans  sa  propre  cause  ,  je  lui  montre 
combien  il  est  déraisonnable  de  prétendre  justifie'/ 
son  éloignement  de  Dieu  et  sa  négligence  dans  Taf- 
faire  du  salut  ,  par  la  vie  extérieure  et  dissipée  qu'il 
se  plaint  d'être  obligé  de  mener  dans  le  monde. 
Car  voici  le  raisonnement  que  je  lui  fais.  Vous  dites , 
chrétien  ,  que  les  soins  du  monde  vous  accablent  , 
et  que  c'est  ce  qui  vous  empêche  de  ménager  ces 
momens  précieux  de  considération  et  de  retraite  que 
demande  le  salut.  Et  moi  je  vous  réponds  ,  que  ce 
que  vous  apportez  pour  excuse,  est  d'abord  ce  qui 
vous  condamne  ;  pourquoi?  parce  qu'il  n'y  a  point 
de  soins  temporels  ,  pour  pressans  et  pour  légliimes 
que  vous  les  conceviez  ,  dont  Dieu  ne  vous  défende 
de  vous  laisser  accabler  ;  et  parce  qu'il  est  certain 
que  cet  accablement  que  vous  allé-guez  est  justement 
le  premier  de  tous  les  désordres.  Or ,  d'excuser  un 
désordre  par  un  autre  désordre  ,  est-ce-bien  se 
justifier  auprès  de  Dieu?  En  effet,  s'il  n'étoit  ques- 
tion que  de  parler  ici  en  philosophe  ,  et  d'établir 
cetle  vérité  sur  les  principes  de  la  morale,  je  vous 
dirois  que  l'un  des  caractères  les  moins  soulenables  , 
même  selon  le  monde,  est  de  paroître,  ou  d'être 
accablé  des  soins  du  monde  ,  puisqu'il  ne  peut  avotc 
pour  cause  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux,  foibles , 


/^8  SUR  l'iîloignement 

ou  de  s'embarrasser  de  peu  ,  ou  de  se  charger  dé 
trop.  Que  de  s'embarrasser  de  peu  ,  c'est  petitesse 
d'esprit ,  et  que  de  se  charger  de  trop  ,  c'est  indis- 
crétion et  folie  :  voilà  ce  que  j'aurois  à  vous  re- 
montrer. Mais  parce  que  vous  attendez  de  moi 
quelque  chose  de  plus  louchant ,  et  que  mon  mi- 
lîistère  doit  m'élever  au-dessus  de  la  morale  des 
païens ,  en  consultant  les  oracles  des  Pères  de  l'E- 
glise ,  écoutez ,  chrétiens ,  les  belles  maximes  que 
que  saint  Bernard  don noit  là- dessus  à  un  souverain 
pontife. 

Gétoit  un  pape  ,  autrefois  son  disciple  et  son 
religieux  ,  mais  qui ,  tiré  du  cloître  et  de  la  solitude  , 
avoit  été  choisi  pour  remplir  le  siège  de  saint  Pierre. 
Par  ime  malheureuse  fatalité  ,  ce  changement  de 
condition  sembloit  lui  avoir  changé  l'esprit  et  le 
cœur;  car  il  s'éloit  d'abord  jeté  si  avant  dans  les 
occupations  qui  accompagnent  cette  dignité  suprême , 
qu  il  sembloit  avoir  renoncé  à  l'exercice  de  la  mé- 
ditation des  choses  de  Dieu  ,  et  à  l'étude  de  soi- 
même.  Et  parce  que  saint  Bernard  ,  qui  le  remar- 
quoit  el  qui  s'en  aOligeoit,  avoit  toujours  conservé 
pour  lui  un  zèle  affectueux  que  sa  prudence  savoit 
fort  bien  accorder  avec  le  respect  dii  à  un  souve- 
rnin  pontife  ,  voici  en  quels  termes  il  lui  en  témoi- 
gnoit  son  ressentiment  :  comprenez-le ,  mes  chers 
auditeurs  ,  et  que  chacun  ,  à  proportion  ,  s'en  fasse 
une  règle  pour  la  conduite  de  sa  vie.  Ah  !  saint  Père  , 
lui  disoit-il  ,  souffrez  ma  liberté,  puisque  c'est  pour 
vous-même  que  Dieu  me  l'inspire.  Vous  travailler 
beaucoup  ,  je  le  sais;  mais,  s'il  m'est  permis  de 

vous 


ET    LA   FUITE    DU    MONDE.  49 

VOUS  donner  l'avis  salutaire  que  Jelhro  donna  à  Moïse , 
vous  vous  épuisez  dans  un  travail  aussi  stérile  et 
aussi  vain  qu  il  vous  paroît  spécieux  et  important  : 
Sed  si  licet  alterum  me  tihi  exhihsre  Jethro  ,  stulto 
lahore  consiimcris.  Et  quelle  sagesse  ,  continuoit-il , 
est  celle-là  ,  de  vivre  éternellement  dans  le  tumulte 
et  le  bruit  des  affaires  ;  d'être  continuellement  assiégé 
d'hommes  intéressés  ,  d'hommes  dissimulés ,  d'hom- 
mes passionnés  ;  de  passer  les  jours  et  les  années 
à  négocier,  à  délibérer  ,  à  décider  des  intérêts  d'au- 
Irui  ,  à  recevoir  des  plaintes,  à  donner  des  ordres, 
à  tenir  des  audiences  et  des  conseils ,  sans  examiner 
devant  Dieu  si  l'on  s'acquitte  de  tout  cela  selon  la 
droiture  et  l'exactitude  de  sa  lui  ?  Je  conviens  que 
vous  êtes  le  premier  à  déplorer  cet  abus  ;  mais  en 
vain  le  déplorez-vous ,  si  vous  ne  vous  mettez  en 
peine  de  le  corriger  :  Scio  te  hoc  ipsum  deplorare , 
sed  frustra  ,  ni  et  emendare  studueris.  J'avoue  que 
cet  abus ,  tout  abus  qu'il  est ,  fatigue  même  votre 
patience  ;  mais  à  Dieu  ne  plaise  que  j'approuve  en 
ceci  votre  patience  ;  car  il  est  quelquefois  bien  plus 
louable  d'être  moins  patient  ;  Interdùm  enim  ,  et 
impatientem  esse  laudahilius  est  ;  et  c'est  une  illu- 
sion de  penser  qu'en  se  livrant  aveuglément  au 
monde  et  oubliant  le  soin  de  son  ame  ,  on  ait  le 
mérite  de  la  patience  ,  qui  est  l'oeuvre  parfaite  de 
l'homme  juste. 

Quel  est  donc ,  me  direz-vous ,  le  remède  ù  ce  mal  ? 

le  voici.  C'est ,  poursuivoit  saint  Bernard  ,  que  vous 

fassiez,  s'il  est  besoin  ,  les  derniers  efforts  pour  vous 

affranchir  de  cette  servitude.  C'est  que  dans  la  place 

TOME  Yii.  4 


5o  SUR  l'éloignemenï 

où  Dieu  vous  a  mis  ,  au  lieu  d'être  esclave  des  af- 
faires 5  par  une  supériorité  de  vertu  ,  vous  vous  en 
rendiez  le  maître.  C'est  qu'avant  de  vous  répandre 
au  dehors  par  cette  multitude  de  soins  ,  vous  vous 
recueilliez  au  dedans  de  vous-même  par  la  considé- 
ration de  ce  que  vous  êtes  ,  et  de  la  fin  pour  laquelle 
vous  l'êtes.  C'est  que  pour  agir  sûrement  et  parfai- 
tement ,  vous  cessiez  quelquefois  d'agir.  C'est  que 
vous  vous  partagiez  ,  pour  ainsi  dire  ;,  entre  le  Dieu 
que  vous  servez ,  et  les  hommes  que  vous  gouvernez; 
entre  le  commerce  du  monde  et  la  retraite  ;  entre 
la  prière  et  l'action.  C'est  que  vous  preniez  dans 
celle-là  des  forces  pour  celle-ci.  C'est  qu'à  l'exemple 
de  ces  animaux  mystérieux  dont  a  parlé  le  Prophète, 
vous  ayez  des  ailes  pour  vous  élever  dans  le  ciel  , 
aussi  bien  que  des  pieds  pour  vous  soutenir  et  pour 
marcher  sur  la  terre.  C'est  que  vous  comptiez  votre 
salut  parmi  les  occupations  ,  et  les  occupations  pres- 
santes de  votre  étal.  C'est  que  vous  commenciez  par 
vous-même  à  être  charitable  et  bienfaisant.  Si  vous 
voulez  être  tout  à  tous  ,  comme  saint  Paul  ,  à  la 
bonne  heure  ;  je  loue  votre  zèle  :  mais  pour  être  un 
zèle  de  Dieu ,  il  doit  être  plein  et  entier.  Or  com- 
ment le  sera-t-il ,  si  vous-même  en  êtes  exclus  ?  Quo- 
jnodb  aulem plenus ,  te  excluso  {\^?  N'êles-vous  pas 
du  nombre  des  hommes  ?  il  est  donc  juste  que  votre 
charité  pour  tous  les  hommes  s'étende  également 
iiur  vous  ;  ou  plutôt  il  est  juste  que  naissant  dans 
vous  ,  elle  vous  sanctifie  par  préférence  à  tous  les 
autres  hommes.  Car  pourquoi  seriez- vous  le  seul  qui 


ET   LA   FUITE   DU   MONDE.  5l 

ne  jouiriez  pas  de  vons-mêaie  :  Cur  solusfraydaris 
munere  tui  ?  Et  pourquoi  demeureriez-vous  à  sec  , 
tandis  qu'on  vient  à  vous  de  tous  côtés  comme  à  la 
source  publique?  Il  faut  ,  concluoit-il  .  saint  Père 
il  faut  une  fois  modérer  cet  empressement  qui  vous 
est  un  obstacle  à  tant  de  biens  ;  et  au  milieu  de  celte 
cour  qui  vous  environne  ,  il  faut  vous  édifier  une 
solitude  qui  soit  comme  le  sanctuaire  de  votre  arae  , 
où  vous  teniez  avec  Dieu  des  conseils  secrets  ,  et  où 
rentrant  chaque  jour  ,  même  au  plus  fort  des  agita- 
tions du  monde  ,  vous  conserviez  une  paix  solide. 
Voilà  comment  parloit  ce  saint  ,  et  comment  il  par- 
loit  à  un  pape  ,  c'est- à-  dire  à  un  homme  dont  les 
soins  dévoient  être  infinis  ,  et  qui  pouvoit  dire  aussi 
bien  que  l'Apôtre  :  Instaitia  mea  (juotidiana  solli" 
citudo  omnium  Ecclesicrum  (i).  Cependant  saint 
Bernard  ne  vouloit  pas  qu'il  lui  fût  permis  d'être 
accablé  d'affaires  ,  et  il  lui  faisoit  un  reproche  de 
cet  accablement  ;  et  il  exigeoit  de  lui  comme  une 
obligation  indispensable  ,  que  parmi  celte  foule 
d'affiiires  ,  il  eût  toujours  l'esprit  assez  libre  et  dé- 
gagé pour  pensera  son  salut  éternel.  Croirions-nous, 
chrétiens  ,  que  l?s  soins  qui  nous  occupent  soient  des 
prétextes  plus  légitimes  pour  nous  divertir  de  la 
pensée  du  nôtre  ? 

Mais  ,  dites-vous ,  il  éloit  bien  aisé  à  un  solilaire 
comme  saint  Bernard  ,  de  lenir  ce  langage  ;  et  on 
auroit  pu  lui  répondre  ,  qu'étant  par  sa  profession 
séparé  du  monde  ,  il  ne  lui  appartenoit  pas  de  con- 
damner ceui  que  la  Providence  avoit  engagés  dans 

(i)  2.  Cor.  II 

4. 


02  SUR    l'ÉLOIGNEMENT 

les  emplois  du  monde.  Vous  vous  trompez  ,  mes 
cliers  auditeurs  ;  il  lui  appaitenoit  de  les  condam- 
ner ,  et  celte  censure  lui  convenoil  admirablement. 
C'éloit  un  solitaire  ,  il  est  vrai ,  mais  un  solitaire  qui 
avoit  lui-même  au  dehors  plus  d  occupations  que  la 
plupart  de  nous  n'en  auront  jamais.  Il  étoit  consulté 
de  toute  la  terre  ;  il  se  irouvoit  chargé  d'une  infinité 
de  négociations  importantes  ;  il  pacifioit  les  Etats  , 
il  apaisoit  les  schismes  de  l'Eglise  ,  il  entroit  dans 
les  conciles  ,  il  portoil  des  paroles  aux  rois  ,  il  ins- 
truisoit  les  évêques  ,  il  gouvernoit  un  ordre  entier, 
il  étoit  le  prédicateur  et  l'oracle  de  son  temps.  Que 
faisons-nous  qui  soit  comparable  à  tout  cela  ?  Or  , 
c'est  ce  qui  nous  doit  confondre  ,  de  voir  que  ce 
grand  homme  ,  appliqué  à  tant  de  choses  ,  vécût 
néanmoins  dans  une  profonde  paix  ,  et  que  nous  , 
faisant  si  peu  ,  nous  soyons  vSans  cesse  dans  le  trou- 
ble ;  que  sa  solitude  intérieure  le  suivît  partout ,  et 
que  l'embarras  du  monde  ne  nous  quitte  jamais  ; 
qu'il  fût  toujours  en  état  de  s'élever  à  Dieu  ,  et  que 
lorsqu'il  faut  approcher  de  Dieu  nous  nous  trou- 
vions sans  cesse  hors  de  nous-mêmes  ,  n'accomplis- 
sant qu'avec  un  esprit  distraite!  dissipé  les  plus  saints 
devoirs  du  christianisme.  Voilà  ,  dis-je  ,  ce  qui  fait 
notre  condamnation. 

Mais  enfin  tel  est  l'assujettissement  de  ma  condi- 
tion ,  qui  malgré  moi-même  me  détourne  de  Dieu 
et  m'ôte  l'attention  à  mon  salut.  Car  voilà  le  der- 
nier retranchement  de  l'esprit  lâche  et  libertin  des 
hommes  du  siècle  :  à  quoi  je  réponds  deux  choses. 
Premièrement  ,  que  cela  même  présupposé  ,  vous 


ET   LA   FUITE   DU    MONDE.  53 

raisonnez-mal  ;  car  quand  je  conviendrois  avec  vous 
de  ce  que  vous  dites  ,  ce  seroit  toujours  être  insensé 
de  ne  pas  faire  du  salut  le  plus  essentiel  de  vos  soins. 
Je  ne  le  puis  dans  la  multitude  des  distractions  que 
ma  condition  m'attire.  Hé  bien  !  faudroit-il  conclure, 
je  renoncerai  donc  plutôt  à  cette  condition  ;  car  qui 
m'oblige  d'y  demeurer  ,  si  elle  est  aussi  opposée  à 
mon  capital  intérêt  que  je  la  conçois  ?  Il  est  néces- 
saire que  je  sois  chrétien  ;  mais  il  n'est  point  néces- 
saire que  je  sois  dans  un  tel  emploi.  D'autres  le  rem- 
pliront pour  moi,  mais  personne  ne  travaillera  pour 
moi  à  sauver  mon  ame.  Cet  emploi  me  tiendra  lieu 
d'un  établissement  selon  le  monde  ;  mais  il  seroit 
en  même  temps  ma  ruine  selon  Dieu  ;  et  puisque 
l'expérience  m'a  appris  qu'il  est  par  rapport  à  moi 
d'une  dissipation  incompatible  avec  le  christianisme 
que  je  professe  ,  je  ne  dois  pas  même  hésiter  à  suivre 
un  autre  parti.  Voilà  la  conséquence  qu'il  faudroit 
tirer ,  si  votre  condition  étoit  telle  que  vous  vous  la 
figurez.  Mais  je  dis  quelque  chose  de  plus  :  pour  vous 
détromper  de  l'erreur  où  vous  êtes  ,  je  soutiens  qu'il 
n'est  point  de  condition  dont  les  soins  ne  puissent 
s'accorder  avec  ce  recueillement  d  esprit  et  même  cet 
exercice  de  retraite  ,  nécessaire  pour  marcher  dans  la 
voie  du  ciel.  Et  la  preuve  en  est  évidente.  Autrement, 
dit  saint  Chrysostôme ,  Dieu  auroit  manqué  de  sagesse, 
et  de  bonté;  desagesse  si,  établissant  cette  condition  , 
il  ne  Tavoit  pas  pourvue  d'un  moyen  sans  lequel  il  est 
impossible  qu'elle  soit  ni  sainte,  ni  réglée;  deb;)nté, 
si  l't'n  ayant  pourvue  ,  il  y  avoit  appelé  des  hommes 
incapables  par  leur  foiblesse  d'user  de  ce  moyen. 


54  SUK  l'éloignement 

Or  ,  l'un  et  l'aulre  lui  est  injurieux  ,  puisqu'il  est 
vrai  que  Dieu  étant  ,  comme  il  l'est  ,  l'auieur  de 
toutes  les  conditions  ,  il  n'y  en  a  aucune  qu  il  ail  ré- 
prouvée de  la  sorte  ,  et  qu'au  contraire  il  est  de  la 
foi ,  que  plus  une  condition  semble  avoir  d'obstacles 
qui  lui  rendent  le  salut  difficile  ,  plus  elle  a  de  secours 
pour  les  surmonter. 

En  effet ,  ajoute  saint  Chrysostôme  ,  n'est-il  pas 
admirable  de  voir  que  les  conditions  du  monde  les 
plus  exposées  à  cet  accablement  prétendu  de  soins, 
sont  celles  oh  Dieu  ,  ce  semble  ,  a  pris  plaisir  de 
faire  paroUre  des  hommes  plus  occupés  de  leur  salut, 
et  plus  atîacliés  à  son  culte  ?  David  éioil  roi ,  et  ua 
roi  guerrier  ;  quel  exemple  n'avons-nous  pas  dans  sa 
personne  ?  Négligeoil-il  de  vaquer  à  Dieu  pour  pen- 
ser à  son  éiat ,  et  négligeoil-il  son  état  pour  ne  va- 
quer qu'à  Dieu?  Il  concilioit  l'un  et  l'autre  parfaite- 
tement.  Dans  le  fort  des  affaires  publiques  ,  il  irou- 
voil  des  momens  pour  se  retirer  ,  et  pour  prier  sept 
fois  le  jour  :  Sepiies  in  die  laudem  dixi  tihi  (i) ,  et 
au  milieu  de  la  nuit ,  il  sortoit  de  sa  couche  royale 
pour  méditer  la  loi  du  Seigneur  :  Media  nocle  sur- 
gebam  ad  confit  endiim  tihi  (2).  Cependant  il  s'acquit- 
loit  dignement  des  devoirs  de  roi  ;  il  soulenoii  des 
guerres  ,  il  meiioil  des  armées  sur  pied  ,  il  rcndoit 
la  justice  à  son  peuple,  il  prenoit  connoissance  de 
tout,  et  jamais  la  Judée  ne  fut  sous  un  règne  plus 
heureux  ni  plus  partait  que  le  sien.  Sans  chercher 
des  exemples  étrangers  ,  jamais  monarque  eul-il  de 
plus  grandes  entreprises  à  conduire  que  l'incompa- 

(i)Psalm.  118.  —  (j) //;:Vf. 


ET   LA    FUITE    DU    MONDE.  55 

rable  saint  Louis  ,  et  néanmoins  jamais  homme  fut-il 
plus  appliqué  et  plus  fidèle  aux  exercices  de  la  re- 
ligion ?  Pour  avoir  été  ,  comme  nous  le  savons ,  le 
conquérant  de  son  siècle  ,  l'arbitre  de  tous  les  diffé- 
rends des  princes  ,  et  le  prince  lui  même  ,  en  toutes 
manières  ,  le  plus  chargé  du  fardeau  de  la  royauté, 
en  éloit-il  moins  homme  d'oraison,  moins  recueilli , 
moins  fervent,  moins  adonné  aux  choses  de  Dieu? 
Après  cela  ,  oserons-nous  nous  plaindre  de  notre 
condition  ,  et  en  alléguer  les  soins  pour  justifier  nos 
dissipations  criminelles  au  regard  du  salut  ? 

Mais  dites -moi  ,  reprend  encore  saint  Chrysos- 
tôme  ,  ces  soins  que  vous  faites  tant  valoir  vous  em- 
péchent-ils  de  ménager  des  temps  de  retraite  quand 
on  vous  les  ordonne  pour  votre  santé  ,  quand  il  y 
va  de  votre  intérêt ,  quand  il  faut  satisfaire  une  pas- 
sion ,  quand  il  s'agit  même  de  vos  diverlissemens  ? 
Vous  trouvez-vous  alors  accablés  de  vos  emplois  et 
de  vos  charges  ?  et  quelque  pressans  qu'en  soient  les 
devoirs,  ne  savez  vouspas  bien  vousréserver  certaines 
heures  privilégiées  ?  Est-il  possible  que  vous  puissiez 
pour  tout  le  reste  ,  vous  séparer  du  monde  quand  il 
vous  plaît ,  et  qu  il  n'y  ait  que  le  salut  pour  quoi  vous 
ne  le  puissiez  pas?  Cela  me  paroîtsans  réplique.  Que 
si  quelqu'un  vouloil  remonter  jusqu'à  la  source  de  ce 
désordre  ,  en  deux  mots  ,  chrétiens  ,  le  même  saint 
Ghrysostôme  nous  la  découvre  par  celle  excellente 
remarque  :  C'est  qu'il  faut  bien  distinguer  ,  mes 
frères  ,  poursuit  ce  saint  docteur  ,  deux  sortes  de 
soins  dans  nos  conditions  ;  les  mis  que  Dieu  y  a 
attachés ,  et  les  autres  que  nous  y  ajoutons  nous- 


56  SUR  l'éloignement 

mêmes  ;  les  uns  qui  en  sont  les  suites  naturelles ,  et 
les  autres  qui  en  sont  le  trouble  et  l'embarras  j  les 
uns  auxquels  la  Providence  nous  engage  ,  et  les  au- 
tres où  nous  nous  ingérons.  Si  nous  n'étions  oc- 
pés  que  des  premiers ,  Dieu  les  ayant  réglés  par  sa  sa- 
gesse ,  ils  ne  déconcerleroienl  point  l'ordre  de  notre 
vie  ,  et  nous  laisseroieni  la  liberté  de  quitter  de  temps 
en  temps  le  commerce  des  hommes ,  pour  aller  en 
secret  traiter  avec  Dieu.  Mais  les  seconds  étant  sans 
règle  ,  et  par  conséquent  infinis ,  il  n'est  pas  étran- 
ge que  nous  y  puissions  à  peine  suffire.  Des  pre- 
miers soins  ,  notre  condition  ,  pour  ainsi  parler  ,  en 
est  responsable  ,  parce  qu'ils  lui  sont  propres  ;  mais 
elle  ne  l'est  point  des  seconds  ,  parce  qu'ils  sont  de 
nous.  Quand  donc  il  arrive  que  ces  soins  excessifs 
et  superflus  nous  font  oublier  Dieu ,  nous  sommes 
injustes  de  nous  en  prendre  à  notre  état ,  puisqu'en 
effet  ces  soins  sont  nos  soins  ,  et  non  point  ceux  de 
notre  état ,  et  qualors  la  parole  de  saint  Augustin  se 
vérifie  pleinement  en  nous  :  Et  isia  hominum  y  non 
rerum  ,  peccata  dicenda  sunt. 

Ainsi ,  chrétiens  ,  confessons  notre  injustice  ;  et 
dans  l'impuissance  où  nous  sommes  de  la  soutenir 
contre  taut  de  raisons ,  tirons-en  du  moins  le  fruit 
d'une  confusion  salutaire.  Disons  à  Dieu  avec  le  saint 
homme  Job  :  Verè  scio  quhd  non  justijiceiur  homo 
compositus  Deo  (i)  ;  Oui,  Seigneur,  je  le  sais,  et 
je  viens  d'en  être  convaincu,  qu'un  homme  aussi 
dissipé  que  je  le  suis  sur  tout  ce  qui  regarde  l'affaire 
du  salut ,  ne  peut  jamais  trouver  d'excuse  auprès  de 

(i)  Job.  9. 


ET   LA   FUITE   DU    MONDE.  5? 

VOUS.  Je  sais  que  pour  un  faux  prétexte  qu'il  peut 
avoir  de  celle  dissipation  ,  vous  lui  opposez  mille  ar- 
gumens  invincibles  qui  lui  ferment  la  bouche  :  Si 
volucrit  contendere  cum  eo  ,  non  poterit  ei  respon- 
dere  unum  pro  mille  (i).  C'est  ce  que  j'ai  compris, 
ô  mon  Dieu  !  et  désormais  je  ne  me  flatterai  plus  sur 
cela ,  en  imputant  à  mes  affaires  ce  que  je  ne  dois 
attribuer  qu'à  moi-même.  Si  ce  sont  des  affaires  inu- 
tiles ,  je  les  retrancherai.  Si  elles  sont  nécessaires , 
je  les  réglerai  ;  si  pour  les  accommoder  à  mes  devoirs , 
il  est  besoin  que  je  me  captive,  je  me  captiverai;  si 
dans  la  concurrence  d'une  obligation  plus  sainte,  il 
faut  que  je  les  abandonne,  je  les  abandonnerai;  si 
pour  m'assujettir  à  une  vie  plus  exacte  et  plus  re- 
tirée, il  ne  s'agit  que  de  renoncer  à  mille  amuse- 
mens  ,  qui  font  la  société  et  le  commerce  du  monde , 
j'y  renoncerai;  si  ce  renoncement  me  paroît  triste, 
j'en  supporterai  l'ennui,  et  je  vous  l'offrirai.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  me  ferai  une  loi  de  m'éloigner  du 
monde  à  certains  momens  ,  à  certains  jours  ,  et 
d'avoir  des  temps  destinés  au  repos ,  à  la  solitude , 
pour  les  employer  à  la  perfection  de  mon  ame  ,  et  à 
mon  salut.  Plus  je  serai  embarrassé  de  soins  et  d'af- 
faires ,  plus  je  me  croirai  dans  l'obligation  de  prati- 
quer celle  loi.  Plus  je  serai  du  monde,  plus  je  com- 
prendrai que  je  dois  m'attacher  à  ce  saint  exercice 
de  la  retraite  et  de  la  séparation  du  monde.  Bien 
loin  que  les  distractions  du  monde  m'en  détournent, 
c'est  ce  qui  m'y  portera ,  puisque  c'est  ce  qui  m'en 
fera  voir  la  nécessité.  Et  s'il  faut  enfin  sortir  tout  à 

(i)  Jûh.  9. 


58  sua  l'éloignement 

fait  du  monde  ,  el  le  fuir  absolument ,  non  plus  pour 
en  éviter  seulement  la  dissipation  ,  mais  la  corrup- 
tion 5  je  lui  dirai  un  éternel  adieu ,  et  j'en  sortirai. 
C'est ,  chréiie.ns  ,  un  autre  devoir  qui  nous  regarde 
comme  pécheurs,  eldont  j'ai  à  vous  entretenir  dans 
la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Le  monde  est  contagieux ,  et  nous  sommes  foibles  ; 
il  faut  donc  absolument  fuir  le  commerce  du  monde  , 
el  y  renoncer  pour  jamais,  dès  que  nous  voyons  qu'il 
nous  perverlit ,  et  que  nous  sentons  les  premières 
atteintes  de  sa  corruption.  Voilà  ,  chrétiens ,  la 
grande  règle  de  conduite  que  l'esprit  de  Dieu  a  de 
tout  temps  prescrite  aux  hommes  pécheurs ,  c'est- 
à-dire  ,  à  ceux  qui  sentent  particulièrement  leur 
foiblesse  ,  et  qui  en  font  au  milieu  du  monde  de  plus 
fréquentes  épreuves.  Ainsi  nous  l'a  fait  entendre  saint 
Grégoire  pape  ,  dans  ces  belles  paroles  ,  dont  l'expé- 
rience ne  justifie  que  trop  la  vérité  :  De  mundano 
pulçere  nccesse  est  eiiam  religiosa  corda  sordes- 
cere.  C'est  une  triste  fatalité  ,  mes  frères,  dlsoit-i!  , 
que  les  cœurs  mêmes  les  plus  religieux  et  les  plus 
purs  soient  immanquablement  souillés  de  la  pous- 
sière ,  ou  plutôt  de  l'iniquité  et  de  la  malignité  des 
conversations  du  siècle.  A  combien  plus  farte  raison 
les  cœurs  vains,  les  cœurs  fragiles,  doivent -ils 
craindre  d'en  être  non-seulement  souillés,  mais  tout 
à  fait  corrompus? 

D'employer  là-dessus  de  longues  preuves ,   et  de 
m'er^raf^or  dans  une  loîi^ue  énuméralion  des  dan- 


ET    LA   FUITE    DU    MONDE.  59 

gers  du  monde  ,  ce  seroit  un  discours  inutile  ,  ei 
perdre  le  temps  à  vous  dire  ce  que  vous  savez  aussi 
bien  que  moi ,  el  ce  que  vous  dites  vous-mêmes  en- 
core plus  souvent  et  plus  hautement  que  moi.  Car 
ne  sont-ce  pas  les  plus  mondains  que  nous  voyons 
les  plus  éloquens  à  déclamer  contre  le  monde  ,  el  à 
ne  pas  seulement  parler  de  tant  de  périls  où  il  expose 
leur  innocence  ,  et  par  conséquent  leur  salut ,  mais 
à  les  exagérer  :  faussement  persuadés  que  plus  le 
monde  est  dangereux ,  plus  ils  sont  excusables  de 
donner  malheureusement  dans  ses  pièges  ,  et  de  s'y 
laisser  surprendre.  De  là  ce  langage  si  ordinaire, 
qu'il  faudroit  être  de  la  nature  des  anges  pour  se 
maintenir  dans  le  monde,  pour  se  sauver  de  sa  con- 
tagion. Qu'il  faudroit  être  sans  yeux  pour  ne  rien 
voir,  et  sans  oreilles  pour  ne  rien  entendre.  Qu'il 
faudroit  n'avoir  ni  un  cœur  sensible  aux  passions 
humaines ,  ni  un  corps  susceptible  des  impressions 
de  la  chair.  Que  tout  est  danger ,  ou  que  tout  porte 
avec  soi  son  danger.  Et  le  moyen  ,  en  effet ,  dit-on  , 
de  résister  aux  charmes  de  tant  d'objets  qui  nous 
frappent  sans  cesse  la  vue  ;  d'avoir  sans  cesse  devant 
nous  tant  d'exemples  qui  nous  entraînent ,  et  de  n'eu 
pas  suivre  l'attrait  ;  de  vivre  sans  cesse  parmi  des  gens 
qui  n'ont  dans  Tesprit  que  telles  et  telles  maximes, 
qui  ne  débitent  dans  les  entretiens  que  telles  el  telles 
maximes,  qui,  dans  la  pratique,  n'agissent  que  selon 
telles  et  telles  maximes  ,  et  de  ne  pas  penser  comme 
eux ,  de  ne  pas  parler  comme  eux ,  de  ne  pas  agir 
comme  eux  ?  J'en  conviens  ,  mon  cher  auditeur  , 
cela  n'est  pas  nalurellemcnt  possible.  Mais  vous  en 


60  SUR    L'ÉLOIGNEMENT 

demeurez  là  ,  el  je  vais  plus  loin.  Car  ce  danger 
supposé  ,  el  reconnu  par  vous-même  ,  je  me  sers  de 
voire  propre  témoignage  pour  vous  convaincre  :  de 
quoi  ?  je  l'ai  dit ,  et  je  le  répète  :  que  vous  devez 
donc  vous  éloigner  du  feu  ,  pour  n'être  pas  atteint 
de  la  flamme  ;  c'est-à-dire ,  que  vous  devez  donc 
.vous  éloigner  du  monde,  et,  par  une  fuite  sage  et 
chrétienne  ,  tous  mettre  à  couvert  de  ses  traits  em- 
poisonnés. 

Ainsi  Dieu  lui-même  le  concluoit-il ,  lorsqu'il  dé- 
fendoit  si  expressément  à  son  peuple  de  se  mêler 
parmi  les  nations  étrangères ,  et  de  ne  faire  jamais 
aucune  alliance  avec  ces  idolâtres,  parce  que  c'éloienl 
des  infidèles  ,  et  que  les  Israélites  n'étoicnt  déjà  que 
trop  portés  d'eux-mêmes  à  la  superstition.  Le  Dieu 
d'Israël  prévoyoit  que  tant  que  ce  peuple  aveugle  et 
grossier  seroit  en  société  de  vie  avec  les  étrangers, 
il  ne  manqueroit  pas  de  prendre  leurs  sentimens,  et 
d'embrasser  le  même  culte.  Et  voilà  pourquoi  il  leur 
étoii  si  formellement  ordonné  ,  et  sous  de  si  grièves 
peines,  de  s'en  tenir  séparés.  Ainsi  le  même  Seigneur 
se  comporta-t-il  à  l'égard  de  Loth,  quand  il  le  voulut 
garantir  de  lincendie  de  Sodome.  Il  lui  envoya  un 
Ange,  pour  le  faire  sortir  de  cette  ville  criminelle, 
et  pour  le  conduire  sur  la  montagne.  Prenez  garde, 
s'il  vous  plaît  :  Dieu  pouvoit  au  milieu  même  des 
nations  les  plus  infidèles,  conserver  la  foi  dans  le 
cœur  des  Juifs  ,  et  les  affermir  dans  la  vraie  religion. 
Dieu  pouvoit  ,  dans  l'embrasement  de  Sodome  , 
rendre  Loih  inaccessible  aux  atteintes  du  feu  ,  et  en 
amortir  toute  raciivilé  par  rapport  à  lui.  Dieu,  dis-je , 


ET   LA  FUITE   DU   MONDE.  Si 

pouvoil  l'un  et  l'autre.  Mais  pour  l'un ,  il  eût  fallu 
un  miracle  dans  l'ordre  de  la  grâce  ;  et  pour  l'autre  , 
un  miracle  dans  l'ordre  de  la  nature.  Je  veux  dire  , 
que  pour  préserver  le  peuple  de  Dieu  des  supersti- 
tions de  l'idolâtrie  parmi  des  idolâtres,  il  eût  fallu 
Un  secours  de  la  grâce  tout  extraordinaire  ,  qui  eût 
été  un  miracle ,  ou  une  espèce  de  miracle  dans 
Tordre  surnaturel;  et  que  pour  détourner  les  flammes 
de  Loih  ,  ou  pour  empêcher  qu'il  n'en  fût  consumé  , 
quoique  de  toutes  parts  il  s'en  trouvât  investi ,  il  eût 
pareillement  et  incontestablement  fallu  un  autre  mi- 
racle ,  et  un  des  plus  grands  miracles  ,  dans  l'ordre 
naturel.  Or,  Dieu  ne  fait  point  ainsi  des  miracles 
sans  nécessité  ;  et  comme  il  y  avoit  une  voie  plus 
commune  ,  qui  éloil  l'éloignement  et  la  fuite  ,  pour 
mettre  Lotli  et  les  Juifs  à  couvert  du  dant^er  et  des 
malheurs  dont  ils  étoient  menacés  ,  c'est  pour  cela 
que  Dieu  vouloit  qu'ils  eussent  recours  à  ce  moyen 
plus  conforme  aux  lois  de  sa  providence. 

Mais  reprenons:  et  pour  en  revenir  à  nous-mêmes, 
la  conséquence  qu'il  y  a  donc  à  tirer  de  la  corruption 
du  monde ,  et  de  la  connoissance  que  nous  avons  des 
dangers  inévitables  où  nous  engage  le  commerce  du 
monde  ,  c'est  celle  que  j'ai  marquée  :  de  renoncer 
au  monde  ,  d  abandonner  le  monde  ,  de  ne  le  laisser 
point  approcher  de  nous  ,  et  de  ne  nous  point  ap- 
procher de  lui,  afin  qu'il  ne  puisse  nous  commu- 
niquer son  poison.  Voilà  le  préservatif  nécessaire 
dont  nous  devons  user.  Je  dis  nécessaire  :  car  ,  tandis 
que  nous  avons  ce  moyen,  et  que  nous  le  négligeons  , 
de  compter  que  Dieu  y  supplée  par  un  auue  hors 


62  SUR   L ÉLOIGNEMENT 

des  voies  ordinaires  de  sa  sagesse  ;  de  nous  promellre 
qu'il  nous  favorisera  d'une  protection  particulière  et 
toute-puissante  ,  c'est  faire  fond  sur  un  miracle  ;  et 
c'est  se  rendre  indigne  d'un  miracle  ,  que  de  l'al- 
leiidre  ,  lorsque  ,  sans  ce  miracle  ,  nous  avons  une 
ressource  plus  commune  ,  et  qu'il  ne  lient  qu'à  nous 
d'éprouver.  Dieu  veut  bien  vous  aider  dans  le  di- 
vorce que  vous  avez  à  faire  avec  le  monde;  il  veut 
bien  pour  cela  vous  pre'venir  ,  vous  seconder ,  vous 
fortifier  ;  mais  du  reste  ,  après  avoir  là-dessus  satis- 
fait à  tout  ce  que  lui  dictent  sa  providence  et  sa 
miséricorde  ,  il  vous  confie  ,  pour  ainsi  parler  ,  vous- 
même  à  vous-même  ,  il  vous  charge  de  votre  propre 
salut ,  d  vous  dit  comme  l'ange  dit  à  Lolh  ,  lorsqu'il 
l'eut  mené  jusqu'au  pied  la  montagne  qui  lui  devoit 
servir  d'asile  :  lV^'/c^t  animam  iuam  (i);  Sauvez- 
vous  maintenant ,  et  retirez-vous.  Vous  voyez  le 
péril ,  voici  par  où  vous  pourrez  échapper  ;  prenez 
ceiie  route  qui  vous  est  ouverte  :  il  n'y  en  a  point 
d'autre  pour  vous. 

Dieu  vous  le  dit ,  chrétiens,  et  moi-même  je  vous 
l'annonce  de  sa  part:  mais  parce  que,  tout  conta- 
f^ieux  qu'est  le  monde  ,  vous  l'aimez ,  et  que  souvent 
même  ce  qui  en  fait  la  plus  mortelle  contagion  ,  c'est 
ce  qui  vous  flatte  et  ce  qui  vous  plaît  davantage  , 
au  lieu  de  le  fuir ,  comme  vous  reconnoissez  qu'il 
le  faudroit ,  vous  vous  prévalez ,  pour  y  demeurer , 
de  certains  engagemens  qui  vous  y  retiennent ,  à  ce 
que  vous  prétendez  ,  malgré  vous.  Vous  dites  assez 
qu'il  seroit  à  souhaiter  pour  vous  de  vivre  hors  da 

(i)  Gènes,  xg. 


ET   LA   FUITE   DU    MONDE.  63 

monde ,  que  vous  enviez  le  sort  des  solitaires  et  des 
religieux  :  mais  vous  ne  manquez  pas  en  même  temps 
d'ajouter  que  vous  n'êtes  pas  maîtres  de  vous,  et 
que  vous  êtes  attachés  par  des  liens  qu'il  n'est  guère 
en  votre  pouvoir  de  rompre.  Or ,  c'est  ce  pre'lexte 
que  j'ai  maintenant  à  combattre;  et  pour  le  de'truire, 
je  ne  veux  que  quelques  re'flexions,  où  je  vous  prie 
d'entrer  avec  moi  :  elles  me  paroissenl  convain- 
cantes. 

Car  ,  de  quelque  nature  que  puissent  être  les  en- 
gagemens  qui  vous  arrêtent,  il  y  a  ,  et  c'est  la  pre- 
mière  re'fîexion ,  il  y  a  un  engagement  supérieur 
qui  doit  l'emporter  sur  tous  les  autres.  Quel  est-il  ? 
je  l'ai  déjà  dit:  l'intérêt  de  votre  ame,  et   votre 
salut  éternel.  Dès  que  ce  salut  éternel ,  que  cet  in- 
térêt de  votre  ame  est  en  compromis  avec  toute 
autre   chose ,  ce  qui  étoit  engagement  pour   vous 
cesse  de  l'être ,  ou  de  tous  les  engagemens  humains, 
il  n'y  en  a  aucun  qui  ne  doive  être  sacrifié.  Par  con- 
séquent ,  dire  ,  comme  vous  le  dites  :  Je  ne  puis  faire 
mon  salut  dans  le  monde,  j'y  suis  trop  exposé,  et 
du  tempérament  dont  je  me  connois  ,  avec  les  dis- 
positions que  je  sens  dans  mon  cœur,  il  ne  m'est 
presque  pas  possible  de  me  maintenir  dans  un  étal 
d'innocence  :  parler  de  la  sorte  ,  c'est  dire  eu  même 
temps,  quoique  tacitement  :  Je  suis  donc  obligé  de 
quitter  le  monde,  etil  n'y  a  point  de  liaison  si  élroiie 
avec  le  monde  que  je  ne  doive  rompre  :  pourquoi? 
parce  que  de  garder  mon  innocence ,  de  mettre  eu 
sûreté  mon  ame  ,  de  pourvoir  à  mon  salut,  c'est  ma 
première  afiaire  ,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  premier  en 


64  SUR   LÉLOIGNEMENT 

tout ,  doit  avoir  sur  tout  le  reste  la  préférence.  Ainsi , 
parce  qu'entre  les  biens  naturels,  la  vie  est  le  pre- 
mier bien,  dès  qu'elle  est  en  péril ,  à  quelles  extré- 
miiés  pour  la  sauver  n'en  vient-on  pas?  à  quoi  ne 
renonce-t-on  pas  ,  et  de  quoi  ne  se  prive-t-on  pas? 
Que  le  négociant  le  plus  intéressé  ,  après  avoir  cher- 
ché au-delà  des  mers  des  trésors  qui  lui  ont  coûté 
mille  fatigues  ,  se  trouve  dans  son  retour  assailli  de 
la  tempête  ,  il  fera  jeter  toutes  ses  richesses,  et  les 
abandonnera  à  la  merci  des  flots  ,  pour  décharger  le 
vaisseau  qui  le  porte  ,  et  pour  éviter  par  là  le  nau- 
frage. Que  le  mondain  le  plus  sensuel  ne  puisse  autre- 
ment se  garantir  d'une  mort  prochaine,  que  par  la 
plus  rigoureuse  opération  ,  ou  par  le  régime  le  plus 
ennujeux  et  le  plus  gênant  ;  non-seulement  il  s'y 
condamnera  lui-même ,  mais  il  se  tiendra  encore 
heureux  de  pouvoir  ainsi  prolonger  ses  jours.  A 
combien  plus  forte  raison  un  chrétien  doit-il  donc , 
pour  une  vie  mille  fois  plus  précieuse  ,  qui  est  la  vie 
de  l'ame ,  pratiquer  cette  grande  maxime  du  Fils  de 
Dieu:  Si  votre  œil  vous  scandalise,  arrachez-le  ;  Si 
oculus  tuus  scandalizat  te  ^  erue  eum  (i).  Si  votre 
bras  est  pour  vous  un  sujet  de  chute ,  coupez-le  : 
Si  manus  tua  scandalizat  te ,  ahscide  eam  (2).  Mais 
im  bras  ,  un  œil ,  sont  bien  chers  ,  parce  qu'ils  sont 
bien  nécessaires.  Il  n'importe  :  dès  qu'un  autre,  bien 
plus  nécessaire  encore  ,  et  souverainement  néces- 
saire 5  demande  que  vous  vous  passiez  de  ce  bras  et 
de  cet  œil ,  vous  ne  devez  pas  hésiter  un  moment. 
Car  ,  comme  je  vous  l'ai  déjà  fait  observer,  ce  soii- 

(1)  Matth.  5.  —  (2)  Ihld, 

verain 


ET    LA   FUiTE    DU    MONDE.  65 

veraîn  bien  est  la  fin  dernière  ;  et  quand  il  est  ques- 
tion de  la  fin  dernière,  on  ne  délibère  points  ou 
l'on  ne  doit  point  délibérer. 

Pourquoi,  écrivoit  saint  Jérôme,  voulez -vous 
rester  dans  un  lieu  où  tous  les  jours  vous  êtes  dans 
la  nécessité  de  vaincre  ou  de  périr  ?  Quid  necesse 
habes  in  eâ  versari  domo  ,  uhi  quotidiè  necesse  sit 
aut  vincere  ,  aut  perir^-  ?  Ainsi  parloit  ce  Père  ;  et 
moi ,  si  j'ose  enchérir  sur  sa  pensée ,  je  vous  dis  : 
Pourquoi  voulez-vous  rester  dans  un  lieu  oii  vous  ne 
■vaincrez  pas ,  et  oii  il  est  presque  infaillible  que  vous 
périrez  ?  Mais  je  suis  résolu  d'y  vaincre  ;  vous  le 
croyez  ;  et  je  soutiens  ,  moi ,  que  ce  n'est  là  qu'une 
fausse  résolution  ,  ou  du  moins ,  que  ce  ne  sera 
qu'une  résolution  inefficace.  Fausse  résolution  qui 
vous  trompe  :  car  si ,  de  bonne  foi ,  vous  vouliez 
vaincre  le  monde,  et  si,  après  avoir  compris  de 
quelle  importance  il  vous  est  de  ne  vous  y  pas  laisser 
corrompre ,  vous  vous  étiez  bien  déterminé  à  vous 
défendre  contre  ses  attaques ,  vous  ne  balanceriez 
pas  tant  à  le  fuir  ,  puisque  vous  ne  pouvez  ignorer 
que  la  fuite  est  au  moins  le  plus  sûr  et  le  plus  fort 
rempart  que  vous  ayez  à  lui  opposer.  Résolution 
inefficace  ,  qui  se  démentira  dans  loccasion.  Le  passé 
suffit  pour  vous  l'apprendre.  En  combien  de  ren- 
contres l'occasion  a-t-elle  fait  évanouir  toutes  les  ré- 
solutions que  vous  aviez  formées  ?  Le  monde  sera 
toujours  aussi  engageant  pour  vous  qu'il  la  été  ,, 
vous  serez  toujours  aussi  foible  pour  lui  résister ,  et 
Dieu  ne  vous  donnera  pas  plus  de  secours  dans  le 
TOME  VII.  5 


66  SUR  l'éloigNement 

péril  où  vous  vous  serez  vous-même  précipité.  C'est 
de  quoi  vous  êtes  dans  le  fond  assez  instruit ,  quoique 
vous  lâchiez  de  vous  persuader  du  contraire  ;  et  si 
vous  vouliez  sans  déguisement  traiter  avec  vous- 
mêmo,  et  bien  rentrer  en  vous-même,  vous  verriez 
que  cette  résolution  imaginaire  de  combattre  et  de 
vaincre  ,  n'est  qu'un  prétexte  et  une  illusion.  Car  en 
voici  le  mystère  :  vous  aimez  le  monde  ,  et  parce 
que  vous  y  êtes  attaché  et  que  vous  l'aimez,   vous 
ne  pouvez  vous  résoudre  h  le  quitter  :  cependant, 
avec  un  reste  de  religion  et  de  crainte  de  Dieu  que 
vous  n'avez  pas  perdu  ,  vous  découvrez  toute  la  ma- 
lignité du  monde ,  et  votre  conscience  ,  malgré  vous , 
vous  dicte  intérieurement  que  le  bon  parti  seroit  de 
s'en  éloigner  ;  mais  ce  parti  ne  vous  plaît  pas ,  et  vous 
en  prenez  un  autre.  Afin  de  ne  vous  pas  séparer  de 
ce  que  vous  aimez  ,  vous  voulez  toujours  avoir  les 
mêmes  habitudes  dans  le  monde.  Mais  aussi ,  pour 
calmer  votre  conscience  qui   voit  le  péril,  et  qui 
s'en  alarme  ,  vous  comptez  sur  une  résohition  chi- 
mérique de  tenir  ferme  désormais,  en  quelque  ren- 
contre que  ce  soit  ,  et   de  demeurer  inébranlable. 
C'est-à-dire ,  que  vous  vous  jouez  vous-même  ,    et 
que  vous  prenez  plaisir  à  vous  perdre,  sans  vouloir 
le  remarquer.  De  là,  vous  vous  obstinez  toujours  à 
vous  présenter  au  combat ,  lorsqu'on  vous  dit  qu'il 
faudroit  1  éviter ,  lorsque  Dieu  vous  ordonne  de  1  évi- 
ter ,  lorsque  mille  épreuves  funestes  vous  ont  fait  con- 
noître  qu'il  est  pour  vous  d'une  conséquence  infmie 
de  l'éviter. 


ET    LA    FUITE    DU    MONÙE,  Bj 

D'autant  plus  coupable ,  et  c'est  la  seconde  réfle- 
xion ,  d'autant  plus  coupable  dans  cet  entêtement 
opiniâtre  qui  vous  fait  toujours  revenir  au  monde  , 
et  aux  sociétés  du  monde  ,  que  ces  engagemens 
dont  vous  pensez  pouvoir  vous  autoriser  ,  ne  sont 
point  communément  tels  que  vous  vous  les  repré- 
sentez. Car  il  est  vrai ,  après  tout ,  qu  ily  en  a  d'une 
telle  espèce  ,  qu'on  ne  peut  presque  les  rompre  , 
et  qu'il  n'est  pas  même  à  propos  de  les  rompre  sans 
une  évidente  et  une  extrême  nécessité.  Aussi  n'est- 
ce  pas  de  ceux-là  que  je  parle  ,  et  je  sais  qu'alors  on. 
peut  se  confier  en  la  providence  et  la  grâce  de  Dieu  , 
lequel  ne  manque  jamais  à  une  ame  qui  n'agll  que 
selon  sa  vocation  et  par  son  ordre  ,  et  qui  du  reste 
n'omet  de  sa  part  aucune  des  précautions  qu'elle  peut 
apporter  :  il  feroil  plutôt  des  miracles  pour  la  sou- 
tenir. Mais  à  bien  examiner  ce  qu'on  appelle  dans 
l'usage  le  plus  ordinaire  engagemens  du  monde  ^ 
on  trouvera  que  ce  ne  sont  point  des  engagemens 
nécessaires  :  que  ce  sont  des  engagemens  de  passion, 
des  engagemens  d'ambition  ,  des  engagemens  de  cu- 
riosité ,  des  engagemens  de  sensualité  et  de  monda- 
danité.  Car  voilà  comment  je  regarde  ces  visites  si 
assidues  que  vous  rendez  surtout  à  telles  personnes 
et  en  telles  maisons  ;  ces  assemblées  oii  vous  vous 
trouvez  si  régulièrement ,  oli  vous  employez  presque 
tout  votre  temps  ;  ces  parties  de  plaisir  et  de  jeu  dont 
vous  vous  faites  une  des  plus  grandes  occupations 
de  votre  vie  ;  ces  conversations  inutiles  ,  où  vous 
écoulez  ,  aux  dépens  du  prochain  ,  tous  les  bruits 

5. 


€3 

<3u  monde  ,  où  vous  apprenez  des  aiiUes  ce  que  \ oiis 
devriez  ignorer  ,  et  où  ils  apprennent  de  vous  ce 
qu'ils  devroient  eux-mêmes  ne  pas  savoir  ;  ces  spec- 
tacles où  vous  n'allez  ,  dites-vous  ,  que  par  com- 
pagnie, mais  enfin  où  vous  allez ,  où  vous  assistez  , 
et  dont  le  poison  s'insinue  d'autant  plus  dangereuse- 
ment dans  votre  esprit  et  dans  votre  cœur ,  que  vous 
l'aperceviez  moins.  Voilà  comment  je  regarde  ces 
modes  dans  les  parures ,  dans  les  habillemens  ,  dans 
les  ornemens  de  la  tète  ,  dans  les  agrémens  du  vi- 
sage ,  que  la  vanité  du  sexe  a  introduites  et  dont 
elle  a  fait  de  si  damnables  coutumes  et  de  si  fausses 
lois.  Voilà  comment  je  regarde  tant  de  liaisons  que 
■vous  entretenez  ,  tant  d'intrigues  où  vous  vous  en- 
gagez,  tant  de  projets  que  vous  formez.  Â.vouez-le, 
moai  cher  auditeur  ,  et  ne  cherchez  point  à  vous  trom- 
per vous  même  :  ne  pouriiez-vous  pas  vous  passer  de 
tout  cela  ,  modérer  tout  cela  ,  beaucoup  retrancher 
de  tout  cela  ?  Mais  mon  état  le  demande.  Votre  état  î 
et  quel  élat  ?  est-ce  votre  état  de  chrétien  ,  ou  de 
chrétienne  ?  bien  loin  de  le  demander  ,  il  le  con- 
damne ,  il  le  défend.  Est-ce  votre  élat  de  mondain  .- 
ou  de  mondaine  ?  mais  qu'est-il  nécessaire  que  dans 
votre  élat  vous  soyez  un  mondain ,  ou  une  mondaine:" 
qu'est-il  nécessaire  que  dans  cet  état  vous  vous  con- 
duisiez selon  l'esprit  du  monde  ,  et  non  selon  l'espriî 
de  Dieu  ?  Or,  l'esprit  de  Dieu  ne  connoît  point  pour 
de  véritables  engagemens  toutes  ces  manières  et  tous 
ces  usages  du  monde,  qui  ne  sont  fondés  que  sur  les 
principes  et  sur  les  sentiraens  de  la  nature  corrompue. 


ET   LA   FUITE    DU    MONDE.  69 

Vous  me  direz  que  le  monde  sera  surpris  du  di- 
vorce que  vous  ferez  avec  lui  ,  qu'où  en  parlera  , 
qu'on  en  raisonnera  ,  qu'on  en  raillera.  Hé  bien  , 
vous  laisserez  parler  le  monde  ;  vous  le  laisserez  rai- 
sonner tant  qu'il  lui  plaira  ,  et  vous  aurez  ,  malgré 
tous  les  discours  du  monde  ,  la  consolation  inté- 
rieure de  voir  que  vous  suivez  le  bon  chemin,  que 
vous  vous  mettez  hors  de  danger,  et  que  vous  vous 
sauvez.  Sera-ce  le  monde  qui  viendra  vous  tirer  de 
Fabîme  éternel ,  quand  vous  y  serez  une  fois  tombé? 
Sur  mille  sujets jqui  se  présentent  dans  la  vie  ,  êtes- 
vous  fort  en  peine  de  l'opinion  du  monde  ,  et  en 
faites-vous  la  règle  de  vos  entreprises  et  de  vos  dé- 
marches? Si  le  monde  m'approuve  ,  dites-vous  ,  j'en 
aurai  de  la  joie  :  mais  s'il  ne  m'approuve  pas  ,  je  sait» 
ce  qui  m'est  utile  et  avantageux  ,  et  je  ne  prétends 
point  me  rendre  l'esclave  du  monde  ,  ni  abandonner 
de  solides  intérêts ,  pour  m'asservir  à  ses  vaines  idées. 
Ah  !  mon  cher  auditeur,  n'aurez-vous  donc  des  me- 
sures à  garder  avec  le  monde  ,  ou  ue  croirez-vous 
en  avoir  que  sur  ce  qui  concerne  votre  ame  et  votre 
éternité?  Mais  je  dis  plus  ,  et  je  suis  persuadé  que  ^ 
le  monde  lui-même  vous  rendra  tôt  ou  tard  la  jiV3  ^ 
tice  qui  vous  sera  due  ,  et  qu'il  s'édifiera  de  vr  ^^^^^ 
absence  et  de  votre  fuite  ,  quand  il  vous  la  verra  ^^y^ 
tenir  chrétiennement  et  sagement. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  j'en  viens  toujours  à  m  1. pro- 
position ;  et  c'est  par  où  je  finis  :  fuyons  le  r  jonde  , 
sortons  de  cette  Babylone  :  Egredimini  de  Bah)- 
lone  (i)  ;  relirons-nous  ,  autsnl  qu'il  ^st  p  ti%\\)\e 

(i)  l-^u  48.. 


70  SUR  l'éloignement 

de  celle  terre  maudite  ,  où  règne  le  trouble  el  la 
confusion  :  Fugite  de  medio  Bahylonis  (i).  Nous  y 
sommes  chacun  intéressés  ,  puisqu'il  y  va  de  notre 
ame  pour  chacun  de  nous.  Ne  la  livrons  pas  à  un 
ennemi  si  dangereux.  Il  ne  cherche  qu'à  la  perdre  : 
tiions-la  ,  et  s'il  le  faut  ,  arrachons-la  par  violence 
de  ses  mains.  Quelque  effort  qu'il  y  ait  à  faire ,  quelque 
\icloire  et  quelque  sacrifice  qu'il  en  coûte  ,  nous  se- 
rons bien  payés  de  nos  peines  ,  si  nous  pouvons  nous 
assurer  un  si  riche  trésor.  Et  salvet  unusquisque  ani- 
mam  suam  (2). Vous,  surtout,  femmes  mondaines 
(car  il  est  certain  ,  et  nous  le  voyons  ,  que  ce  sont 
communément  les  personnes  du  sexe  qui  s'entêtent 
davantage  du  monde ,  et  qui  y  demeurent  attachées 
avec  plus  d'obstination  )  ,  vous  ,  dis-je ,  femmes  du 
siècle  ,  ayez  devant  Dieu  et  devant  le  monde  même, 
]e  mérite  d'avoir  quitté  le  monde  ,  avant  qu'il  vous 
ait  quittées.  L'accès  favorable  que  vous  y  avez  ,  l'en- 
cens que  vous  y  recevez  ,  l'empire  que  vous  semblez 
y  exercer  :  tout  cela  n'a  qu'un  temps  ,  et  qu'un  temps 
bien  court.  Ce  temps  est  suivi  d'un  autre  où  le  monde 
s'éloigne  ;  où  il  n'a  plus  que  de  l'indifférence  pour 
ce  qu'il  idolâlroit ,  et  même  que  du  mépris ,  lorsqu'il 
voit  que  ,  malgré  toute  son  indifférence ,  on  s'opi- 
niâlre  à  le  rechercher.  Faites  par  devoir  ce  qu'il  fau- 
dra bientôt  faire  par  nécessité.  Et  vous  au  moins  que 
le  cours  des  années  a  en  effet  réduites  dans  celte  né- 
cessité qui  vous  est  si  dure  ,  n'en  ayez  pas  la  peine 
sans  en  recueillir  le  fruit.   D'involontaire  qu'elle  est 
par  elle-même  ,  changez-la  par  une  sainte  résolu- 

^i)  Jerera.  5i.  —  (2)  Ihïà. 


ET    LA   FUITE    DU    MONDE.  71 

tion  ,  dans  un  moyen  salutaire  de  retourner  à  Dieu , 
et  de  vous  remettre  dans  la  voie  du  salut.  Tout  con- 
tribuera à  seconder  ce  dessein  ,  tout  le  favorisera. 
Dieu  par  sa  grâce  vous  y  aidera  ,  et  le  monde  y  ajou- 
tera son  suffrage.  Car  si  vous  avez  à  craindre  les  rail- 
leries du  monde  ,  ce  n'est  plus  désormais  quand  vous 
vivrez  séparées  de  lui ,  mais  au  contraire  quand  vous 
voudrez  toujours  entretenir  les  mêmes  liaisons  avec 
lui.  Autrefois  il  eût  demandé  pourquoi  l'on  ne  vous 
voyoit  point  ici  ni  là  ;  mais  peut-être  commence-t-il 
maintenant  à  demander  pourquoi  l'on  vous  y  trouve  , 
el  ce  qui  vous  y  attire.  Heureuses  que  votre  Dieu  soit 
encore  disposé  à  vous  recevoir  ,  quoique  vous  n'ayez 
que  les  restes ,  et ,  si  j'ose  le  dire ,  que  le  rebut  du 
inonde  à  lui  offrir  ! 

Ce  n'est  pas  toutefois,  chrétiens,  pour  ne  rien  exa- 
gérer ,  qu'il  n'y  ait  un  certain  monde  dont  la  société 
peut  être  innocente  ,  et  avec  qui  vous  pouvez  con- 
verser. Dieu  s'est  réservé  partout  des  serviteurs,  et 
au  milieu  des  eaux  qui  inondèrent  la  terre  ,  il  y  avoit 
une  arche  qui  renfermoit  une  famille  sainte  et  une 
assemblée  de  justes.  Ainsi  jusque  dans  le  siècle  ,  il 
y  a  un  monde  fidèle  ,  un  monde  réglé  ,  un  monde, 
si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte  ,  qui  n'est  point 
monde.  Dès  que  vous  vous  en  tiendrez  là  ,  et  que  , 
du  reste  ,  vous  garderez  toute  la  modération  néces- 
saire ,  c'est-à-dire  ,  que  vous  ne  passerez  point  les 
bornes  d'une  bienséance  raisonnable  ,  d'une  amitié 
honnête  ,  et ,  si  vous  voulez ,  d'une  réjouissance  mo- 
deste et  chrétienne  ,  j'y  consentirai.  Encore  vous 
dirai-je  alors  que  vous  devez  veiller  sur  vous-mêmes, 


7^  SUR  l'éloignement,  etc. 

et  que  vous  devez  vous  défier  de  vous-mêmes  ;  quel 
vous  devez  bien  mesurer  les  temps  que  vous  y 
donnez  ;  que  vous  devez  bien  examiner  les  impres- 
sions que  vous  en  rapportez  ;  et  que  pour  ne  vous 
y  pas  tromper  ,  vous  ne  devez  jamais  oublier  l'im- 
portante pratique  que  je  vous  ai  d'abord  proposée  , 
d'avoir  vos  heures  de  recueillement  et  d'une  solitude 
entière  ,  où  vous  vous  demandiez  compte  à  vous- 
mêmes  de  vous-mêmes  ,  et  où  vous  vous  prépariez 
à  le  rendre  à  Dieu  ,  et  à  recevoir  de  lui  la  récom- 
pense éternelle ,  que  je  vous  souhaite  ,  etc. 


SERMON 

POUR  LE 

X\?  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE, 


SUR  LA  CRAINTE  DE  LA  MORT. 

Càm  appropinquaret  portae  civitatis,  ecce  defunctus  effe- 
rebatur  fillus  unicus  matris  sua;  :  et  hsec  vidua  erat  :  et  turba 
civitatis  inulta  cuin  illâ.  Qaam  cîim  vidisset  Donùuas,  mise- 
ricordiâ  motus  super  eam ,  dixit  illi  :  Noli  flere. 

Lorsque  Jésus-Christ  étoit  près  de  la  ville,  on  portait  en 
terre  un  mort ,  fils  unique  d' une  femme  veuve  ,  et  cette  femme 
étoit  accompagnée  d'une  grande  quantité  de  personnes  de  la 
ville.  Jésus  Vajrant  vue ,  il  en  fut  touché ,  et  lui  dit  :  Ne 
pleurez  point.  En  saint  Luc,  cbap.  7. 

JiLntre  bien  des  sujets  qui  louchèrent  le  Sauveur  des 
hommes  à  la  vue  de  ce  funèbre  appareil  qu'il  aper- 
çoit devant  ses  yeux,  savez-vous,  chrétiens,  à  quoi 
son  cœur  est  plus  sensible,  et  ce  qui  lui  paroîl  plus 
digne  de  sa  compassion?  Ce  sont  les  imperfections 
et  les  foiblesses  qu'il  remarque  dans  cette  mère  qui 
pleure  la  perte  de  son  fils ,  que  la  mort  vient  de  lui 
ravir.  Il  a  pitié  de  son  attachement  excessif  à  la  per- 
sonne de  ce  fils  unique;  il  a  pitié  du  peu  de  soumis- 
sion qu'elle  témoignoit  aux  ordres  de  la  Providence  ; 
il  a  pitié  de  son  infidélité ,  qui  lui  fait-  envisager  la 
mort  «Tvec  des  sentimens  tout  naturels  et  tout  hu- 
mains, il  a  pitié  non-seulement  d'elle,  mais  do  nous 


y4  SUR   LA   CRAINTE 

tous ,  qui  ne  vivons  pas  dans  celle  disposition  par- 
faite où  doit  être  une  ame  fidèle  au  regard  de  la  mort , 
el  qui,  par  une  lâche  timidité ,  nous  en  faisons  un  objet 
d'horreur ,  lorsque  nous  en  pourrions  faire  la  matière 
de  nos  plus  grandes  vertus  etlecouronnemenidenotre 
vie.  Voilà  ce  que  Jésus-Christ  déplore  :  Misericordiâ 
motus  super  eam.  Or  ,  c'est  à  celle  compassion  du 
Fils  de  Dieu  que  je  m'arrête  aujourd'hui.  J'entre- 
prends de  la  justifier,  et  de  vous  montrer  que  rien  en 
effet  n'est  plus  déplorable  que  la  préparation  d'esprit 
et  de  cœur  où  se  trouvent  la  plupart  des  chrétiens  à 
l'égard  de  la  mort.  Nous  sommes  foibîes  en  tout ,  et 
notre  misère  en  tout  se  découvre  ;  mais  on  peut  dire 
qu'elle  est  extrême  sur  ce  point.  La  seule  image  de 
la  mort  nous  contriste  et  nous  effraie.  Nous  n'y  pen- 
sons presque  jamais  sans  douleur ,  nous  n'en  pou- 
vons entendre  parler  sans  peine.  Au  moindre  danger 
qui  nous  menace ,  aux  premières  attaques  d'une  ma- 
ladie qui  peut  nous  conduire  à  ce  terme ,  nous  nous 
alarmons ,  nous  nous  troublons,  nous  nous  désolons; 
et  moi  je  veux  ,  mes  frères ,  vous  rassurer  contre  ces 
alarmes ,  je  veux  vous  prémunir  contre  ces  troubles 
et  ces  désolations  :  comment?  en  vous  faisant  conce- 
voir de  la  mort  des  idées  plus  conformes  au  chris- 
tianisme que  vous  professez  ;  en  vous  la  représentant 
sous  une  figure  beaucoup  moins  odieuse  que  vous  ne 
l'avez  jusques  à  présent  considérée;  en  combattant, 
ou  du  moins  en  réglant  cette  crainte  sans  bornes  et 
sans  mesure  ,-qui  vous  porte  quelquefois  à  de  si  pi- 
toyables extrémités.  Vierge  sainte ,  c'est  vous  que  Dieu 
a  établie  notre  protectrice  au  moment  de  la  mort,  et 


DE    LA   MORT.  75 

fc*est  en  cette  qualité  que  l'Eglise  tous  les  jours  vous 
salue.  Obtenez-nous  dès  maintenant  par  votre  puis- 
sante médiation  ,  les  mêmes  secours  que  nous  atîen» 
dons  à  cette  dernière  heure  ;  et  recevez  l'hommage 
que  nous  vous  présentons  ,  en  vous  disant  :  A^^e  , 
Maria. 

Pour  vous  proposer  d'abord  mon  dessein ,  je  dis- 
lingue trois  sortes  de  personnes  qui  craignent  la  mort. 
Les  premiers  la  craignent  par  un  esprit  d'infidélité , 
et  ce  sont  les  libertins  et  les  athées;  les  seconds  la 
craignent  par  une  trop  grande  passion  pour  les  biens 
de  la  vie  présente  ,  et  ce  sont  les  mondains  ,  ou  am- 
bitieux, ou  intéressés,  ou  voluptueux;  les  troisièmes 
la  craignent  par  un  sentiment  de  la  nature  ,  et  ce  sont 
généralement  tous  les  hommes,    sans  en   excepter 
même  les  sages ,  ni  les  chrétiens.  Trois  principes  tout 
différens ,  l'infidélité,  l'attachement  au  monde,  le 
sentiment  de  la  nature  ;  mais  principes  qui  tous  agis- 
sant sur  les  âmes  foibles,  y  produisent  les  mêmes 
eiFets ,  et  y  font  naître ,  quoiqu'en  diverses  manières 
et  par  divers  motifs ,  les  mêmes  frayeurs  de  la  mort. 
Ceux  qui  la  craignent  par  infidélité  ou  par  une  trop 
grande  passion  pour  les  biens  de  la  vie ,  sont  les  plus 
criminelle.  Ceux  qui  la  craignent  par  une  aversion 
naturelle  ,  sont  les  plus  excusables.  Mais  les  uns  elles 
autres  sont  toujours  à  plaindre  dans  leur  condition  , 
et  ont  de  quoi  exciter  la  compassion  de  Jésus-Christ 
et  la  noire.  Les  libertins  et  les  alliées  craignent  la 
mort,  parce  que  ne  reconnoissani  point  d'autre  vie 
que  celle-ci ,  ils  se  persuadent  que  tout  mourra  pour 


76  SUR   LA   CRAINTE 

eux  du  moment  qu'ils  mourront  eux-mêmes,  et  c'est 
une  infidélité  quil  faut  détester.  Les  mondains  crai- 
gnent la  mort,  parce  qu'ils  aiment  le  monde ,  et  qu'ils 
savent  que  la  mort  les  en  séparera ,  et  c'est  une  passion 
pour  le  monde  dont  il  faut  se  détacher.  Tous  les 
hommes  en  général  craignent  la  mort ,  parce  que  la 
nature  d'elle-même  répugne  à  cette  violente  division 
de  l'ame  et  du  corps,  et  c'est  un  sentiment  humain 
que  la  religion  doit  corriger.  Or ,  écoutez  trois  pro- 
positions qui  vont  partager  ce  discours.  Pxien  de  plus 
funeste  que  l'étal  de  l'impie  et  du  libertin  qui  craint 
îa  mort  parce  qu'il  est  tombé  dans  le  désordre  de 
l'infidélité  :  c'est  la  première  partie.  Piien  de  plus 
déplorable  que  l'état  du  mondain  qui  craint  la  mort 
parce  qu'il  est  attaché  au  monde  :  c'est  la  seconde 
partie.  Piien  de  plus  déraisonnable  que  l'état  de  tout 
homme  ,  je  dis  en  particulier  de  tout  homme  chré- 
tien, qui  craint  la  mort,  parée  qu'il  ne  fait,  pour 
s'affermir  ccnire  cette  crainte  naturelle,  nul  usage 
de  sa  religion  :  c'est  la  troisième  partie.  De  là  ,  j'aurai 
lieu  de  parler,  en  concluant,  à  ceux  même  qui  crai- 
gnent la  mort  par  une  trop  vive  appréhension  des 
jugemens  de  Dieu,  et  je  leur  apprendrai  à  régler 
sur  cela  leur  foi.  Je  n'oublierai  rien  pour  vous  ins- 
truire sur  tous  ces  points  ,  et  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
d'en  profiler, 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Tertullien  parlant  des  impies  ,  que  l'Ecriture 
appelle  insensés ,  parce  que  ,  malgré  leur  raison 
même ,  ils  disent  dans  leur  cœur  qu'il  n'y  a  point 


DE    LA    MORT.  ^7 

de  Dieu  :  Dixit  insipiens  in  corde  suo   :  Non  est 
Deus  (i);  ce  grand   homme,  dis-je  ,  fait  une  re- 
marque bien  judicieuse ,  et  que  l'expérience  du  siècle 
vériiie  parfaitement  ;  savoir  que  personne  n'est  ja- 
mais tombé  dans  cette  erreur  ,  de  croire  qu'il  n'y 
eût  point  de   premier  Etre ,  ni  de  divinité ,  sinon 
ceux  à  qui  il  seroit  expédient  qu'il  n'y  en  eût  point 
en  effet ,  et  qui  irouveroient  leur  avantage  dans  le 
sj^stéme   de  cet  athéisme  :  Nemo  Deum   non   esse 
crédit ,  nisi  cui  non  esse  expedit  (:i).  Je  dis  de 
même  de  ceux  qui ,  ne  jugeant  des  choses  que  par 
les  sens ,  et  prévenus  des  fausses  maximes  du  li- 
bertinage ,  ou  ne  croient  pas  une  vie  future ,  ou  ne 
la  croient  qu'à  demi  :  car  je  soutiens  que  personne 
n'en  a  jamais  douté ,  que  celui  qui  avoil  intérêt  et 
à  qui  il  éioit  avantageux  d'en  douter,  c'est-à-dire, 
que  celui  dont  la  vie   déréglée   et  corrompue   lui 
devoit  faire  souhaiter  qu'il  n'y  en  eût  jamais  d  autre 
que  celle-ci,  et  que   toutes  nos  espérances  se  ter- 
minassent à  la  mort.  Mais  après  tout ,  chrétiens  , 
ce   genre  d'infidélité ,   quelque  endurcissement   de 
cœur  ou  quelque  force  d'esprit  prétendue  qui  l'ac- 
compagne ,   ne  délivre    point  les   hommes    de   la 
crainte  de  mourir,  puisqu'au  contraire  ils  craignent 
de  mourir  ,    parce   qu'ils  ne    recounoissent   point 
d'autre  vie  que  la  vie  présente,  et  qu'ils  le  craignent 
d'autant  plus   que  leur  infidélité  ,    en  leur  faisant 
rejeter  la  créance  de  l'autre  vie,  n'exclnt  point  de 
leur  esprit  cette  cruelle  incertitude  qui  leur  reste  , 
s'il  y  a  une  autre  vie  ou  s'il  n'y  eu  a  pas. 

(0  Psahn.  i5.  —  (2)  TertulK 


»8  sua   LA    CRAINTE 

Or,  dans  l'un  et  dans  l'autre  état,  je  prétends 
qu'ils  sont  dignes  da  compassion  ,  mais  d'une  com- 
passion ,  dit  S.  Jérôme  ,  mêlée  d'indignation  ,  n'y 
ayant  rien  de  plus  déplorable  que  la  crainte  de  la 
mort  fondée  sur  une  pareille  incrédulité.  Supposons- 
les  tels  qu'il  nous  plaira  ;  du  moment  qu'ils  n'ont 
plus  la  foi  d'une  autre  vie,  il  est  impossible  qu'ils 
ne  regardent  la  mort  avec  horreur  :  pourquoi?  parce 
qu'ils  ne  trouvent  plus  rien  qui  leur  puisse  servir 
de  ressource,  et  qu'ils  ne  l'envisagent  plus  comme 
un  passage  au  royaume  de  Dieu  et  à  la  bienheureuse 
immortalité  ;  mais  comme  une  destruction  entière 
d'eux-mêmes  ,  comme  un  anéantissement  total  , 
soit  de  l'ame  ,  soit  du  corps  ,  et  par  conséquent 
comme  la  privation  de  tous  les  biens ,  et  le  sou- 
verain de  tous  les  maux. 

Et  c'est  ce  que  rEcrilure  nous  fait  entendre  au 
chapitre  troisième  du  livre  de  la  Sagesse  ,  où  elle 
parle  de  la  mort  des  justes  et  des  amis  de  Dieu: 
car  voici  en  quels  termes  elle  s'exprime  :  Les  justes 
ont  semblé  mourir  aux  yeux  des  impies  :  Visî  sunt 
oculis  insipientium  mari  (i).  Prenez  garde,  s'il 
vous  plait  à  cette  expression  :  Visi  sunt ,  ils  ont 
semblé  ,  car  ils  ne  sont  pas  en  efi'et  morts  de  la 
manière  que  se  le  figurent  les  libertins  et  les  infi- 
dèles. Et  quelle  est  sur  cela  l'idée  des  infidèles  et 
des  libertins?  c'est  qu'ils  se  persuadent  ,  ajoute  le 
Saint-Esprit  ,  que  la  mort ,  qui  n'est  qu'une  sortie 
hors  de  ce  monde  ,  et  qu'un  voyage  qui  conduit  les 
Justes  à  leur  éternelle  félicité  ,  est  le  comble  de  la 

(i)  Sap.  5. 


DE   Là   mort.  -g 

désolalion  et  la  ruine  de  tout  l'homme  ;  Et  œsti^ 
mata  est  afflictio  exitus  illorum  _,  et  quod  à  nohis 
est  lier ,  exterminium  (i).  Voyez- vous  ,  chrétiens, 
le  caractère  de  l'incrédule  ?  il  conçoit  la  mort ,  qui 
est ,  pour  ainsi  dire  ,  le  retour  de  nous-mêmes  à 
cette  sainte  patrie  que  nous  cherchons,  comme  un 
retour  dans  notre  néant  :  Et  quod  à  nohis  iter ,  ex- 
terminium. D  où  il  s'ensuit  qu'ij  l'envisage  comme 
l'objet  le  plus  effrayant  et  comme  le  dernier  mal- 
heur. Or ,  encore  une  fois  ,  il  est  évident  qu'il  n'y 
a  point  de  condition  plus  misérable  que  celle-là,  et 
les  libertins  eux-mêmes  sont  obligés  d'en  convenir. 
Car  ,  quelle  douleur ,  ou  plutôt  quel  supplice  pour 
un  homme  de  se  pouvoir  dire  continuellement  : 
Bientôt  je  cesserai  d'être  tout  à  fait ,  ou  je  commen  > 
cerai  pour  jamais  à  être  malheureux  ,  et  il  m'est 
incertain  si  ce  sera  l'un  ou  l'autre  ;  dans  peu  de 
temps  je  ne  serai  plus  rien  de  ce  que  je  suis  ,  ou  je 
serai  ce  que  je  voudrois  éternellement,  mais  inu- 
tilement, n'être  pas  ;  toute  ma  destinée  sur  la 
terre  est  réduite  à  un  petit  nombre  de  jours  qui 
s'écoulent  malgré  moi ,  et  après  lesquels ,  ou  il  n'y 
aura  plus  rien  pour  moi ,  ou  il  n'y  aura  qu'un  mal 
infini  et  inévitable  ?  Peut-on  rien  imaginer  de  plus 
affligeant?  Or,  il  n'y  a  que  l'homme,  je  dis  que 
1  homme  impie  et  sans  religion ,  qui  se  trouve  dans 
cette  misère.  Les  anges  (  excellente  remarque  de 
saint  Ambroise  ,  et  qui  mérite  votre  attention)  ,  les 
anges,  qui  ont  un  entendement  pour  se  connoître, 
savent  qu  ils  sont  naturellement  incorruptibles,  et 

(4)  Sap.  3. 


6o  SUR    LA    CRAINTE 

ainsi  ils  n'ont  point  de  vue  ni  d'inquiétude  de  h 
mort.  Les  betes  sont  sujettes  à  la  mort  ;  mais  elles 
ne  se  connoissent  pas  elles-mêmes ,  et ,  ne  faisant 
nulle  réflexion ,  elles  n'ont  nulle  apréhension  de 
mourir.  J^es  justes ,  qui ,  selon  le  corps ,  doivent 
mourir  comme  les  bêtes  ,  et  qui  se  connoissent 
comme  les  anges ,  se  soutiennent  dans  l'attente 
d'une  vie  immortelle.  Mais  le  T.bertin  n'a  aucun  de 
ces  avantages  :  il  doit  mourir ,  et  il  ne  l'ignore  pas  ; 
il  a  une  ame  immortelle,  et  il  ne  le  croit  pas;  la 
connoissance  qu'il  a  de  sa  mort  l'afflige ,  et  l'ignorance 
de  son  immortalité  lui  ôte  le  remède  qui  pourroit  le 
consoler  dans  son  affliction  ;  il  n'a  une  raison  que 
pour  se  troubler  ou  pour  se  désespérer  ,  et  il  ne  se 
connoît  soi-même  que  pour  se  rendre  malheureux. 
Car  voilà  léiat  où  l  aveuglement  de  l'impiété  conduit 
enfin  les  hommes;  et  cela  par  un  juste  châtiment 
de  Dieu  ,  afin  que  leur  libertinage  même  leur  tienne 
lieu  de  tourment ,  et  qu'ils  n'en  retirent  point  d  autre 
fruit  que  de  vivre  dans  une  confusion  de  pensées 
qui  leur  représentent  déjà  et  qui  leur  avancent  les 
plus  douloureuses  peines  de  l'enfer. 

Mais,  dites-vous,  l'impie  dont  l'iniquité  est  con- 
sommée et  qui ,  selon  la  parole  de  Salomon  ,  est 
descendu  dans  le  fond  de  l'abîme  ,  ne  doit  plus 
craindre  la  mort ,  puisqu'il  ne  croit  plus  rien  après 
la  mort.  Et  moi  je  réponds  :  Peut-être  jouiroit-il  de 
cette  paix  ,  quoique  fausse  et  criminelle  ,  s'il  pouvoit 
trouver  un  point  fixe  dans  son  erreur  ,  et  si  la  même 
impiété  qui  le  fait  douter  de  tout,  pouvoit  le  rendre 
6Ùr   de   quelque   chose  ;    encore   même  ,  dit  saint 

Augustin  , 


DE   LA   MORT.  8i 

Anguslin  ,  ne  laisseroil-il  pas  de  craindre  alors  la 
mort  pour  l'intérêt  de  la  vie  qu'il  aime  ,  et  dont  il 
se  verroit  toujours  à  la  veille  d'être  privé ,  sans  rien 
apercevoir  dans  le  futur  ,  ni  du  côté  de  Dieu  ,  ni 
du  côté  de  la  créature ,  qui  le  dédommageât  de  celte 
perte.  Mais  le  malheur  de  sa  condition  va  bien  en- 
core plus  avant  :  car,  ne  pouvant  même  s'assurer  de 
ce  néant  chimérique  et  imaginaire  qu'il  se  promet 
après  la  mort,  et  n'en  ayant  tout  au  plus  qu'une 
foible  opinion ,  combattue  de  mille  doutes  et  de 
mille  préjugés  contraires;  vivant  dans  le  hasard  du 
oui  ou  du  non,  et,  malgré  son  infidélité,  courant 
tout  le  risque  d  une  éternité  affreuse  ,  il  faut  néces- 
sairement qu'il  craigne  même  ce  qu'il  ne  croit  pas. 
Concevez  bien  celte  pensée ,  qui  est  du  chancelier 
Gerson  ;  il  faut  ,  dis-je ,  qu'il  craigne  même  ce  qu'il 
ne  croit  pas  ,  et  celle  crainte  ,  dans  un  sens,  est  en- 
core plus  terrible  pour  lui  que  celle  qui  lui  vien- 
droit  de  la  certitude  des  jugemens  de  Dieu. 

Mais  son  libertinage ,  répliquerez-vous ,  peut  le 
rendre  insensible  à  tout  cela.  Je  veux ,  chrétiens  , 
que  son  libertinage  puisse  aller  jusqu'à  ce  point 
d'insensibilité  ,  c'est-à-dire,  jusqu'à  l'état  des  bêtes, 
dont  il  envie  peut-être  le  sort ,  et  auxquelles  il  am- 
bitionne d'être  semblable  :  Homo  cùm  in  honore 
esset ,  non  intellexit.  Comparatus  est  jumentis  in- 
sipientihus  y  et  similis  factus  est  illis  (i).  Mais  il 
faudroit  examiner  si  ce  seroit  là  un  avantage  pour 
lui ,  et  si  le  parti  de  l'insensibilité  ,  dans  un  danger 
d'uue  telle  conséquence ,  le  rendroil  moins  digne  de 

(i)  Psalm.  48  . 

TOME   VII.  6 


62  SUR    LA    CRAINTE 

compassion  que  les  alarmes  d'une  juste  crainte  qu'il 
auroil  à  soutenir.   Je  dis  dans  un  danger  que  lui- 
même  il  reconnoh  tout  au  moins  être  danger  ,  et 
auquel  il  avoue  que  son  insensibilité  ne  remédie  pas. 
Mais  ,  quoi  quil  en  soit  ,  il  est  toujours  vrai  que  , 
tandis  qu'il  aura  quelque  sentiment ,  bien  qu'il  ne 
croie  pas  les  suites  de  la  mort ,  il  les  craindra  :  or, 
je  prétends  que  ce  sentiment  ne  s'éteindra  jamais  en 
lui ,  non  plus  que  sa  raison  ,  et  que ,  dans  les  plus 
grands  emportemens,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  la 
plus  grande  corruption  de  son  esprit ,  il  portera  tou- 
jours au-dedans  de  soi  un  ver  ,  une  pensée  fâcheuse 
et  importune  ,  qui  lui  représentera  intérieurement  : 
Mais  si  tu  le  trompes;  mais  si  cette  mort  sensible 
el  passagère  qui  détruit  le  corps  est  suivie   d'une 
autre  mort  qui  fasse  la  réprobation  de  l'ame  ;  mais 
si  ce  qu'en  ont  cru  tous  les  saints  el  tous  les  sages 
du  christianisme  se  trouvoit  véritable  ;  mais  si  la 
passion  à  laquelle  tu  t'en  rapportes  l'aveugloit  et  le 
séduisoit,  où  en  serois-tu  ?  pensée  qui  le  troublera 
pendant  la  vie;  mais  qui  fera  encore  sur  lui  des  im- 
pressions bien  plus  vives  aux  approches  de  la  mort. 
Car  c'est  alors  que  l'impiété  la  pins  fière  et  la  plus 
résolue  commence  à  s'ébranler  et  à  se  démentir:  c'est 
alors  que  nous  voyons  ces  braves,  ces  intrépides,  ces 
hommes  qui  ne  tenoient  nul  compte  ,  ni  de  la  mort , 
ni  de  l'enfer,  et  qui,  dans  la  vigueur  d'une  santé 
parfaite,  s'esiimoient  assez  forts  pour  ne  pas  s'in- 
quiéter de  Dieu  el  de  ses  jugemens  ,  c'est  alors  que 
nous  les  voyons  marquer  des  foiblesses  pitoyables, 
être  saisis  de  frayeur  ;,  tomber  dans  le  désespoir,  de'- 


DE   LA   MORT.  83 

tester  le  passé ,  s'alarmer  du  présent ,  avoir  horreur 
de  l'avenir,  mais  une  horreur ,  dit  saint  Chrysostôrae, 
pareille  à  celle  des  démons  et  des  réprouvés ,  qui  ne 
sert  qu'à  augmenter  leur  peine  ,  et  qui  fait  même 
une  partie  de  leur  damnation. 

Ah  !  mes  frères,  écrivoit  saint  Paul  aux  Thessalo- 
niciens  ,  souvenez-vous  d'une  importante  maxime  , 
et  qu'elle  demeure  éternellement  gravée  dans  vos 
cœurs.  Car  nous  ne  voulons  pas  que  vous  ignoriez 
ce  que  vous  devez  savoir  touchant  l'état  de  ceux  qui 
meurent,  ou  plutôt  qui  dorment  du  sommeil  de  la 
mort ,  afin  que  vous  ne  vous  en  attristiez  pas  comme 
tous  ceux  qui  n'ont  point  la  même  espérance  que 
nous  :  Nolumus  ços  ignorare  ^fratres ,  de  dormien- 
tibus  y  ut  non  contristemini ,  sicut  et  ccteri  qui  spem 
non  hahent  (i).  C'est  à  vous  ,  mes  chers  auditeurs, 
que  j'adresse  aujourd'hui  ces  belles  paroles.  Observez, 
s'il  vous  plaît ,  le  sens  de  l'Apôtre  :  il  ne  nous  défend 
pas  de  craindre  la  mort ,  ni  d'être  touchés  de  la  mort 
de  nos  amis  et  de  nos  proches  ;  mais  il  nous  défend 
de  nous  affliger  et  de  craindre ,  comme  ceux  qui , 
vivant  sans  religion  ,  vivent  sans  espérance  des  biens 
éternels  ;  Sicut  et  ceteri  qui  spem  non  hahent:  pour- 
quoi? parce  que  cette  crainte  et  cette  tristesse  ,  pro- 
cédant alors  d'un  principe  d'infidélité,  ce  n'est  pas 
un  moindre  crime  devant  Dieu  que  l'infidélité  même. 
En  effet ,  il  m'est  permis  de  craindre  la  mort ,  mais 
il  ne  m'est  pas  permis  de  la  craindre  par  toutes  sortes 
de  motifs  ,  et  je  suis  prévaricateur  si  je  la  crains  d'une 
manière  qui  soit  opposée  à  la  pureté  de  ma  foi. 

,(i)  1.  Tliess.  4. 

6. 


S4  SUR   LA   CRAINTE 

Cependant ,  cliréliens ,  c'est  un  des  désordres  qui 
régnent  parmi  nous  :  on  voit  des  hommes  dans  le 
christianisme  qui  craignent  la  mort ,   non  pas   en 
fidèles  ,  mais  en  païens;  des  chrétiens  de  profession, 
mais  qui ,  n'en  ayant  que  le  nom  et  que  l'apparence , 
raisonnent  sur  l'autre  vie  comme  des  épicuriens  :  car 
vous  diriez  qu'il  y  a  encore  parmi  nous  des  partisans 
de  cette  secte,  et  Dieu  veuille  que  la  réflexion  que  je 
fais  ne  convienne  à  personne  de  ceux  qui  m'écoutent. 
Vous  me  demandez  le  moyen  de  se  préserver 
d'une   si  damnable   et   si  malheureuse  disposition 
d'esprit  et  de  cœur.  Le  voici,  tiré  d'un  des  plus 
illustres  exemples  que  nous   fournisse   l'Ecriture  : 
c'est  de  faire  ,  dans  la  vue  de  la  mort,  ce  que  faisoit 
le  patriarche  Job  au  milieu  de  ses  souffrances ,  lors- 
qu'accablé  de  calamités  il  se  voyoit  languir  et  mourir  ; 
c'est  de  renouveler  comme  lui  cette  confession  de 
foi  qui  soutenoit  sa  patience  et  sa  persévérance  , 
quand  il  disoit  :  Scio  qubd  Redemptor  meus  vivit , 
et  in  novissimo  die  de  terra  surrecturus  sum  ,  et  in 
carne  meâ  videho  Deum  salvatoTem  meum.  Reposita 
est  hœc  spes  in  sinu  meo  (i)  ;  Je  sais  que  j'ai  un  Pié- 
dempteur  vivant  dans  le  ciel ,  et  que  je  ressusciterai 
du  sein  de  la  terre  ;  je  sais  que  je  verrai  dans  ma 
propre  chair  et  de  mes  yeux  ce  Dieu  mon  Sauveur; 
je  sais  que  la  mort  n'est  pour  moi  qu'un  changement 
d  état  ;  qu'un  passage  pour  mon  ame ,  qu'un  sommeil 
pour  mon  corps  ;  qu'elle  ne  me  va  dépouiller  que 
pour  me  revêtir,  et  qu'en  m'ôtant  une  vie  fragile  et 
périssable ,  elle  doit  me  mettre  en  possession  d'une 

(i)  Job.  19. 


DE   LA   MORT.  8S 

vie  qui  ne  finira  jamais.  Oui ,  je  le  sais ,  ei  celle 
espérance  que  Dieu  me  laisse  comme  un  précieux 
dépôt ,  est  ce  qui  me  console  dans  mes  misères , 
ce  qui  me  fortifie  dans  mes  défaillances  ,  ce  qui 
mattaclie  à  mes  devoirs  ,  ce  qui  me  rend  invincible 
dans  mes  tentations ,  ce  qui  m'empêche  de  succomber 
à  la  violence  des  persécutions.  Sans  cette  espérance  , 
toute  ma  force  m'abandonneroit  en  mille  rencontres, 
et  je  céderois  aux  révoltes  de  la  nature  ;  mais  cette 
espérance  est  mon  support,  et  voilà  pourquoi  je  la 
conserve  dans  mon  cœur  :  Reposita  est  hœc  spes 
in  sinu  meo, 

Ali  !  Seigneur  ,  s'écrioit  David  (  autre  sentiment 
Lien  capable  d'affermir  en  nous  la  grâce  de  la  foi  )  , 
il  est  vrai ,  Seigneur  ,  vous  nous  avez  humiliés  dans 
ce  séjour  d'affliction  et  de  larmes  ,  en  nous  rendant 
sujets  à  la  mort  ;  mais  la  mort  à  laquelle  vous  nous 
avez  condamnés  n'est  point  une  véritable  mort  ;  ce 
n'est  qu'une  ombre  de  la  mort  ,  dont  vous  nous 
avez  couverts  pour  nous  faire  porter  les  marques  de 
votre  justice ,  et  pour  nous  faire  sentir  en  même 
temps  les  effets  de  votre  miséricorde  :  Humiliasti 
nos  in  loco  ojfflictionis  ^  et  cooperuit  nos  umhra 
mortis  (i).  Non,  dit  saint  Ambroise  ,  expliquant  ce 
passage  du  psaume  ,  la  mort  du  corps  n'est  qu'une 
ombre  et  une  représentation  de  la  mort  :  Mors 
carnis ,  umhra  mortis  ;  et  c'est  la  pensée  dont  se 
doivent  armer  et  munir  ,  non  -  seulement  les  pé- 
cheurs qui  ,  par  l'excès  de  leurs  crimes  ,  auroient 
en  quelque  sorte  perdu  le  don  de  la  foi  ,  mais  les 

(i)  Psalm.  43. 


86  SUR   LA    CRAINTE 

justes  mêmes  et  les  amis  de  Dieu  ,  dont  la  foi ,  par 
une  conduite  particulière  de  h  Providence  ,  ne  laisse 
pas  souvent  d'èlre  ébranlée  sur  le  sujet  de  la  mort. 
Car  ,    combien  d'ames  saintes  et  prédestinées  ont 
souffert  là-dessus  les  mêmes  atlaques  que  les  impies 
les  plus  déclarés  ?  A  combien  de  rudes  épreuves 
Dieu  n'a-t-il  pas  pris  plaisir ,  pour  faire  triompher 
sa  grâce  ,   d'exposer  leur  religion  ?  et  combien  de 
fois  un  chrétien  ,  au  milieu  même  de  ses  ferveurs, 
n'a-t-il  pas  pu  dire ,  aussi  bien  que  David  :  Mei  autem 
penè  moti  sunt  pedes  ,  penè   ejfusi  sunt  gressus 
mci  (i)  ;  A  la  vue  de  cet  alFreux  chaos  de  l'éternité 
que  j'attends  ,  j'ai  presque  délourné  mes  pas  de  la 
voie  où  je  marchois  ,  et  mes  pieds  ont  été  sur  le 
point  de  glisser  :  car  la  foi ,   qui  devoit  être  mon 
unique  appui ,  est  devenue  comme  chancelante  dans 
mon  cœur.  Combien,  dis-je  ,   ne  trouveroit-on  pas 
d'ames  élues  qui  tiennent  ce  langage  ?  Il  est  donc 
nécessaire  qu'elles  se  mettent  en  garde   contre  cet 
esprit  d'infidélité  qui  seroit  pour  elles  une  pierre  de 
scandale  et  un  écueil  où  elles  iroient  échouer.  Mais 
avançons,  et  voyons  maintenant  l'état  du  mondain 
qui  craint  la  mort  parce  qu'il  est  attaché  au  monde  : 
autre  espèce  de  crainte  dont  nous  avons  à  nous  pré- 
server ;  c'est  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Le  Saint-Esprit  l'a  dit ,  chrétiens ,  et  nous  n'en 
sommes  que  trop  convaincus  par  l'expérience  sen- 
sible que  nous  avons  de  notre  misère  et  de  celle 

(i)  Psalm.  -3. 


DE   LA   MORT.  ^j 

des  autres  ,  que  rien  n'est  plus  fâcheux  ni  plus  amer 
que  le  souvenir  de  la  mort  pour  un  homme  du 
monde ,  qui  fait  consister  son  repos  et  son  bonheur 
dans  la  jouissance  des  biens  temporels  :  0  mors , 
^uàm  amara  est  mcmorîa  tua  homini  pacem  ha- 
henti  in  suhstantiis  suis  (i)  /  Prenez  garde  ,  mes 
frères  ,  nous  fait  ingénieusement  remarquer  saint 
Augustin  ,  aux  deux  termes  dont  se  sert  l'Ecriture, 
Elle  ne  dit  pas  que  la  pensée  de  la  mort  est  triste 
et  affligeante  à  celui  qui  possède  les  biens  temporels, 
mais  à  celui  qui  a  établi  sa  paix  et  sa  félicité  dans 
la  possession  des  biens  temporels  :  Homini  pacem 
hahenti.  Déplus  ,  pour  exprimer  ces  sortes  de  bieus, 
elle  ne  les  appelle  pas  simplement  biens,  mais  elle 
leur  donne  le  nom  de  substance  ,  et  veut  par  là 
signifier  la  fausse  idée  que  nous  en  avons;  In  siths- 
tantiis  suis.  Car ,  les  justes  qui  ont  l'esprit  de  Dieu 
ne  considèrent  ces  biens  que  comme  de  foibles  ac- 
cidens ,  dont  ils  peuvent  aisément  se  passer  ;  qu'ils 
ont  aujourd'hui  et  qu'ils  n'auront  pas  demain, donlla 
perte  pourra  leur  causer  quelque  légère  altération  , 
mais  sans  préjudice  de  cette  consistance  ferme  et 
immobile  que  la  grâce  leur  donne  :  au  lieu  que  les 
mondains  attachés  à  ces  biens  terrestres ,  en  font 
leur  principal  et  leur  capital ,  rapportant  tout  à  ces 
biens  ,  ne  se  mesurant  que  par  ces  biens  ,  ne  s'ap- 
puyant  et  ne  faisant  fond  que  sur  ces  biens ,  comme 
si  eux-mêmes  ils  étoient  faits  pour  ces  biens  ,  et  que 
ces  biens  ne  fussent  pas  plutôt  faits  pour  eux  :  Ho- 
mini pacem  hnhenti  in  suhstantiis  suis.  Or  ,  c  est 
(i)  Eccli.  4i. 


88  SUR   LA    CRAINTE 

aux  hommes  de  ce  caractère ,  non  point  absolument 
aux  grands  ni  aux  riches  ,   que  ie  souvenir  de  la 
mort  fait  horreur;   c'est  pour  eux  qu'il   est  plein 
d'amertume  :  Qjiàm  amara  est  memoria  tua  !  Car , 
comme  dit  saint  Chrysoslôme  ,   raisonnant  sur  les 
mêmes  paroles  de  1  Ecriture  ,  on  a  vu  des  grands 
dans  le  christianisme  ,    et  des  riches  ,   par  un  effet 
de  la  grâce  toute  -  puissante  de  Dieu  ,   méditer  la 
mort  avec  plaisir  ,  en  entendre  parler  avec  joie ,  en 
recevoir  la  nouvelle  sans  trouble  :  pourquoi  ?  parce 
que  tout  riches  ,   tout  grands  qu'ils  étoient  ,  leurs 
désirs  ne  se  portoient  ni  aux  grandeurs  humaines  , 
ni  aux  richesses.   Ils  les  possédoient  sans  attache , 
et  ils  les  perdoient  sans  regret.   Mais  on  n'a  jamais 
vu  de  grands  ni  de  riches ,  attachés  à  ce  qu'ils  étoient 
et  à  ce  qu'ils  possédoient  ;  ni  jamais  ,  si  vous  voulez  , 
on  n'a  vu  de  petits  et  de  pauvres  attachés  à  ce  qu'ils 
ji'étoient  pas  et  à  ce  qu'ils  ne  possédoient  pas ,  qui 
ne  fussent  effrayés  de  la  mort.  En  effet,  chrétiens, 
l'étrange  et  douloureuse  pensée  pour  un  homme  du 
siècle  qui  vit  à  son   aise  ,    qui  se  voit  bien  établi 
dans  le  monde  ,  qui  se  trouve  revêtu  d'une  charge , 
d'une  dignité  honorable  ,    qui  ne  manque  de  rien 
pour  se  maintenir  dans  la  splendeur  et  dans  l'éclat; 
qui ,  dans  l'opulence  ,  dans  la  réputation  ,  dans  le 
crédit  011  il  est ,  peut  tout  et  est  au-dessus  de  tout  : 
quelle  pensée  pour  lui  au  milieu  de  tout  cela ,  que 
cette  réflexion  :  Il  faut  mourir  !  Ne   parlons  point 
de  ces  fortnnes  si  hautes  ni  si  complètes  qui  font 
les  heureux  de  la  terre.  Gomme  elles  sont  aujour- 
d'hui plus  rares ,  cette  moralité  ne  s'étendroit  pas 


DE   LA   MORT.  89 

bien  loin.  Parlons  de  celles  qui  sont  moins  éclatantes 
€t  plus  ordinaires.  Quelle  pensée  pour  un  homme, 
même  du  commun  ,  qui  voit  sa  famille  honnêtement 
pourvue  ,  qui  a  des  biens  suflisamment ,  qui  en  jouit 
et  s'en  fait  honneur,  qui  n'a  ni  embarras  ,  ni  soins, 
et  dont  la  santé  ,  les  forces  et  l'âge  ,  répondent  à 
tout  le  reste  (  car  c'est  ainsi  que  le  texte  sacré  nous 
le  dépeint  dans  les  paroles  suivantes;  Viro  quieto , 
et  cujus  viœ  directœ  sunt  in  omnibus  ,  et  adhuc 
valenti  accipere  cihum  (i)  /  )  quel  souvenir,  dis-je, 
pour  ce  mondain  ,  que  cette  sombre  et  désolante 
considération  :  il  faut  mourir  ! 

Or ,  c'est  en  cela  qu'il  me  paroît  digne  de  com- 
passion :  non  point  seulement  de  ce  qu'étant  attaché 
d'esprit  et  de  cœur  aux  biens  de  cette  vie  ,  il  ap- 
préhende la  mort  ;  mais  de  ce  qu'envisageant  la 
mort ,  il  a  été  assez  aveugle  pour  s  attacher  à  des 
biens  qui  passent  si  vite  ,  et  de  ce  que  la  nécessité 
de  mourir  ne  l'en  détache  pas.  Voilà  sur  quoi  je 
déplore  son  aveuglement.  En  effet  ,  si  la  vie  pré- 
sente devoit  toujours  durer  ,  je  ne  m'élonnerois  pas 
qu'il  y  eût  des  ambitieux  et  des  avares  sujets  aux 
passions  déréglées  qui  les  dominent.  Quelque  vaines 
et  frivoles  que  soient  ces  passions  ,  je  comprends 
qu'elles  deviendroient  alors  sérieuses  et  prudentes; 
et  que  ,  dégagés  du  souvenir  de  la  mort ,  nous  pour- 
rions nous  faire  un  point  de  sagesse  de  suivre  et  de 
contenter  nos  désirs  :  pourquoi  ?  parce  que  nous 
aurions  droit  de  compter  pour  réel  tout  ce  que  le 
inonde  a  de  spécieux  et  d'apparent ,  el  que  notre 

(1)  Ecclcs.  41  • 


go  SUR   LA    CRAINTE 

raison  même  commcnceroil  à  être  d'inlelligence  avec 
la  cupidilé  el  l'ambilion  qui  nous  domineroit.  Je  dis 
encore  plus  :  Si  nous  devions  seulement  vivre  aulanl 
que  ces  premiers  patriarches  ,  fondateurs  du  monde, 
à  qui  des  siècles  entiers ,  selon  le  témoignage  de 
l'Ecriture  ,  n'étoient  que  la  fleur  de  l'âge  ,  el  qui , 
sans  vieillesse  ni  caducilë  ,  voyoient  une  longue  el 
nombreuse  suite  de  générations  ,  peut-être  consen- 
lirois-je  que  nous  eussions  pour  les  biens  temporels 
quelque  empressement  el  quelque  ardeur.  L'éloi- 
gnement  du  terme  sembleroit  en  quelque   manière 
nous  justifier  ,  quoiqu'alors  même  nous   devrions 
toujours  modérer  nos  inquiétudes  et  réprimer  notre 
convoitise  par  la  vue  de  la   mort ,   qui  ,   quelque 
éloignée  qu'elle  fût  ,   étant  néanmoins  certaine   et 
assurée  ,   nous  les  raviroil  enfm  ;   et  c'est  la  belle 
observation  de  saint  Jér«*)me  que  je  vous  prie  de 
faire  après  lui.  Il  dit  que  c'est  pour  cela  que  Moïse  , 
dans  la  Genèse  ,  faisant  la  supputation   des  années 
que  chacun  de  ces  premiers  hommes  avoit   vécu  , 
ajoutoil   toujours   cette   conclusion   générale   :    Et 
mortuus  est  ;  el  il  mourut.   Noé  vécut  neuf  cents 
ans  ,  et  il  mourut;  Seth  tant  d'années  ,  et  il  mourut: 
ainsi  des  autres.  Pourquoi  celte  addition  :  et  il  mou- 
rut? Ne  l'entendoit-on  pas  assez  ,  el  n'étoit-ce  pas 
assez  de  marquer  l'espace  de  temps  que  leur  vie 
avoit  duré?  Ah  !  répond  saint  Jérôme  ,   c'est  pour 
nous  apprendre  que  quand  nous  aurions  à  vivre  des 
milliers  de  siècles ,  nous  aurions  toujours  tort  de 
nous  passionner  pour  les  biens  présens  ,  puisqu'il 
seroit  encore  vrai  de  dire  de  nous  :  Et  il  mourra* 


DE    LA   MORT.  Ql 

Or ,  cela  seul  devroit  corriger  l'excès  de  nos  afFec- 
lions  et  rompre  tous  nos  altachemens.  J'en  conviens, 
mes  chers  auditeurs  ,  et  à  Dieu  ne  plaise  que  je 
veuille  contredire  le  sentiment  de  ce  saint  docteur. 
Mais  après  tout ,  il  faut  avouer  que  dans  celte  sup- 
position d'iHie  vie  de  plusieurs  siècles  ,  nos  attache- 
mens  auroient  quelque  prétexte  et  quelque  appa- 
rence d'excuse.  Mais  notre  vie  se  trouvant  bornée 
à  un  si  petit  nombre  de  jours  ,  et  nous  attachant  à  ■ 
celte  vie  courte  et  passagère  ,  comme  nons  nous  y 
attachons  ,  et  à  ses  biens ,  en  vérité  ,  mes  frères , 
sommes  -  nous  sages  et  avons  -  nous  de  quoi  nous 
justifier  ,  je  ne  dis  pas  devant  Dieu  ,  mais  je  dis 
même  devant  nous  et  à  notre  propre  tribunal  ?  N'y 
a-t-il  pas  en  ceci  de  renchantement,  et  pour  parler 
avec  le  Saint-Esprit,  de  l'ensorcellement  :  Fasci- 
natio  nugacitatis  (i)  .^  Ah  !  insensé  que  vous  êtes, 
dès  celte  nuit  même  on  va  vous  redemander  votre 
ame  :  vous  mourrez  ;  et  pour  qui  sera  tout  ce  que 
vous  avez  amassé  ?  Ainsi  est-il  dit  dans  l'évangile 
à  ce  riche  ,  qui  prélendoit  goûter  tranquillement  et 
long-temps  le  fruit  de  ses  peines  :  Slulte  ,  hâc  nocLe 
animam  tuam  répètent  à  te  ;  quœ  autem  parasti 
eu  jus  erunt  (  2  )  ?  Voyez  -  vous  ,  reprend  saint 
Bernard  ,  la  qualité  que  donne  l'esprit  de  Dieu  à 
celui  qui  met  son  cœur  dans  les  biens  de  la  terre? 
Il  ne  lui  reproche  pas  expressément  sa  foibIesse,sa 
témérité  ,  son  peu  de  religion  et  de  foi  ,  mais  sa 
folie  :  Stuîtc  ;  parce  que  cette  parole  comprend  tous 
les  autres  reproches  ,  et  enchérit  même  au  -  dessus. 

(i)  Sap.  4-  —  (■>•)  Luc.  12. 


92  SUR    LA    CRAINTE 

Devoir  mourir  et  s'enléler  des  biens  de  la  vie  jusqu'à 
en  faire  l'unique  objet  de  ses  désirs  ,  c'est  perdre 
le  sens. 

Vous  ne  devez  donc  pas  ,  mon  cher  auditeur  , 
être  surpris  ,  ni  trouver  mauvais  ,  si  je  vous  traite 
aujourd'hui  comme  cet  homme  de  l'évangile  ,  et  si 
je  vous  dis  ,  tout  sage  d'ailleurs  et  tout  prudent  que 
vous  pouvez  être  selon  le  monde  :  Siulte;  Insensé  , 
pourquoi  ce  soin  extrême  de  votre  corps  ,  qui  sera 
bientôt  la  pâture  des  vers  ?  pourquoi  ces  vastes 
desseins  que  la  mort  dans  peu  va  renverser  et  faire 
évanouir?  pourquoi  tant  chercher  à  vous  agrandir 
et  à  vous  étendre  ,puisqu'au  bout  de  quelques  jours 
six  pieds  de  terre  vous  suffiront  ?  Quand  la  concu- 
piscence s'alkimera  dans  votre  ame  ,  disait  saint 
Paul  ,  et  que  ,  maîtresse  de  votre  raison  ,  elle  vous 
enivrera  des  choses  visibles  ,  savez-vous  mes  frères  , 
comment  vous  pourrez  l'éteindre  et  en  arrêter  les 
emportemens  ?  ce  sera  par  celte  pensée  :  Hé  !  nous 
n'avons  point  ici  de  demeure  permanente  ;  mais 
tandis  que  nous  vivons  dans  ce  corps  mortel ,  nous 
sommes  hors  de  notre  patrie  ,  et  nous  ne  devons 
r^ous  regarder  que  comme  des  voyageurs.  Or,  si 
l'on  voyoit  un  voyageur  s'intéresser  à  tout  ce  qui  se 
passe  sur  sa  route  ,  prendre  feu  sur  cela  ,  en  être 
agité,  affligé,  désolé,  quelle  idée  s'en  formeroit- 
on  ?  Voilà  néanmoins  ce  que  nous  faisons  ;  voilà  ce 
qui  nous  inspire  de  si  vives  craintes  de  la  mort ,  et 
ce  qui  nous  rend  dans  nos  craintes  et  nos  frayeurs 
si  dignes  de  pitié.  Car  de  se  laisser  surprendre  à 
des  biens  faux  et  apparens  ,    et  de  s'attirer  par  là , 


DE   LA   MORT.  93 

en  vue  de  la  iHiort ,  des  frayeurs  et  des  peines 
réelles  et  effectives  ,  c'est  une  illusion  qui  ,  dans 
l'ordre  de  la  Providence  ,  peut  bien  même  être  re- 
gardée comme  une  punition.  Pendant  que  l'Apôlre 
étoit  dans  cette  terre  d'exil ,  il  souhailoit  sans  cesse 
de  se  voir  au  bout  de  sa  carrière  ,  parce  qu'il  ne 
tenoit  à  rien  ,  et  qu'il  avoit  le  cœur  libre  et  dégagé 
de  tous  les  objets  matériels  et  mortels  :  Quis  me 
liherahit  de  corpore  mortis  hujus  (i)  .^  Mais  si  nous 
ne  sommes  pas  dans  la  même  disposition  ,  ou  plutôt , 
si  nous  sommes  dans  une  disposition  toute  contraire, 
ce  qu'ajoute  ce  docteur  des  nations  ne  nous  convient 
que  trop  :  Ingemiscimus  gravati  ,  eb  qubd  nolumus 
expoliari  (2)  ;  Nous  gémissons  à  l'aspect  de  la  mort: 
les  infirmités  ,  les  maux  qui  en  sont  les  avant-cou- 
reurs et  qui  nous  avertissent  qu'elle  approche ,  nous 
remplissent  l'esprit  desombres  images,  et  nous  font 
pousser  de  profonds  soupirs  ,  parce  que  nous  ne 
voulons  point  être  dépouillés  de  ces  biens  que  nous 
avons,  et  qu'il  faut  quitter  en  mourant. 

Quel  spectacle  ,  mes  chers  auditeurs  ,  qu'un  riche 
mondain  aux  prises  avec  la  mort ,  et  qui ,  jusqu'à 
la  dernière  extrémité  ,  se  défend  contre  elle  !  La 
mort  le  presse  de  sortir  ,  et  il  voudroit  toujours  ha- 
biter ces  agréables  et  superbes  appartemens  qui  sont 
l'ouvrage  de  ses  mains  ,  disons  mieux  ,  de  sa  vanité 
et  de  son  luxe.  Il  a  encore  dans  le  cœur  une  incli- 
nation qui  faisoil  toute  la  douceur  de  sa  vie ,  et  la 
mort  l'en  sépare  ,  ou  l'en  arrache  impitoyablement. 
Il  avoit  encore  des  vues  pour  l'accroissement  de  sa 

(1)  Rom.  7.  —  (2)  fl.  Cor.  5. 


9.f  SLlR   LA    CRAINTE 

fortune,  il  avoil  des  projets  qu'il  éloit  sur  le  point 
d'exécuter  ,  et  la  mort  dans  un  moment  déconcerte 
tout.  De  quoi  est  -  il  touché  ?  de  celte  sortie  du 
monde  ,  de  cette  séparation  ,  de  ce  renversement  , 
de  ce  débris  subit  et  si  général.  Hé  !  mon  cher 
frère  ,  voilà  ce  qui  m'effiaie  pour  vous.  C'est,  dis-je , 
de  voir  que  ce  qui  excite  alors  vos  regrets  ,  ce  sont 
ces  mêmes  passions  qui  ont  fait  vos  crimes  et  vos 
désordres  durant  tout  le  cours  de  vos  années.  Si 
vous  craigniez  la  mort  par  mille  autres  endroi's  qui 
peuvent  la  faire  craindre  aux  pécheurs ,  je  m'en 
consolerois  ,  et  je  me  mellrois  en  devoir  de  vous 
apprendre  à  profiter  de  cette  crainte.  Si ,  dans  l'ap- 
préhension de  la  mort ,  vous  travailliez  à  étouffer  ces 
passions  et  à  rompre  volontairement  ces  habitudes 
qui  vous  attachent  à  la  vie  ,  je  vous  en  féllclterois 
et  j'en  bénirois  Dieu.  jMais  que  vous  ne  soyez  sen- 
sible qu'à  ce  qui  vous  a  perdu  jusqu'à  présent,  et 
qu'à  ce  qui  doit  achever  de  vous  perdre ,  voilà  , 
encore  une  fois  ,  par  oii  votre  état  me  paroît  déplo- 
rable et  bien  terrible. 

Que  faut- il  donc  faire  ,  et  de  tout  ceci  quelle 
conclusion  ?  c'est  de  mourir  dès  maintenant  et  de 
bonne  heure  en  esprit ,  pour  ne  plus  tant  craindre 
de  mourir  en  effet.  C'est  de  fermer  les  yeux  à  cette 
figure  du  monde  qui  nous  éblouit  et  qui  passe  , 
afin  de  n'avoir  plus  tant  de  peine  à  la  laisser  passer, 
et  de  n'entrer  plus  sur  cela  en  de  si  violentes  agi- 
talions  ;  c'est  d'éloigner  notre  cœur  ,  de  le  dégager 
et  de  le  déprendre  de  tout  ce  qu'il  faudra  un  jour 
quitter.  Mais,  me  dlrez-vous  ?  nous  craindrons  ton- 


\ 


DE    LA    MORT.  ^5 

jours  la  mort  par  un  senliment  naturel.  Voilà  à  quoi 
je  vais  répondre  ,  en  parlant  de  ceux  qui  craignent 
la  mort  par  un  sentiment  de  la  nature  ,  et  qui  ne 
font  ,  pour  se  fortifier  contre  cette  crainte  ,  nul 
usage  de  leur  religion  :  c'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME   PARTIE. 

Je  le  sais,  chre'tiens,  et  je  n'en  puis  disconvenir* 
c'est  un  senliment  que  la  nature  a  de  tout  temps  im- 
primé dans  les  cœurs  des  hommes  ,  sans  en  excepter 
même  les  sages  ni  les  chrétiens  ,  de  craindre  la  mort 
et  de  la  regarder  avec  frayeur.  Mais  je  sais  aussi  que 
de  tout  temps  les  sages  ont  trouvé  moyen  de  corriger 
sur  ce  point  la  nature  par  la  nature  même,  et  qu'ils 
se  sont  rassurés  par  leur  propre  raison  contre  toutes 
les  raisons  qui  formoient  en  eux  ces  craintes  involon- 
taires dont  ils  vouloient  se  délivrer.  Or ,  ne  sommes- 
nous  pas  bien  dignes  de  compassion  ,  si  nous  ne  fai- 
sons pas,  avec  les  secours  de  la  grâce  et  les  lumières  du 
christianisme ,  ce  que  les  philosophes  ont  fait  par  la 
seule  lumière  naturelle;  et  si  nous  avons  moins  de 
force  dans  la  vraie  religion ,  qu'ils  n'en  ont  témoigné 
dans  l'idolâtrie  et  la  superstition? 

Car  Je  suis  surpris ,  et  vous  devez  l'être  comme 
moi,  en  considérant  ce  que  ces  païens  ont  pensé  et 
ce  qu'ils  ont  pratiqué  sur  le  sujet  de  la  mort;  les 
excellentes  idées  qu'ils  en  ont  conçues  et  les  géné- 
reux eflforts  de  magnanimité  et  de  constance  par 
où  il  les  ont  soutenues.  Tantôt  ils  prétendoient  que 
c'éloit  pour  nous  une  crainte  ridicule  que  celle  de  la 
mort ,  étant  déjà  morts  tant  de  fois ,  et  mourant  tous 


96  SDR   LA   CRAINTE 

les  jours:  TSlosmorlcm  ridicule  iimemus ^  todes  jam 
mortui  et  morientes  {y).  Qu'est-ce  à  dire,  morts  tant 
de  fois  ?  c'est  qu'autant  d'années  que  nous  avons  vécu 
et  qui  ne  reviendront  jamais,  ce  sont  autant  de  por- 
tions retranchées  de  notre  vie,  et  comme  autant  de 
morts  par  où  nous  avons  passé.  Et  qu'est-ce  à  dire, 
mourant  tous  les  jours?  c'est  que  chaque  moment  qui 
nous  échappe  sans  retour,  est  une  épreuve  conti- 
nuelle de  la  mort  :  Toties  jam  mortui  et  morientes. 
Tantôt  ils  s'étonnoient  comment  on  pouvoit  crain- 
dre si  long-temps  ce  qui  devoit  durer  si  peu,  et 
comment  ce  point  de  la  mort,  qui  est  presque  im- 
perceptible ,  pouvoit  altérer  et  troubler  toute  la  paix  * 
de  notre  ame  :  Quomodb  cjuod  tam  citbjity  timetur 
diîi?  Tantôt  ils  posoient  pour  principe  que  la  mort, 
rendant  justice  à  tout  le  monde  et  faisant  raison  à  un 
chacun  des  injures  qu'il  prétend  avoir  souffertes,  on 
avoit  tort  de  se  plaindre  d'elle  :  Quid  mortem  que- 
reris  ?  mors  sola  jus  œquum  generis  humani.  En 
effet,  ces  inégalités  si  odieuses  de  la  fortune,  ces 
discernemens  si  aveugles  de  la  faveur ,  ces  rabaisse- 
mens  du  mérite  et  de  la  vertu  ,  ces  élévations  des  plus 
vils  sujets,  enfin,  ces  iniquités  du  siècle  qui  nous 
irritent  et  qui  excitent  notre  indignation  :  tout  cela 
doit  cesser  à  la  mort,  et  c'est  uniquement  de  la 
mort  que  nous  devons  espérer  de  voir  la  fin  de 
tout  cela.  Or,  celte  espérance  est  une  des  plus 
douces  consolations  dans  les  disgrâcesde  la  vie  : 
Mors  sala  jus  œquum  generis  humani,  ^\.dXi\o\.  ils  dé- 
montroient  que  la  mort,  qui  est  le  terme  commun 

iji)  Senec. 


DE   LA   MORT.  97 

011  tendent  tons  les  hommes ,  servoit  de  remède  à 
plusieurs,  étoit  le  souhait  de  quelques-uns,  faisoit 
le  bonheur  et  la  félicité  des  autres  ;  et  qu'au  reste , 
elle  ne  devoit  jamais  être  mieux  reçue ,  que  quand  elle 
venoil  avant  qu'on  fût  réduit  à  la  nécessité  de  la  dé- 
sirer: Mors  omnibus  finis  i  multis  remedium,  qui" 
husdam  vutum ,  de  nuîlis  meliùs  emerita ,  quàm  de 
his  ad  quos  venit  antequàm  im'ocetur» 

Et  ils  avoient  raison  :  car  qui  fera  bien  attention  à 
toutes  les  misères  dont  la  mort  nous  dégage ,  et  à 
toutes  les  peines  qui  accompagnent  la  caducité  d'une 
longue  vie,  conclura  aisément  que  la  brièveté  de  nos 
jours  est  une  des  grâces  dont  nous  sommes  redevables 
à  la  Providence.  Que  dirai-je  encore?  Tantôt  ils  con- 
cevoient  la  mort  comme  un  heureux  élarçfissement 
après  une  triste  captivité ,  tantôt  comme  le  retour 
d'un  fâcheux  exil,  tantôt  comme  l'afFranchissement 
d'une  milice  laborieuse ,  tantôt  comme  une  prompte 
et  parfaite  guérison  :  car  c'est  ainsi  qu'ils  se  la  repré- 
sentoient,  et  qu'ils  nous  en  ont  fait  la  peinture.  Mais 
tout  cela,  me  répondrez-vous ,  ce  n'étoient  que  des 
spéculations  et  de  pompeuses  paroles  qui  n  empe- 
choient  pas  ces  sages  de  la  gentilité  d'avoir  la  mort 
en  horreur  et  de  la  fuir.  Vous  vous  trompez,  chré- 
tiens; ce  n'étoient  ni  de  vaines  paroles,  ni  de  sèches 
spéculations.  G'éloient  pour  eux  des  raisons  efficaces 
qui  les  persuadoient,  et  qui  même  les  persuadoient 
souvent  jusqu'à  l'excès,  puisqu'ils  en  sont  bien  des 
fois  venus  jusqu'à  se  rendre  homicides  d'eux-mêmes, 
et  à  s'en  faire  un  honneur,  un  plaisir,  une  vertu. 
G'étoit  une  erreur  du  paganisme  ;  mais  notre  confu- 
TOME   YII.  y 


98  SUR   LA    CRAINTE 

sion  est  que  ces  païens  ayant  eu  assez  de  grandeur 
d'ame  et  de  fermeté  pour  aimer  la  mort  et  pour  la  re- 
chercher, nous  qui  sommes  chrétiens^  nous  en  ayons 
trop  peu  pour  ne  la  pas  craindre. 

Je  dis  qu'en  cela  consiste  etparoît  notre  foiblesse  : 
pourquoi?  parce  que  la  religion  que  nous  professons , 
nous  fournit  des  motifs  bien  pluspuissans  pour  nous 
adoucir  la  mort,  et  pour  nous  la  faire  considérer  d'un 
œil  tranquille  et  assuré.  Car  prenez  garde ,  s'il  vous 
plaît  :  tout  ce  qu'en  ont  dit  ces  infidèles  et  tout  ce 
que  je  viens  de  tirer  de  leur  morale ,  n'éloient  que 
des  productions  de  l'esprit  humain ,  que  des  raisonne- 
mens  et  que  des  sophismes  dont  leur  orgueil  se  flalloit. 
Mais  dans  le  christianisme  nous  avons  les  raisons  les 
plus  solides,  les  raisons  les  plus  essentielles ,  les  rai- 
sons les  plus  capables  de  pénétrer  nos  esprits  et  de 
répandre  dans  nos  cœurs  une  onction  de  grâce  en 
faveur  de  la  mort  et  à  l'avantage  de  la  mort.  Vous 
me  les  demandez  ;  et  les  voici  telles  que  la  foi  nous  les 
propose ,  et  que  nous  devons  nous  les  proposer  à  nous- 
mêmes  :  la  vue  de  Jésus-Christ  mourant,  l'attente 
du  royaume  de  Dieu ,  l'exemple  des  saints  et  de  tant 
de  justes,  les  trésors  infinis  de  grâce  dont  la  mort 
peut  être  enrichie.  A  quoi  serons-nous  sensibles ,  si 
rien  de  tout  cela  ne  fait  impression  sur  nous?  Re- 
prenons. 

La  vue  de  Jésus-Christ  mourant,  de  ce  Dieu  qui, 
immortel  de  sa  nature,  ne  s'est  revêtu  de  notre  chair , 
selon  la  théologie  de  saint  Paul ,  et  selon  son  expres- 
sion ,  que  pour  goûter  la  mort ,  et  en  la  goûtant ,  lui 
ôier  toute  son  amertume  :  Ut  gratià  Dei  >  pro  omni- 


t)E   LA   MORT.  g() 

hiis  gustaret  mortem  (i).  Cependant ,  chrétien  foible 
et  lâche ,  cette  mort  vous  paroit  encore  amère.  Jésus- 
Christ  l'a  goûtée  pour  vous ,  et  il  vous  semble  dur 
de  la  fifoûler  pour  lui  et  après  lui.  Quelque  soin  qu'il 
ait  pris  d'y  répandre  une  douceur  divine ,  vous  la 
rejetez  comme  un  calice  plein  de  fiel  et  d'absynthe. 
L'Apôtre  a  beau  se  féliciter  de  ce  que  la  mort  a  été 
comme  absorbée  et  dépouillée  par  le  triomphe  de  cet 
homme-Dieu  sur  elle  :  Ahsorpia  est  mors  in  Victo- 
ria (2);  il  a  beau  la  défier ,  et  par  une  espèce  d'insuhe 
qui  n'a  rien  de  présomptueux ,  lui  demander  :  O  mort , 
où  est  ta  victoire?  où  est  ton  aiguillon?  JJhï  est^  mors^ 
Victoria  tua?  ubïest ,  mors ,  stimulus  tuu  s  ?  (3)  tout 
cela'  ne  nous  touche  point.  La  mort  est  toujours  vic- 
torieuse de  notre  foiblesse,  elle  a  toujours  à  notre 
égard  la  même  force ,  toujours  le  même  aiguillon , 
et  l'on  diroil  que  la  vertu  de  la  croix  et  de  la  mort  du 
Rédempteur  ,  est  en  quelque  sorte  anéantie.  Le  pri- 
vilège des  chrétiens  unis  à  Jésus-Christ, est  de  mourir 
et  de  ne  pas  sentir  le  tourment  ni  l'affliction  de  la 
mort  :  Et  non  tanget  illos  tormentum  mortis  (4). 
Mais  nous  renonçons  à  ce  privilège  ;  et  par  une  pu- 
sillanimité indigne  de  notre  foi ,  nous  sentons  non- 
seulement  ce  tourment  de  la  mort ,  mais  nous  l'an- 
ticipons ,  mais  nous  l'augmentons. 

Ce  n'est  pas  assez  :  l'attente  du  royaume  de  Dieu  , 
de  ce  royaume  du  ciel  où  nous  savons  que  nous  ne 
pouvons  entrer  qu'après  la  mort ,  puisque  Dieu  lui- 
même  nous  l'a  déclaré  :  Nemo  videbil  me ,  et  vivet, 
K'est-il  pas  étonnant  que  ,  parmi  les  demandes  que 

(1)  Hcbi.  2,  •-  (2)  i.  Cor.  i5.  —  (3)  Ibid.  —  (4)  Sap.  3. . 

7. 


ÎOO  SUK   LA   CRAINTE 

nous  faisons  à  Dieu  ,  une  des  premières  et  des  plus 
importantes  soit  que  son  règne  arrive  pour  nous  , 
Adveniat  regnum  tuum  (  i  );  et  qu'en  même  temps  , 
par  une  visible  contradiction  ,  nous  souhaitions  avec 
tant  d'ardeur  de  retarder  le  plus  qu'il  nous  est  pos- 
sible l'avènement  de  ce  règne? N'est-il  pas  étrange  que 
ce  règne  de  Dieu  devant  être  notre  souverain  bien , 
nous  en  redoutions  les  approches  comme  notre  sou- 
verain mal  ?  Quand  le  patriarche  Jacob  ,  dans  une 
extrême  vieillesse ,  vit  Joseph  son  fils  comblé  d'hon- 
neur et  de  gloire  ,  et  dominant  sur  toute  l'Egypte , 
l'Ecriture  nous  apprend  qu'il  fut  transporté  dun 
mouvement  de  joie  ,  et  qu'il  s'écria  :  Ah  !  mon  fils  , 
c'est  désormais  que  je  mourrai  content  puisque  je 
vous  revois  :  Jam  lœtus  moriar ,  quia  vidi  faciem 
tuam  (2).  Hé  quoi  !  rries  frères  ,  dit  saint  Bernard  , 
la  mort  paroissoit  douce  à  ce  père  ,  parce  qu'il 
voyoit  pour  un  moment  le  visage  de  son  fils  bien- 
aimé  ;  et  nous  ,  à  qui  la  mort  doit  procurer  le  bon- 
heur éternel  de  contempler  Dieu  même;  nous  à  qui 
elle  doit  révéler  la  gloire  de  Dieu  ;  nous  à  qui  elle 
doit  découvir  cet  objet  de  béatitude  que  l'oeil  n'a 
point  vu  ,  et  que  le  cœur  de  l'homme  n'a  jamais 
compris  ;  nous  qui  dans  celte  espérance  devrions  dire  : 
Ah  !  Seigneur  ,  je  mourrai  sans  peine  ,  et  je  mourrai 
même  avec  joie  ,  puisque  c'est  par  là  que  je  dois 
jouir  de  votre  divine  présence  :  Jam  lœtus  moriar , 
quia  visurus  sum  faciem  tuam  ;  au  lieu  de  parler 
de  la  sorte  et  de  le  penser  ,  nous  sommes  consternés 
à  la  seule  idée  de  la  mort ,  et  nous  frémissons  au 

(1)  "Niatth.  6.  —  (2)  Gènes.  46. 


DE   LA    MORT.  lOi 

moindre  péril  qui  nous  en  approche  ,  ou  qui  l'ap- 
proche de  nous. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  ;  l'exemple  des  saints  et 
de  tant  de  justes.  N'avons-nous  pas  les  mêmes  secours 
pour  nous  afi'ermir  contre  la  mort ,  et  d'oti  vient 
donc  que  nous  tenons  à  toute  heure  un  langage  si 
différent  et  même  si  contraire  à  celui  des  serviteurs 
de  Dieu  ?  Ecoutez  David  dans  l'ancienne  loi  :  Heu 
mi?n  y  quia  incola  fus  meus  prolongatus  est(^\^\ 
Hélas  !  que  mon  exil  est  long  ,  et  quand  finira-t-il  ? 
Multùm  incola  fuit  anima  mea  (2)  ;  Je  languis 
d'ennui  sur  la  terre  ,  parce  que  c'est  une  terre  étran- 
gère pour  moi  :  Quando  veniam  ,  et  apparelo  ante 
faciem  Dei  mei  !  Heureux  moment ,  oii  je  paroîtrai 
devant  mon  Dieu  !  Je  1  attends ,  je  le  désire ,  je  le  de- 
mande. Ainsi  ce  prophète  et  ce  saint  roi  s'en  expliquoit- 
il  ;  et  combien  d'autre  dans  la  loi  nouvelle  ont  eu  les 
mêmes  sentimens,  et  se  sont  servis,  pour  les  ex- 
primer ,  des  mêmes  paroles  ?  Mais  nous,  bien  au- 
trement disposés  ,  nous  trouvons  que  notre  exil  dure 
trop  peu  ;  nous  voudrions  demeurer  élernellement 
en  ce  monde,  et  en  faire  notre  pairie;  nous  gé- 
missons d'être  forcés  d'en  partir  ;  et  ce  départ  qui 
nous  désole  ,  nous  formons ,  pour  le  différer  ,  les 
■vœux  les  plus  vifs  et  les  plus  ardens. 

Enfin  les  trésors  de  mérites  dont  la  mort  peut 
être  enrichie.  Car  quelles  vertus  la  mort  ne  nous 
donne-t-elle  pas  occasion  de  pratiquer  ?  C'est  en 
vue  de  la  mort  que  nous  faisons  à  Dieu  le  sacrifice 
le  plus  héroïque  ,  qui  est  celui  de  notre  vie  ,  et  que 

(1)  Psal.  119. 


102  SUR    LA    CRAINTE 

nous  devenons  en  quelque  manière  semblables  aui 
martyrs.  C  est  par  une  libre  acceplalion  de  la  mort 
que  nous  l(5moignons  à  Dieu  la  soumission  la  plus 
généreuse  ,  et  que  nous  lui  rendons  le  devoir  de 
l'obéissance  la  plus  parfaite  ,  puisqu'elle  va  jusqu'à 
la  destruction  de  nous-mêmes.  C'est  au  milieu  des 
douleurs  de  la  mort  que  nous  commençons  à  nous 
iicquitter  auprès  de  la   justice  de  Dieu  ,  recevant 
l'arrêt  de  notre  mort'  en  esprit  de  pénitence;  lui 
offrant  notre  mort  ,  non-seulement  comme  une  sa- 
tisfaction générale    et  commune   du  péché  de  nos 
premiers  parens  ,  mais  comme  une  satisfaction  par- 
ticulière  et   personnelle   de   nos    propres   péchés  ; 
consentant,  pour  la  réparation  de  notre  avare  cupi- 
dité ,  à  être  dénués  de  tout  dans  le  sein  de  la  terre  ; 
pour  la  réparation  de  nos  vanités  et   de  notre  or- 
gueil ,  à  être  ensevelis  dans  les   ombres  et  dans  la 
poussière  du  tombeau  ;  pour  la  réparation   de  nos 
sensualités  et   de  nos  plaisirs  criminels  ,  à  devenir 
la  pâture   des  vers.  G  est   par  une  sainte  union  de 
notre  mort  avec  la  mort  de  Jésus-Christ  ,  que  nous 
entrons  en   participation  des  grâces   surabondantes 
que  ce  Dieu   Sauveur  a  renfermées  dans  sa    croix 
comme  dans  une  source  inépuisable  :  et  qui  peut 
dire  de  quelles  richesses  spirituelles  un  mourant  se 
sent  quelquefois  comblé  ?  ou  ,  sans  attendre  l'heure 
de  sa  mort ,  qui  peut  dire  de  quelles  impressions 
secrètes  un  chrétien  est  pénétré  ,  de  quels  mouvemens 
intérieurs  il  est  animé  ,  lorsqu'anticipant  son  dernier 
jour  ,  il  se  met  à  certains  jours  et  en  esprit  au  lit 
de  la  mort ,  et  qu'il  se  présente  à  Dieu  comme  une 


DE    LA    MORT.  1  o3 

viclinie  qui  lui  est  destinée  ,  et  qui  kii  doit  être 
immolée  ?  Or  ,  ce  qui  nous  est  si  salutaire  ,  si  méri- 
toire auprès  de  Dieu ,  quand  nous  en  savons  bien 
user  ,  par  quel  renversement  devient-il  le  sujet  de 
notre  aversion  ?  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  semble 
pouvoir  ,  par  la  religion  même  et  par  les  vues  de  la 
foi,  justifier  cette  crainte  excessive  de  la  mort, 
savoir ,  la  crainte  des  jugemens  de  Dieu  :  mais  là- 
dessus  je  vais  vous  satisfaire,  et  j'en  fais  la  courte 
conclusion  de  ce  discours. 

Je  dois  donc  en  convenir ,  chrétiens  auditeurs  , 
puisque  la  mort  est  suivie  d'une  éternité  bienheu- 
reuse ou  malheureuse  ;  puisque  c'est  la  mort  qui 
décide  pour  jamais  notre  destinée  danscette  éternité  ; 
puisqu'au  moment  de  la  mort  nous  devons  être  pré- 
sentés devant  le  souverain  Juge  ,  pour  lui  rendre 
un  compte  exact  de  toute  notre  vie ,  et  pour  en  re- 
cevoir par  un  dernier  arrêt ,  ou  la  récompense  ,  ou 
le  châtiment  :  toutes  ces  pensées  ,  qui  sont  comme 
les  points  fondamentaux  de  notre  foi  ,  vivement  re- 
tracées dans  nos  esprits  ,  et  bien  méditées  ,  ont  de 
quoi  nous  faire  trembler ,  et  nous  saisir  d'une  juste 
frayeur.  Mais  après  tout  ,  ma  proposition  ne  laisse 
pas  de  subsister;  et  je  prétends  toujours  que  si  cette 
crainte  de  la  mort  prédomine  en  nous  ;  que  si  c'est 
une  crainte  toute  pure  ,  sans  mélange  de  consola- 
lion  ,  et  qui  n'ait  pas  ce  tempérament  de  grâce  que 
lui  doit  donner  l'espérance  chrétienne,  même  dans 
la  personne  des  pécheurs,  quelque  sainte  qu'elle 
paroisse ,  nous  sommes  encore  dignes  de  compas- 
sion. Pourquoi    cela  ?  parce  qu'étant  chrétiens  ,   la 


i04  SUR  LA   CRAINTE 

foi  nous  fait  trouver  dans  la  mort  même  de  quoi  nous 
tenir  lieu  de  ressource  ,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi  , 
contre  ces  jiigemens  de  Dieu  si  formidables.  Or  ,  ce 
qu'il  y  a  de  pitoyable  en  nous  ,   c'est  que  tout  cela 
se  trouvant  dans  la  mort ,    nous  ne  l'y  trouvions 
néanmoins   jamais ,  et  que  nous  n'écoulions  la  foi 
qu'à  demi  ,  sur  un  sujet   où  nous  pouvons  la  faire 
servir   de   correctif  à  elle-même  ,  en  opposant  aux 
mérités  effrayantes  qu'elle    nous  enseigne  ,  d  autres 
.vérités  consolantes  qu'elle  y  ajoute.  Expliquons-nous. 
C'est  une  belle  réflexion  de  saint  Augustin  ,  lors- 
qu'il nous  dit  que  nous  devons  avoir  par  proportion 
les  mêmes  sentimens  et   les  mêmes  affections  pour 
la  mort  que  npus  avons  pour  Dieu.  Dieu  ,  remarque 
ce  saint  docteur  ,  est  tout  ensemble  et  aimable    et 
terrible.  Il  est  aimable,  parce  que  c'est  un  Dieu.de 
de  miséricorde  et  de  bonté  ;  et  il  est  terrible  ,  parce 
que  c'est  un  Dien  de  justice,  et ,  selon  l'expression 
de  l'Ecriture,  le  Dieu  des  vengeances.  Comme  ter- 
lible  ,  il  veut  être    craint  ;  et  comme   aimable  ,  il 
veut  être  aimé.   De  même  ,  reprend    ce   Père,  la 
mort  a  deux  visages  tout  différens.  Elle  est  redou- 
table d'une  part  ,  et  désirable    de   l'autre.  Redou- 
table ,  parce  qu'elle*  peut  être  pour  nous  le  commen- 
cement d'un  malheur  éternel  ;  mais  désirable ,  parce 
que  ,  selon  les  vues  de  Dieu  ,  elle  nous  doit  mettre 
en  possession  de  l'immortalité  et  de  la  gloire.  Il  faut 
donc  que  nous  la  craignions  ,  et  que  nous  l'aimions 
tout  à  la  fois  ,  c'est-à-dire  ,  que  nous  la  craignions 
d'une  crainte  mêlée  d'amour,  et  que  nous  l'aimions 
d'un  amour  accompagné  de  crainte.  Il  y  a  plus , 


DE   LA   MORT.  lo5 

ajoute  saint  Anguslin.  Car  corame  Dieu ,  qui  est  ai- 
mable et  terrible  ,  veut  ,  absolument  parlant ,  être 
plus  aimé  des  hommes  que  redouté  ,  aussi  devons- 
nous  plus  aimer  la  mort  que  la  craindre  ;  et  comme 
Dieu  ne  se  liendroit  pas  honoré  de  nous  autant  qu'il 
le  veut  être  ,  si  nous  le  craignions  plus  que  nous  lai 
nions  ,  ainsi  peut-on  dire  que  nous  ne  sommes  pas 
dans  une  disposition  parfaitement  chrétienne ,  si 
nous  craignons  plus  la  mort  que  nous  ne  l'espérons, 
parce  que  notre  crainte  et  notre  amour  par  rapport 
à  elle ,  doivent  suivre  la  mesure  de  notre  amour  et 
de  notre  crainte  à  l'égard  de  Dieu.  Il  faut  donc 
craindre  la  mort  par  esprit  de  foi  ;  mais  il  faut  en- 
core plus  lespérer  ,  et  la  désirer  en  esprit  de  foi. 
Tel  est  le  raisonnement  de  saint  Anguslin. 

.Ce  n'est  pas  que  les  saints  n  aient  craint  la  mort, 
ou  plutôt  les  suites  de  la  mort.  Car  le  même  saint 
Paul  qui  témoignoit  tant  d'empressement  de  voir 
la  prison  de  son  corps  détruite,  reconnoissoit  néan- 
moins que  c'étoit  une  chose  terrible  de  tomber  dans 
les  mains  du  Dieu  vivant  :  Horrendum  est  incidere  in 
manusDei  ^/V^72/;>(i).  Et  le  même  David  qui  deman- 
doit  si  instamment  de  voir  Dieu  ,  ne  laissoit  pas  de 
chercher  un  asile  où  il  pût  se  mettre  à  couvert  de  sa 
colère  :  Que  à  facie  tua  fugiam  ?  {2)  Cependant  , 
quelque  partagés  qu'ils  parussent  entre  ces  divers 
mouvemens  d'amour  et  de  crainte  ,  le  désir  l'em- 
portoit ,  et  ils  ne  pouvoient  se  défendre  de  souhaiter 
la  mort  ,  en  considérant  que  c'étoit  la  voie  pour 
aller  à  Dieu.  De  là  vient  que  saint  Jérôme ,  qui  fut 

(1)  Hebr.  10.  —  (3)  Ps.  i38. 


Io6  SUR   LA    CRAINTE 

peut-être  de  tous  les  saints  le  plus  touché  des  juge- 
mens  de  Dieu  ,  fut  néanmoins  un  de  ceux  qui  sou- 
pirèrent davantage  après  la  fin  de  celte  vie  mortelle. 
C'est  une  chose  admirable  de  voir  comment  il  la 
demandoit ,  et  en  quels  termes  il  l'appeloit.  Nous 
le  lisons  encore  dans  une  épître  d'Eusèbe  au  pape 
Damase  ,  que  nous  conservons  comme  un  des  plus 
beaux  monumens  de  l'antiquité  :  Veni ,  arnica  mea  , 
soror  mea  ,  sponsa  mea  (i).  Venez ,  disoit  ce  graçd 
saint,  parlant  à  la  mort ,  venez,  vous  que  je  chéris 
comme  ma  bien-aimée  ,  comme  ma  sœur ,  comme 
mon  épouse.  Indica  mihi  qucm  diligit  anima  mea 
(2)  ;  Conduisez-moi  à  l'unique  trésor  de  mon  ame. 
Car  il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez  me  rendre  ce  bon 
office  et  me  montrer  le  lieu  ou  il  repose  :  Ostende 
mihi  ubï  cubât  Christus  meus  (3).  Vous  êtes  toute 
environnée  de  ténèbres  ,  poursuivoit  ce  même  Père  ; 
mais  ces  ténèbres  me  découvriront  la  lumière  éter- 
nelle ,  et  c'est  ce  qui  vous  donne  pour  moi  tant  de 
charmes  :  Nigra  es  ,  sed  formosa  (4).  Vous  êtes 
terrible  aux  rois  de  la  terre  et  à  ces  mondains  qui 
bornent  toutes  leurs  espérances  à  cette  vie  :  Terri- 
hilis  apud  reges  terrœ  ;  mais  vous  me  devenez  d'au- 
tant plus  agréable ,  que  j'ai  moins  de  prétentions  en 
ce  monde  et  pour  ce  monde.  Ainsi  s'expliquoit  saint 
Jérôme  ,  ainsi  craignoit-il  la  mort ,  et  pour  peu  que 
nous  ayons  de  foi ,  ainsi  devons-nous  la  craindre , 
ou  plutôt  ainsi  devons-nous  la  désirer. 

Mais  vous  me  dites  que  vous  craignez  la  mort , 
parce  que  vous  êtes  pécheur  ;  que  vous  la  craignez, 

(1)  Hieron.  —  (2)  Idem.  —  (3)  Idem.  —  (4)  Idem. 


DE    LA    MOKT.  lOJ 

parce  que  vous  êtes  actuellement  dans  le  désordre 
du  péché  et  dans  F  inimitié  de  Dieu;  que  vous  la 
craignez,  parce  qu'étant  fragile ,  vous  pouvez  perdre 
à  toiU  moment  la  grâce  ;  que  vous  la  craignez ,  parce 
que  vous  êtes  exposé  à  des  occasions  dangereuses  et 
à  toute  la  corruption  du  monde  ;  que  vous  la  crai- 
gnez ,  parce  que  quelque  bien  que  vous  puissiez 
faire ,  vous  êtes  toujours  incertain  de  votre  état  de- 
vant Dieu  ,  et  que  vous  ne  savez  si  vous  êtes  digne 
de  haine  ou  d'amour  :  car  voilà  toutes  les  disposi- 
tions où  la  crainte  de  la  mort  pourroit  être  ,  avec  plus 
de  prétexte ,  autorisée  par  la  foi.  Et  moi ,  je  réponds , 
qu'en  toutes  ces  dispositions,  à  quiconque  veut  con- 
sulter la  foi  et  agir  selon  la  foi ,  la  vue  de  la  mort 
doit  encore  être  aimable ,  et  que  nous  y  découvrons 
toujours  des  sources  fécondes  d'espérance  et  de 
confiance,  pour  modérer  l'excès  de  nos  craintes. En 
effet,  je  suis  pécheur,  me  dis-je  d'abord  à  moi- 
même  ,  et  voilà  justement  pourquoi  la  vue  de  la 
mort  me  doit  être  douce ,  parce  que  la  vue  de  la  mort 
est  le  plus  sûr  moyen  de  me  préserver  du  péché  et 
de  résister  aux  tentations  du  péché.  Je  dois  donc  la 
regarder,  non-seulement  comme  une  grâce,  mais 
comme  une  des  grâces  les  plus  elTicaces  ,  comme  un 
effet  de  la  bonté  toute  miséricordieuse  de  Dieu  en- 
vers moi,  comme  un  remède  puissant  et  presque  in- 
faillible dont  il  a  bien  voulu  me  pourvoir.  Ah  !  Sei- 
gneur, que  deviendrois-je ,  si  cette  vue  touchante  de 
la  mort ,  qui  me  règle  et  qui  me  gouverne ,  venoit  ja- 
mais à  m'abandonner?  En  quels  déréglemens  irois-je 
me  précipiter ,  et  où  me  porteroit  ma  passion  ?  Je  suis 


I08  SUR  LA   CRAINTE 

dans  le  désordre  du  péché,  et  c'est  pour  cela  même 
que  je  dois  envisager  souvent  la  mort.  Quelle  consé- 
quence !   elle  est  très-naturelle.  Parce  que  s'il  y  a 
quelque  chose  qui  soit  propre  à  me  convertir  ej  à  me 
faire  sortir  de  l'affreux  état  où  je  suis  tombé ,  c'est 
la  mort  bien  envisagée  et  bien  considérée.  Car  c'est 
le  souvenir  de  la  mort ,  ou  pour  mieux  dire ,  la  grâce 
ïitlachée  à  ce  souvenir  de  la  mort ,  qui  a  opéré  de 
tout  temps  dans  le  christianisme  les  plus  grandes 
conversions.  C'est  la  mort  fortement  représentée  dans 
l'esprit,  qui  a  humilié  l'orgueil  des  âmes  les  plus 
fières,  qui  a  fait  des  cœurs  les  plus  inflexibles  et  les 
plus  durs  ,  des  cœurs  contrits;  qui  a  soumis  au  joug 
de  la  pénitence  les  pécheurs  les  plus  indociles.  Par 
oi^i  un  pécheur  de  ce  caractère  a-t-il  coutume  d'être 
ébranlé  ?  par  la  vue  de  la  mort;  et  si  je  dois  jamais 
revenir  de  mes  égaremens  et  me  rapprocher  de  Dieu, 
n'est-ce  pas  par  là  même?  Pourquoi  donc  ne  m'oc- 
cuperois-je  pas  volontiers  de  celle  vue  de  la  mort , 
et  pourquoi  n'en  ferois-je  pas  ma  plus  solide  conso- 
lation ?  Je  suis  fragile ,  et  je  puis  perdre  à  chaque 
moment  la  grâce  ;  mais  que  s'ensuit-il  de  là?  que  je 
dois  donc  m'cntretenir  sans  cesse  de  la  vue  de  la 
mort ,  puisque  ce  sera  le  soutien  de  ma  fragilité;  et 
que  portant  ce  précieux  trésor  de  la  grâce  dans  un 
vase  de  terre,  il  n'y  a  que  la  vue  de  la  mort  qui  puisse 
affermir  mes  pas ,  et  me  mettre  en  quelque  sûreté. 
C'est  donc  être  bien  ennemi  de  moi-même  et  de  mon 
salut ,  si  je  fuis  cette  vue  et  si  je  la  crains  comme  un 
sujet  de  tristesse  et  d'abattement.  Je  suis  exposé  à 
mille  dangers ,  et  les  scandales  du  monde  qui  m'en- 


DE   LA   MORT.  lOQ 

vironnent  de  toutes  parts ,  sont  autant  d'écueils  que 
je  ne  sauiois  éviter.  Erreur,  si  je  le  crois  ainsi.  Je  les 
éviterai ,  cesécueils,  par  la  vue  de  la  mort  :  cette  vue 
salutaire  me  sauvera  de  ce  déluge  d'iniquité  qui 
inonde  aujourd'hui  le  siècle.  Soit  donc  que  j'aie 
égard  à  l'intérêt  de  Dieu  ,  soit  que  je  sois  sensible 
au  mien',  la  mort  me  doit  être,  sous  l'un  et  l'autre 
rapport ,  un  avantage.  Pour  l'intérêt  de  Dieu  ,  parce 
qu'elle  nous  fait  entrer  dans  un  état  où  nous  ne 
sommes  plus  capables  de  l'offenser  ;  pour  le  mien, 
parce  que  dans  cet  état  le  monde  n'est  plus  capable 
de  nous  corrompre.  Et  pourquoi  Salomon  nous  ap- 
prend-il que  le  juste  a  été  souvent  enlevé  du  monde 
dès  ses  premières  années  ,  si  ce  n'est  afin  que  la  ma- 
lice du  siècle  perverti  ne  1  infectât  pas  de  son  venin, 
et  qu'il  ne  fût  pas  séduit  par  l'éclat  trompeur  de  la 
vanité  ?  Rapius  est  ne  malitia  mutaret  intellectum 
ejus ,  aut  ne  Jictio  deciperet  animam  illius  (i). 
Mais  après  tout,  nous  ne  savons  si  nous  sommes 
dignes  d'amour  ou  de  haine.  Vous  l'avez  voulu  de 
la  sorte ,  ô  mon  Dieu  !  pour  nous  tenir  dans  une  plus 
grande  dépendance  de  votre  grâce  ;  mais  du  reste , 
au  milieu  de  cette  incertitude  ,  la  vue  de  la  mort 
nous  fait  trouver  tout  le  repos  que  nous  pouvons 
avoir  en  cette  vie  ,  puisqu'elle  nous  fait  prendre 
toutes  les  mesures  nécessaires  pour  nous  maintenir 
dans  l'amour  de  Dieu.  En  deux  mots  ,  ou  nous 
sommes  pécheurs,  ou  nous  sommes  justes.  Si  nous 
sommes  pécheurs ,  la  vue  de  la  mon  nous  ramène 
dans  les  voies  de  Dieu  j  et  si  nous  sommes  justes ,  la 

(i)  Sap.  4. 


IIO  SUR   LA   CHAliNTE   DE   LA   MORT. 

vue  de  la  mort  nous  confirme  dans  les  voies  de  Dieit* 
Si  nous  sommes  pécheurs ,  la  vue  de  la  mort  nous 
excite  à  la  pénitence  ;  et  si  nous  sommes  justes  ,  la 
vue  de  la  mort  nous  assure  le  don  de  la  persévé- 
rance. Si  nous  sommes  pécheurs ,  la  vue  de  la  mort 
nous  fait  devenir  justes;  et  si  nous  sommes  justes  , 
la  vue  de  la  mort  nous  empêche  de  devenir  pécheurs. 
Ainsi  nous  marcherons  sûrement  et  tranquillement. 
ISous  craindrons  la  mort  sans  foiblesse,  et  nous  la 
désirerons  sans  présomption.  Nous  trouverons  de 
quoi  bénir  Dieu  jusque  dans  les  effets  de  sa  justice  , 
et  nous  nous  en  ferons  un  moyen  de  sanctification 
en  ce  monde  ,  pour  obtenir  en  l'autre  la  félicité  éter- 
nelle ,  où  nous  conduise ,  etc. 


SERMON 

POUR  LE 

XYI.'  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  L'AMBITION. 

Dîcehat  autem  et  ad  invitatos  parabolaiu ,  intendens  quo- 
modo  primos  accubitus  eligerent. 

Il  adressa  ensuite  aux  conviés  une  parabole  ,  prenant  gardé 
comment  ils  choisissaient  les  premières  places.  En  saint  Lac  , 
ch.  i4- 

Lu'est  ainsi  que  le  Sauveur  du  monde  profitoit  de 
toute  occasion ,  et  ne  négligeoit  rien  de  tout  ce  qui 
s'ofTroit  à  ses  yeux ,  pour  en  tirer  de  salutaires  en- 
seignemens ,  et  pour  expliquer  sa  divine  morale. 
Dans  un  repas  où  il  avoit  été  convié  ,  et  où  se  trou- 
voit  avec  lui  une  nombreuse  assemblée  de  phari- 
siens ,  il  est  témoin  de  leur  orgueil ,  et  remarque 
leur  atïecialion  à  s'attribuer  tous  les  honneurs  et  à  se 
placer  eux-mêmes  aux  premiers  rangs.  Car  ce  fut 
toujours  l'esprit  de  ces  faux  docteurs  de  la  loi ,  de 
vouloir  partout  se  distinguer ,  partout  dominer  ,  et 
d'être  souverainement  jaloux  d'une  vaine  supériorité 
dont  ils  se  flattoient ,  et  dont  se  repaissoit  leur  ambi- 
tion. Mais  pour  rabattre  ces  hautes  idées  et  cette  en- 
flure de  cœur ,  que  fait  le  Fils  de  Dieu  ?  Dans  un 
exemple  parliculier  il  leur  trace  ime  leçon  générale  j 


1Î2  SUR  l'ambition. 

et  dans  la  parabole  de  ce  festin  de  noces  où  il  veut 
qu'une  modestie  humble  et  retenue  leur  fasse  cher- 
cher \e\i  dernières  places  ,  il  comprend  tous  les  états, 
tous  les  temps,  toutes  les  conjonctures  de  la  vie, 
oi!i  rhumiilié  doit  réprimer  nos  désirs  ambitieux,  et 
nous  inspirer  une  réserve  sage  et  chrétienne  :  Cùm 
in^'itaius  fueris  ad  nuplias  ^  recumbe  in  novissimo 
loco,  Maxime  qui  ne  dut  guère  être  du  goût  de  ces 
hommes  superbes  et  orgueilleux  ,  que  Jésus-Christ 
se  proposoit  d'instruire;  et  maxime  qui  de  nos  jours 
n'est  guère  mieux  suivie  dans  le  christianisme  ni 
mieux  pratiquée.  Depuis  les  grands  jusqu  aux  petits, 
et  depuis  le  troue  jusqu'à  la  plus  vile  condition  ,  il 
n'y  a  personne  ou  presque  personne  ,  qui  plus  ou 
moins,  selon  son  état  ,  n'ait  en  vue  de  s'élever,  et 
qui  ne  dise  comme  cet  ange  qui  s'évanouit  dans  ses 
pensées  :  Je  vAoniexdX:  Ascehdam.  Or  ,  qui  pourroit 
exprimer  de  quels  désordres  cette  damnable  passion 
a  été  jusqu'à  présent  le  principe,  et  quels  maux  elle 
produit  encore  tous  les  jours  dans  la  société  humaine? 
C'est  donc  ce  qui  m'engage  à  la  combattre  ,  et  c'est 
pour  ia  déraciner  de  vos  cœurs  et  la  détruire  ,  que 
je  dois  employer  toute  la  force  de  la  parole  de  Dieu. 
Vierge  sainte  ,  vous  qui  par  votre  humilité  conçûtes 
dans  vos  chastes  flancs  le  Verbe  même  dé  Dieu  , 
vous  m'accorderez  votre  secours  ,  et  j'obtiendrai  par 
votre  puissante  médiation  les  grâces  qui  me  sont 
nécessaires ,  et  que  je  demande ,  en  vous  disant  : 
Ai'e  y  Maria, 

Pour  bien  connoîlre  la  passion  que  j'attaque ,  et 

pour 


SUÎl   L*AMÈITIONi  ii3 

pour  en  concevoir  la  juste  horreur  qui  lui  est  due  ^ 
il  en  faut  conside'rer  les  caractères ,  que  je  réduis  à 
trois;  savoir,  l'aveuglement,  la  présomption,  l'envie 
qu'elle  excite  ou  la  haine  publique  qu'elle  nous  attire. 
Trois  choses  que  je  trouve  marquées  dans  l'évan- 
gile de  ce  jour  ,  et  dont  je  vais  faire  d'abord  le  par^ 
îage  de  ce  discours.  Car  cet  homme  qui  dans  un 
festin  de  noces  ,  sans  examiner  si  quelque  autre  plus 
digne  et  d'un  ordre  supérieur  y  a  été  convié ,  va  se 
mettre  à  la  première  place  ,  nous  représente  tout  à 
la  fois  l'aveuglement  et  la  présomption  de  l'ambi- 
tieux :  et  l'affront  qu'il  reçoit  du  maître  qui  le  fait 
retirer,  est  une  image  naturelle  de  l'indignation 
avec  laquelle  nous  regardons  communément  l'ambi- 
tieux ,  et  de  la  jalousie  dont  nous  nous  sentons  in- 
térieurement piqués  contre  lui.  Quoi  qu'il  en  soit, 
mes  chers  auditeurs ,  et  à  parler  de  l'ambition  en 
général ,  j'y  découvre  trois  grands  désordres  ,  selon 
trois  rapports  sous  lesquels  je  l'envisage.  Elle  est 
aveugle  dans  ses  recherches  ,  elle  est  présomptueuse 
dans  ses  senlimens,  et  elle  est  odieuse  dans  ses  suites. 
Mais  à  cela  quel  remède  ?  point  d'autre  que  cette 
sainte  humilité  qui  nous  est  aujourd'hui  si  fortement 
recommandée  ,  et  qui  seule  est  le  correctif  des  per- 
nicieux effets  d'un  désir  déréglé  de  paroître  et  de 
s'agrandir.  Car  si  l'ambition ,  par  un  premier  carac- 
tère ,  est  aveugle  dans  ses  recherches ,  c'est  l'humi- 
lité qui  en  doit  rectifier  les  vues  fausses  et  trom- 
peuses. Si  l'ambition  ,  par  un  second  caractère ,  est 
présomptueuse  dans  ses  sentimens,  c'est  l'humilité 
qui  doit  rabaisser  cette  haute  estime  de  nous-mêmes 
TOME  Yii.  S 


Il 4  SUR  l'ambition. 

et  de  nos  prétendues  qualités.  Enfin  ,  si  l'ambition , 
par  un  dernier  caractère ,  est  odieuse  dans  ses  suites, 
c'est  l'humilité  qui  les  doit  prévenir ,  et  c'est  elle,  à 
quelque  état  que  nous  soyons  élevés  ,  qui  nous  tien- 
dra toujours  unis  de  cœur  avec  le  prochain.  Voilà  eu 
trois  mots  tout  le  sujet  de  votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  n'y  a  point  de  passion  qui  n'aveugle  l'homme  ^ 
et  qui  ne  lui  fasse  voir  les  choses  dans  un  faux  jour 
où  elles  lui  paroissenl  tout  ce  qu'elles  ne  sont  pas , 
et  ne  lui  paroissent  rien  de  ce  qu'elles  sont.  JMais  on 
peut  dire,  chrétiens,  et  il  est  vrai,  que  ce  carac- 
tère convient  particulièrement  à  l'ambition.  Comme 
la  science  du  bien  et  du  mal  fut  le  premier  fruit  que 
1  homme  rechercha,  et  qu'il  osa  se  promettre  ,  quand 
il  se  laissa  emporter  à  la  vanité  de  ses  désirs;  aussi 
l'ignorance  et  l'erreur  est  la  première  peine  qu'il 
éprouva,  et  à  quoi  Dieu  le  condamna,  pour  punir 
son  orgueil  et  pour  le  confondre.  Il  voulut ,  en  s'éle- 
vant  au-dessus  de  lui-même ,  connoîlre  les  choses 
comme  Dieu  :  Erùis  sicut  DU ,  scicnies  honum  et 
malum  (i)  ,  et  Dieu  1  humilia  en  lui  ôtant  même  les 
connoissances  salutaiies  qu'il  avoil  comme  homme. 
Livré  à  son  ambition ,  il  devint  dans  sa  prétendue 
sagesse  moins  sage  qu'en  enfant ,  dépourvu  de  sens 
et  de  conduite,  et  il  sembla  que  toutes  les  lumières 
de  sa  raison  s'étoient  éclipsées  ,  dès  qu'il  conçut  le 
dessein  de  monter  à  un  degré  plus  haut  que  celui  oii 
Dieu  l'avoit  placé.  Voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  k 

(»)  Geoes.  3. 


SUR  l'ambition.  ii5 

point  de  morale  que  notre  religion  nous  propose 
comme  un  point  de  foi ,  et  qui  est  si  incontestable , 
que  les  philosophes  païens  l'ont  reconnu.  Quelque 
ambitieux  qu'aient  été  ces  sages  du  monde,  ils  ont 
confessé  qu'en  cela  même  ils  étoienl  aveugles  ;  et  Ja- 
mais ils  n'ont  paru  ni  plus  judicieux,  ni  plus  éloquens, 
que  quand  ils  se  sont  appliqués ,  ainsi  que  nous  le 
voyons  dans  leurs  ouvrages ,  à  développer  les  té- 
nèbres sensibles  que  l'ambition  a  coutume  de  ré- 
pandre dans  un  esprit.  G'étoit  le  sujet  ordinaire  où 
ils  triomphoient. 

En  effet,  à  considérer  la  chose  en  elle-même ,  et 
sans  examiner  ce  qu'en  a  pensé  la  philosophie  hu- 
maine ,  quel  aveuglement  pour  un  homme  qui  dans 
son  origine  est  la  bassesse  même  ,  de  vouloir  à  toute 
force  se  faire  grand  ;  ou  dans  le  désespoir  de  l'être  j 
de  le  vouloir  au  moins  paroître  et  d'en  affecter  les 
dehors  et  la  figure  ?  Quel  aveuglement ,  de  désirer 
toujours  ce  qu'il  n'a  pas ,  et  de  ne  se  contenter  ja- 
mais de  ce  qu'il  a  ;  de  faire  consister  sa  félicité  à  être 
ce  qu'il  n'est  pas  encore  ,  et  souvent  ce  qu'il  ne  sera 
jamais,  et  de  vivre  dans  un  perpétuel  dégoût  pour 
ce  qu'il  est  ;  de  chercher  toute  sa  vie  ce  qu'il  ne  trouve 
point  et  ce  qu'il  est  incapable  de  trouver,  savoir, 
le  repos  et  la  paix  du  cœur ,  puisqu'autant  qu'il  est 
essentiel  à  un  ambitieux  d'aspirer  à  être  content , 
autant  est-il  certain  que  jamais  il  n'y  parviendra;  de 
prendre  plaisir  à  se  charger  de  soins  ,  de  peines  ,  de 
fatigues,  et  à  s'en  charger  jusqu'à  s'accabler,  s'il 
pouvoit ,  et  à  se  faire  une  gloire  de  cet  accablement  : 
,ce  qui  est  la  grande  folie  où  aboutit  l'ambition,  et 


iiG  SUR  l'ambition. 

le  terme  où  elle  vise  !  Ce  n'esl  pas  assez.  Quel  aveu- 
glement, et  même  quelle  espèce  d'enchantement, 
de  s'engager  en  tant  de  misères,  pour  un  fantôme 
d'honneur  qui  n'a  rien  de  solide  ,  qui  ne  donne  point 
le  mérite,  ni  communément  ne  le  suppose  point, 
qui  plutôt  contribue  à  le  faire  perdre,  qui  ne  sub- 
siste que  dans  l'idée  de  quelques  hommes  trompés  , 
qui  devient  le  jouet  du  caprice  et  de  l'inconstance  , 
et  qui  tout  au  plus  ne  peut  s'étendre  qu'à  une  vie 
courte  pour  disparoître  bientôt  à  la  mort ,  et  pour 
s'évanouir  comme  une  fumée? 

C'est  ainsi  qu'en  a  parié  Salomon  ,  le  plus  éclairé 
e  tous  les  rois  ,  et  c'est  ainsi  qu'il  lavoit  connu  par 
son  expérience  propre.  Voilà  ce  qu'il  nous  a  si  bien 
représenté  ,  et  ce  qu'il  a  compris  en  deux  paroles, 
lorsque  déplorant  ses  erreurs  passées  :  J'ai  voulu  , 
dit-il  ,  me  satisfaire  et  je  n'y  ai  rien  épargné.  J'ai 
bâti  de  superbes  palais ,  j'ai  entassé  trésors  sur  tré- 
sors ,  j'ai  fait  éclater  la  puissance  et  la  magnificence 
de  mon  règne  ,  j'ai  tout  employé  à  relever  ma  gran- 
deur ;  mais  sous  de  si  belles  apparences ,  je  n'ai 
trouvé  qu'affliction  d'esprit  et  que  vanité  :  Et  ecce  uni- 
çersa  vanitas  etajfflictio  spiritûs  (i).  Prenez  garde  , 
chrétiens:  affliction  d'esprit  et  vanité,  c'est  à  quoi 
se  réduisent  toutes  les  recherches  de  l'ambition ,  et 
ce  qui  en  fait  le  double  aveuglement.  Car  pour  re- 
prendre plus  en  détail  ce  que  je  vous  ai  seulement 
marqué  d'abord  en  général ,  et  pour  vous  en  donner 
une  intelligence  plus  parfaite  ,  je  dis  que  l'ambition 
est  doublement  aveugle  dans  ses  recherches ,  et  voici 

(i)  Eccles.  i. 


SUR  l'ambition.  117 

comment.  En  premier  lieu ,  parce  qu'elle  s'y  pro- 
pose un  prétendu  bonheur,  et  qu'elle  n'y  trouve  que 
des  chagrins  ,  des  croix  ,  tout  ce  que  nous  appelons 
affliction  d'esprit  :  AJflictio  spiritûs.  En  second  lieu  , 
parce  qu'elle  s'y  propose  une  véritable  grandeur  ,  el 
qu'elle  n'y  trouve  qu'une  grandeur  vaine ,  et  Souvent 
même  que  sa  honte  et  son  humiliation  :  Vniversa 
f>anitas.  Or  ,  n'est-ce  pas  le  dernier  aveuglement , 
d'agir  par  des  principes  si  chimériques,  et  d'être 
conduit  par  des  idées  si  contraires  à  la  vérité  ?  Ecou- 
tez-moi ,  et  détrompez-vous. 

C'étoit  pour  saint  Bernard  un  sujet  d'étonnement 
dont  il  avoit  peine  à  revenir  ,  lorsque  repassant 
d'une  part  en  lui  -  même  ,  et  considérant  tout  ce 
que  l'ambition  attire  d'inquiétudes  ,  d'alarmes  ,  de 
troubles  ,  d'agitations ,  de  douleurs  intérieures  et  de 
désespoirs ,  il  voyoit  néanmoins  d'ailleurs  tant  d'am- 
bitieux ,  et  le  monde  rempli  de  gens  possédés  d'une 
passion  si  cruelle  à  ceux  même  qui  l'entretiennent 
et  qui  la  nourrissent  dans  leur  sein.  O  ambition  ! 
s'écrioit  ce  Père ,  par  quel  charme  arrive-t-il  qu'étant 
le  supplice  d'un  coeur  où  lu  as  pris  naissance  ,  et  où 
tu  exerces  ton  empire ,  il  n'y  a  personne  toutefois 
à  qui  lu  ne  plaises ,  et  qui  ne  se  laisse  surprendre  à 
l'attrait  flatteur  que  tu  jui  présentes  ?  0  ambitio  , 
quomodb  omnes  torquens  omnibus  places  ?  N'en 
cherchons  point  d'autre  causé  que  l'aveuglement  où 
elle  jette  l'ambitieux.  Elle  lui  montre  pour  terme 
de  ses  poursuites  un  état  florissant  où  il  n'aura  plus 
rien  à  désirer,  parce  que  ses  vœux  seront  accomplis  j 
où  il  goûtera  le  plaisir  le  plus  doux  pour  lui,  eï 


ii8  "SUR  l'ambition. 

dont  il  est  le  plus  sensiblement  touché  ,  saToir ,  oê 
dominer ,  d'ordonner ,  d'être  l'arbitre  des  affaires 
et  le  dispensateur  des  grâces  ;   de  briller  dans  un 
ministère  ,  dans  une  dignité  éclatante  ,  d'y  recevoir 
l'encens  du  public  et  ses  soumissions  ,  de  s'y  faire 
craindre  ,  honorer  ,  respecter.  Tout  cela  ,  rassemblé 
dans  \\ï\  point  de  vue ,  lui  trace  l'idée  la  plus  agréable, 
et  peint  à  sonimagination  l'objet  le  plus  conforme  aux 
-vœiîx  de  ion  coerir.  Mais  dans  le  fond  ce  n'est  qu'une 
peinture,  ce  n'est  qu'une  idée  ,  et  voici  ce  qu'il  y  a  de 
réti.  (^Vsi  que  pour  atteindre  jusque-là  ,  il  y  a  une 
r  uiic  à  tenir  pleine  d'éjiines  et  de  difficultés:  mais  de 
qnelleS'épines  et  de  quelles  difficulJés?comprenez-le. 
C  est  que  pour  parvenir  à  cet  état  oii  l'ambition 
se  f'gure  tant  d  figfémens,  il  faut  prendre  mille  me- 
snn^c;  Joules    également    gênantes  ,   et  toutes   con- 
tifiire".  à   ses  inclinations  ;    qu'il   faut   se  miner  de 
réfle:sions  et  d'éuuh-  ;  rouler  pensées  sur  pensées  , 
de3S<ins  sur  desseins;  compter  toutes  ses  paroles, 
composer  toutes  ses  démarches  ,  avoir  une  atten- 
tion perpétuelle  et  sans  relâche  ,  soit  sur  soi-même  , 
soi'  sur  les  antres.  C'est  que  pour  contenter  une  seule 
passion  ,  qui  est  de  s'élever  à  cet  état ,  il  faut  s'ex- 
poser à  devenir  la  proie  de  toutes  les  passions  :  car 
y  en  a-t-il  une  en  nous  que  l'ambition   ne  suscite 
contre  nous;  et   n'est-ce   pas   elle  qui,  selon   les 
différentes  conjonctures  et  les  divers  sentimens  dont 
elle  en  f'mue  ,  lantôt  nous  aigrit  des  dépits  les  plus 
amers  ,  t;)n'ôt  nous  envenime  des  plus  mortelles  ini- 
mitiés, lan'ôt  nous  enflamme  des  plus  violentes  co- 
lères, laniot  nous  accable  des  plus  profondes  tris- 


SUR   L'AmBïTION.  11^ 

tesses  ,  tantôt  nous  dessèche  des  mélancolies  ks  plus 
noires ,  tantôt  nous  dévore  des  plus  cruelles  jalou-. 
sies  ;  qui  fait  souffrir  à  une  ame  comme  une  espèce 
d'enfer  ,  et  qui  la  déchire  par  mille  bourreaux  inté- 
rieurs et  domestiques  ?  C'est  que  pour  se  pousser  à 
cet  état ,  et  pour  se  faire  jour  au  travers  de  tous  les 
obstacles  qui  nous  en  ferment  les  avenues,  il  faut 
entrer  en  guerre  avec  des  compétiteurs ,  qui  y  pré- 
tendent aussi  bien  que  nous  ,   qui  nous  éclairent 
dans  nos  intrigues  ,  qui  nous  dérangent  dans  nos 
projets  ,  qui  nous  arrêtent  dans  nos  voies  ;  qu'il  faut 
opposer  crédit  à  crédit ,  patron  à  patron  ;   et  pour 
cela  s'assujettir    aux    plus   ennuyeuses    assiduités  , 
essuyer  mille  rebuts  ,    digérer   mille   dégoûts  ,   se 
donner  mille  raouvemens  ,    n'être  plus  à  soi  ,    et 
vivre  dans   le   tumulte  et  la  confusion.   C'est  que 
dans  l'attente  de  cet  état  oii  l'on  n'arrive  pas  tout 
d'un  coup  ,  il  faut  supporter  d^s  retardemens  ca- 
pables,  non- seulement  d'exercer,   mais  d'épuiser 
toute  la  patience  ;  que  durant  de  longues  années  il 
faut  languir  dans  l'incertitude  du  succès  ,  toujours 
flottant  entre  lespérance  et  la  crainte,  et  souvent: 
après  des  délais  presque  infinis  ,    ayant  encore  l'af- 
freux déboire  de  voir  toutes  ses  prétentions  échouer , 
et  ne  remportant  pour  récompense  de  tant  de  pas. 
malheureusement  perdus  ,  que  la  rage  dans  le  cœur 
et  la  honte  devant  les  hommes.  Je  dis  plus  :  c'est 
que  cet  état ,  si  Ion  est  enfin  assez  heureux  pour  s'y 
ingérer,  bien  loin  de  mettre  des  bornes  à  l'aml^ition 
et  d'en  éteindre  le  feu  ,  ne  sert  au  contraire  qu'à  la 
piquer  davantage  et  qu'à  l'allumer;  que  d'un  degré 


i20  SUR    L  AMBITION. 

on  tend  bientôt  à  un  autre  :  tellement  qu'il  ny  a 
rien  où  l'on  ne  se  porte  ,  ni  rien  où  Ion  se  fixe; 
rien  que  l'on  ne  veuille  yvoir  ,  ni  rien  dont  on 
jouisse  :  que  ce  n'est  qu'une  perpétuelle  succession 
de  vues ,  de  désirs  ,  dVntreprises  ,  et  par  une  suite 
nécessaire  ,  qu'un  perpétuel  tourment.  C'est  que, 
pour  troubler  toute  la  douceur  de  cet  étal ,  il  ne 
faut  souvent  que  la  moindre  circonstance  et  le  sujet 
le  plus  léger ,  qu'un  esprit  ambitieux  grossit  et  dont 
il  se  fait  un  monstre.  Car  tel  est  le  caractère  de  l'am- 
bition ,  de  rendre  un  homme  sensible  à  l'excès  , 
délicat  sur  tout ,  et  se  défiant  de  tout.  Voyez  Aman  : 
que  lui  manquoii-  il  ?  c'étoit  le  favori  du  prince  , 
c'étoit  de  toute  la  cour  d'Assuérus  ,  le  plus  opulent 
et  le  plus  puissant  :  mais  Mardocbée  à  la  porte  du 
palais  ne  le  saine  pas  ;  et  par  le  ressentiment  qu'il 
en  conçoit  ,  il  devient  malheureux  au  milieu  de 
tout  ce  qui  peut  faire  la  félicité  humaine.  C'est 
qu'autant  qu'il  en  coûte  pour  s'établir  dans  cet  état, 
autant  en  doit -il  coûter  pour  s'y  maintenir.  Com- 
bien de  pièges  à  éviter  ?  combien  d'art ilices  ,  de 
trahisons  ,  de  mauvais  coups  à  prévenir  ?  combien 
de  revers  à  craindre?  Je  vais  encore  plus  loin  ,  et 
j'ajoute  ,  c'est  que  cet  état  ,  au  lieu  d'être  par  lui- 
même  un  état  de  repos  ,  est  un  engagement  au 
travail  ,  est  une  cliarge ,  est  un  fardeau  ,  et  un  far- 
deau très-pesant  si  l'on  en  veut  remplir  les  devoirs, 
qui  sont  d'autant  plus  étendus  et  plus  onéreux  que 
l'état  est  plus  honorable  ;  un  fardeau  auquel  on  ne 
peut  quelquefois  suffire  ,  et  s<n\-j  lequ«'l  on  suc- 
combe ;    doù  viennent  tant  de  plaintes  qu'on  a  à 


SUR   L  AMBITION.  I2ï 

Soutenir  ,  tant  de  murmures  ,  de  reproches  ,  de 
mépris.  Voilà  ,  dis  -  je  ,  en  cet  état  où  l'ambiiieux 
croyoit  trouver  un  bonheur  imaginaire  ,  ce  quil 
y  a  de  vrai ,  ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  ce  qu'il  y  a 
d'inévitable. 

Or  5  c'est  ce  que  son  ambition  lui  cache  ,  ou  à 
quoi  elle  l'empêche  de  penser.  Du  moins  s'il  y  pense, 
c'est  ce  que  son  ambition  lui  déguise  ,  comme  si 
tout  cela  n'étoil  rien  en  comparaison  du  bien  oii  il 
aspire  :  Que  je  meure  (i)  ,  disoit  celte  mère  ambi- 
tieuse ,  à  qui  l'on  annonçoit  que  son  fds  posséderoit 
l'empire  ,  mais  que  placé  sur  le  trône  ,  il  se  tour- 
neroit  contre  elle  et  lui  donneroit  la  mort  :  Que  je 
meurg  ,  pour\>u  qu'il  règne.  Parce  qu'on  ne  regarde 
encore  les  choses  que  de  loin  et  sans  en  être  venu 
à  l'épreuve  ,  on  n'est  touché  que  de  ce  qu'il  y  a  de 
spécieux  et  de  brillant  dans  ce  rang  d'honneur  et 
dans  cette  prééminence.  Mais  la  pratique  et  l'usage 
ne  découvrent  que  trop  évidemment  l'erreur  :  et 
n'est-ce  pas  de  quoi  tant  de  mondains  sont  forcés 
de  convenir  ?  Ne  sont-ils  pas  les  premiers  à  déplorer 
leur  folie  ,  lorsqu'ils  se  sont  laissé  infatucr  d'un  fan- 
tôme qui  les  trompoit  ?  Nos  insensati  (2).  Ne  sont- 
ils  pas  les  premiers  à  se  plaindre  qu'ils  ont  marché 
par  des  voies  bien  difficiles  ,  pour  arriver  à  un  terme 
qui  ne  les  a  pas  mis  dans  une  situation  moins  labo- 
rieuse ni  plus  tranquille  ?  Amhulavimus  vias  dlf- 
Jiciles  (3).  Ne  les  entendons-nous  pas  regretter  le 
calme  et  la  paix  d'une  condition  médiocre  et  privée, 
oii  l'on   a  tout  ce  que  l'on  souhaite  ,  parce  qu'on 

(1)  A^ippine (?)  Sap.  5 (3)  Ihid' 


122  SUR   l'AMDITION. 

sait  se  contenter  de  ce  que  l'on  a  ,  el  que  Ton  ne 
souhaite  rien  davantage?  En  quelles  amertumes  les 
vo^/ons-nous  plongés  !  et  si  l'on  étoit  témoin  de  tout 
ce  qui  se  passe  dans  le  secret  de  leur  vie  et  de  tout 
ce  qu'ils  ressentent  dans  le  fond  de  leur  cœur ,  quelle 
que  soit  leur  fortune  ,  qui  la  deraanderoit  à  ce  prix  , 
ei  qui  la  voudroit  acheter  ? 

Surtout  si  l'on  y  ajoute  une  seconde  considéra- 
tion ,  et  que  l'on  vienne  à  bien   comprendre  un 
autre  aveuglement  de  l'ambitieux.  C'est  qu'il  se  pro- 
pose pour  fruit  de    ses    recherclies    une   véritable 
grandeur,    et  que  toute  cette  grandeur  n'est  que 
vanité  :   Universa  çanitas.   Comment  cela  ?  appli- 
quez-vous toujours.  Vanité  par  elle  -  même  et  en 
elle-même.  Car,  qu'est-ce  que  cette  grandeur  dont 
on  est  idularre  ,  et  en  quoi  la  fait-on  consister?  Du 
moins  si  c'éioit  dans  un  mérite  réel  ,  si  c'éloit  dans 
une  vigilance  plus  éclairée  ,    dans  un  travail  plus 
constant  ,    dans  l'accomplissement    de    toutes    ses 
obligations  ,   peut-être  y  auroit-il  là  quelque  chose 
de  solide.  Mais  on  est  grand  par  la  prédilection  du 
prince  et  la  faveur  où  l'on  se  trouve  auprès  de  lui , 
par  les  respects  et   les   honneurs  qu'on  reçoit  du 
public  ,  par  l'autorité  qu'on  exerce  et  dont  on  abuse, 
par  les  privilèges  et  la  supériorité  du  poste  qu'on 
occupe  et  qu'on  ne  remplit  pas  ,  par  l'étendue  de 
ses  domaines  ,  par  la  profusion  de  ses  dépenses , 
par  un  faste  immodéré  et   un  luxe   sans  mesure  ; 
c'est- ù- dire  ,    qu'on  est  grand  par  tout  ce  qui  ne 
vient  pas  de  nous  et  qui  est  hors  de  nous  ,  et  qu'on 
ne  l'est  ni  dans  sa  personne ,  ni  par  sa  personne. 


SUR   l'ambition.  123 

Vanllé  dans  les  moyens  qu'on  est  obligé  d'employer 
à  ce  faux  agrandissement  ,  soit  pour  y  réussir 
d'abord  ,  soit  ensuite  pour  s'y  affermir.  Examinons 
bien  sur  quels  fondemens  sont  appuyées  les  plus 
hautes  fortunes  ,  et  nous  verrons  qu'elles  n'ont  point 
eu  d'autres  principes  ,  et  qu'elles  n'ont  point  encore 
d'autre  soutien  que  les  flatteries  les  plus  basses  ,  que 
les  complaisances  les  plus  serviles ,  que  l'esclavage 
et  la  dépendance.  Tellement  qu'un  homme  n'est 
jamais  plus  petit ,  que  lorsqu'il  paroît  plus  grand , 
et  qu'il  a,  par  exemple  ,  dans  une  cour,  autant  de 
maîtres  dont  il  dépend  ,  qu'il  y  a  de  gens  de  toutes 
conditions  dont  il  espère  d'être  secondé  ,  ou  dont 
il  craint  d'être  desservi.  Vanité  dans  la  durée  de 
cette  grandeur  mortelle  et  passagère.  Il  a  fallu  bien 
des  années  et  presque  des  siècles  pour  bâtir  ce 
superbe  édifice  ;  mais  pour  le  détruire  de  fond  en 
comble  ,  que  faut-il?  un  moment ,  et  rien  de  plus. 
Moment  inévitable  ,  puisque  c'est  celui  de  la  mort, 
à  quoi  toute  la  grandeur  ne  peut  parer.  Moment 
d'autant  plus  prochain  ,  qu'il  s'est  plus  écoidé  de 
temps  avant  qu'on  ait  pu  venir  à  bout  de  ses  desseins 
ambitieux.  Moment  qui  bientôt  efïace  ,  non-seule- 
ment tout  l'éclat  de  la  grandeur ,  mais  jusqu'à  la 
mémoire  du  grand  ,  et  l'ensevelit  dans  un  éternel 
oubli.  Enfin  ,  vanité  par  les  changemens  et  les  tristes 
révolutions  où  dès  la  vie  même  ,  et  sans  attendre  la 
mort ,  cette  grandeur  est  sujette.  Combien  de  grands 
ont  survécu  et  survivent  en  quelque  sorte  à  eux- 
mêmes  en  survivant  à  leur  grandeur  ?  Combien  ont 
çnlendu  cette  parole  de  notre  évangile  ,  si  désolante 


32^  SUR    l'ambition. 

pour  une  ame  ambitieuse  :  Da  liuic  locum  (  i  )  ; 
Donnez  la  place  à  cet  autre  ,  et  retirez-vous.  De  quel 
oeil  alors  ont-ils  regardé  toute  la  fortune  du  siècle? 
et  combien  de  fois  devenus  sages  ,  mais  trop  lard 
et  à  leurs  propres  dépens  ,  se  sont-ils  écriés  :  Et 
ecce  imi{>ersa  i^anitas  ?  Il  est  vrai  que  ces  déca- 
dences ne  sont  pas  universelles.  Mais  elles  ont  été 
assez  fréquentes  et  assez  surprenantes  ,  pour  ne 
pouvoir  être  là -dessus  en  assurance  :  et  qu'est-ce 
que  de  vivre  dans  une  pareille  incertitude  ,  toujours 
exposé  aux  caprices  de  l'un  ou  aux  intrigues  de 
l'autre  ,  et  toujours  sur  le  penchant  d'une  ruine 
affreuse  ? 

Or,  l'aveuglement  de  l'ambitieux  est  encore  de  ne 
faire  à  tout  cela  nulle  attention ,  ou  de  n'en  tenir 
nul  compte,  pourvu  qu'il  espère  fournir  la  carrière 
qu'il  s'est  tracée  et  aller  jusqu'au  but  qu'il  a  en  vue. 
En  vain  le  monde   lui  offre-t-il  mille  exemples  de 
ce  que  je  dis  ;   en  vain  lui  vient-il  à  l'esprit  mille 
réflexions  sur  ce  qui  se  passe  devant  lui  et  autour 
de  lui  ;  en  vain  entend-il  parler  et  raisonner  les  plus 
sensés.  îl  n'écoute  que  son  ambition  ,  qui  l'étourdit 
à  force  de  lui  crier  sans  cesse ,  mais  dans  un  autre 
sens  que  celui  de  l'évangile:  Ascende  superiùs  (2); 
Fais  ton  chemin  et  ne  demeure  pas.  Telle  place  est- 
elle  vacante  par  un  accident  qui  devroit  l'iustruire 
et  le  refroidir?  c'est  ce  qui  l'aveugle  plus  que  jamais, 
et  ce  qui  l'anime  d'une  ardeur  toute  nouvelle.  L'ex- 
périence de  celui-ci ,  ni  le  malheur  de  celui-là ,  ne 
sont  point  une  règle  pour  lui.  Il  semble  qu'il  ail 

(i)Luc.  14. —  (2)  Util. 


SUR   l'ambition.  125 

ties  gages  certains  de  sa  destinée,  et  qu'il  doive  être 
privilégié.  Du  moins  il  en  veut  faire  l'épreuve  ,  et 
il  n'y  a  rien  qu'il  ne  soit  en  disposition  de  tenter. 
Laissons- le  donc  à  son  gré  courir  dans  la  route  oti 
il  s'engage  ,  et  s'y  égarer.  Pour  nous  ,  mes  chers 
auditeurs  ,  suivant  les  lumières  de  la  raison ,  et  plus 
encore  de  la  religion  ,  profitons  du  divin  enseigne- 
ment que  nous  donne  notre  adorable  maître  :  Discite 
à  me  quia  miiis  sum  et  humilis  corde  (i).  Voilà  ce 
que  nous  devons  apprendre  de  lui ,  à  être  humbles  , 
et  humbles  de  cœur.  L'humilité  rectifiera  toutes  nos 
idées.  Elle  nous  fera  chercher  le  repos  oii  il  est ,  je 
veux  dire ,  dans  le  mépris  de  tous  les  honneurs  du 
siècle  et  dans  une  sainte  retraite  :  Et  invenietis  re- 
quiem animahus  vestris  (2).  Elle  nous  établira  dans 
une  grandeur  solide,  en  nous  élevant,  par  un  re- 
noncement chrétien ,  au-dessus  de  toute  grandeur 
périssable.  Ainsi  elle  corrigera  l'aveuglement  de 
notre  esprit ,  et  nous  préservera  encore  d'un  autre 
désordre  de  l'ambition  ,tjui  est  d'être  présomptueuse 
dans  ses  sentimens.  Renouvelez  votre  attention  pour 
celte  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Je  trouve  la  réflexion  de  saint  Ambroise  très-solide 
et  pleine  d'un  grand  sens,  quand  il  dit  qu'un  homme 
ambitieux  et  qui  agit  par  le  mouvement  de  cette 
passion  dont  il  est  dominé,  doit  être  nécessairement, 
ou  bien  injuste,  ou  bien  présomptueux.  Bien  injuste, 

(i)Matth.  ji.  — (a)/ij*/. 


ï-u  SUR   L'AMlilTlON. 

b'il  recherche  des  honneurs  et  des  emplois  dont  ii  se 
reconnoît  luI-mOme  indigne  ;  ou  bien  présomptueux  j 
s'il  se  les  procure  dans  la  persuasion  qu'il  en  est  digne. 
Or  il  arrive  très-peu ,  ajoute  ce  saint  docteur ,  que 
nous  nous  rendions  sincèrement  à  nous-mêmes  celte 
justice ,  d'être  persuadés  et  de  convenir  avec  nous- 
mêmes  de  notre  propre  indignité.  D'oi^i  il  conclut 
que  le  grand  principe  sur  lequel  roule  l'ambition  de 
la  plupart  des  hommes  ,  est  communément  la  pré- 
somption ou  ridée  secrette  qu'ils  se  forment  de  leur 
capacité  :  et  de  là  ,  chrétiens ,  je  lire  la  preuve  de  la 
seconde  proposition  que  j'ai  avancée.  Car  remar- 
quez, s'il  vous  plaît,  toutes  les  conséquences  qui 
s'ensuivent  de  ce  raisonnement ,  et  que  je  vais  dé- 
velopper. L'ambitieux  aspire  à  tout  et  prétend  à 
lout  :  donc  il  se  croit  capable  de  tout.  11  ne  met  point 
de  bornes  à  sa  fortune  et  à  ses  désirs  :  il  n'en  met 
donc  point  à  l'opinion  qu'il  a  de  son  mérite  et  de  sa 
personne.  Je  m'explique.  Qu  est-ce  qu'un  ambitieux  ? 
c'est  un  homme ,  répond  saint  Chrysoslôme  ,  rempli 
de  lui-même,  qui  se  flatte  de  pouvoir  soutenir  tout 
ce  qu'il  croit  le  pouvoir  élever  ;  qui ,  selon  les  diîTé- 
rens  états  où  il  est  engagé ,  présume  avoir  assez  de 
forces  pour  se  charger  des  soins  les  plus  importans^, 
assez  de  lumières  pour  conduire  les  affaires  les  plus 
délicates,  assez  d'intégrité  pour  juger  des  intérêts 
publics ,  assez  de  zèle  et  de  perfection  pour  gou- 
verner l'Eglise ,  assez  de  génie  et  de  politique,  pour 
entrer,  s'il  y  étoit  appelé,  dans  le  conseil  des  rois; 
qui  ne  voit  point  de  fonctions  au-dessus  de  lui,  point 
de  récompense  qui  ne  lui  soit  due ,  point  de  faveur 


SUR   L  AMBITION.  121 

qu  il  ne  méritât;  en  un  mol ,  qui  ne  renonce  à  rien , 
îii  ne  s'exclut  de  rien. 

Demandez-lui  si   dans  cette  charge  dont  l'éclat 
Téblouit ,  il  pourra  s'acquitter  de  tous  les  devoirs 
qui  y   sont  attachés  ;  s'il  aura  toute  la  pénétration 
d'esprit,  toute  la  droiture  de  cœur,  toute  l'assiduité 
nécessaire  :  c'est-à-dire  ,  s'il  sera  assez  éclairé  pour 
faire  le  juste  discernement  du  bon  droit  et  de  l'in- 
nocence; s'il  sera  assez  inflexible  pour  ne  rien  ac- 
corder au  crédit  contre  l'équité  et  la  justice  ;  s'il 
sera  assez  laborieux  pour  fournir  à  tous  les  soins  et 
à  toutes  les  afl'aires  qui  se  présenteront  ;  s'il  aural'ame 
assez  grande    pour  s'élever   au-dessus  du   respect 
Immain ,  au-dessus  de  la  flatterie  ,  au-dessus  de  la 
louange   et  de   la  censure  :  faisant  ce   qu'il  verra 
devoir  être  blâmé ,  et  ne  faisant  pas  ce  qu'il  verra 
devoir  être  approuvé ,  quand  sa  conscience  lui  dic- 
tera d'en  user  de  la  sorte  ;  si  après  s'être  défendu  dos 
autres,  il  pourra  se  défendre  de  soi-même,  n'ayant 
point  d'égard  à  ses  avantages  particuliers ,  ne  pro- 
fanant point  sa  dignité  par  des  intérêts  sordides  et 
mercenaires;  n'employant  point  l'autorité  comme  un 
bien  dont  il  est  le  maître ,  mais  la  ménageant  comme 
un  dépôt  dont  il  est  responsable ,  et  n'envisageant 
ce  qu'il  peut  que  pour  satisfaire  à  ce  qu'il  doit.  Pro- 
posez-lui tout  cela  ;  et  après  lui  en  avoir  fait  com- 
prendre la   difficulté  extrême  ,  interrogez*le  pour 
savoir  s'il  pourra  tout  cela ,  et  s'il  le  voudra  :  comme 
il  se  promet  tout  de  lui-môme  ,  il  vous  répondra  sans 
hésiter  ,  ainsi  que  ces  deux  enfans  de  Zébédée  dont 
il  est  parlé  dans  l'évangile  de  saint  Matthieu  :  Pos- 


128  SUR  l'ambition. 

sumus  (i)  ;  Oui,  je  le  puis,  et  je  le  ferai.  Mais  moî^ 
chrétiens  ,  je  conclus  de  là  même  ,  qu'il  ne  le  fera 
pas  :  pourquoi  ?  parce  que  la  seule  présomplion  esî 
un  obstacle  à  le  faire,  et  encore  plus  à  le  Lien  faire. 
En  elTet ,  nous  voyons  ces  hommes  si  surs  de  leur 
devoir  hors  de  l'occasion ,  être  les  premiers  à  se 
laisser  corrompre  quand  ils  sont  exposés  à  la  ten- 
tation. A  qui  faut -il  se  confier  ,  demande  saint 
Augustin  ?  à  celui  qui  se  défie  de  soi-même  :  car  la 
défiance  qu'il  a  de  soi-même  est  ce  qui  m'assure  de 
lui.  Or,  cette  défiance  est  essentiellement  opposée 
à  la  conduite  et  aux  sentimens  d'une  ame  ambitieuse. 
Ajoutez, à  cela  que  les  sujets  du  monde  les  plus 
incapables  ,  sont  ordinairement  ceux  en  qui  cet 
esprit  de  présomplion  abonde  le  plus  ,  et  par  une 
suite  naturelle  ,  ceux  qui  deviennent  les  plus  ardens 
à  se  pousser  et  à  s'élever.  Car  à  peine  entendez-vous 
jamais  un  homme  sensé  et  d'un  mérite  solide  se 
rendre  à  soi-même  ce  témoignage  avantageux  :  Je 
puis  ceci ,  j  ai  droit  à  cela  ;  cet  emploi  n'excède  point 
mes  forces;  j'ai  les  qualités  qu'il  faut  pour  remplir 
cette  place.  Ce  langage  ne  convient  qu  à  un  esprit 
léger  et  frivole.  De  là  vient  que  la  modestie  ,  qui , 
comme  l'a  fort  bien  remarqué  le  philosophe ,  devroit 
être  naturellement  la  vertu  des  imparfaits  ,  est  au 
contraire  celle  des  parfaits,  et  que  les  plus  pré- 
somptueux selon  Dieu  et  selon  le  monde ,  ont  tou- 
jours été  ceux  qui  dévoient  moins  l'être.  Et  parce 
que  l'avancement  des  hommes  dans  les  conditions 
et  dans  les  rangs  d'honneur  ,  dépend ,  au  moins  en 

(i)  Matth.  20. 

partie, 


SDR   l'ambition.  I^C^ 

partie,  de  ce  que  chacun  y  conlribue  pour  soi,  eç 
des  démarches  qu'on  fait  pour  s'insinuer  et  pour 
s'établir  ,  de  là  vient  encore  ,  par  un  funeste  ren- 
versement ,  que  les  premiers  postes  sont  souvent 
occupés  par  les  plus  indignes  ,  par  les  plus  igno- 
rans ,  par  les  plus  vicieux;  pendant  que  les  sages, 
que  les  intelligens,  que  les  gens  de  bien  demeurent 
dans  l'obscurité  et  dans  l'oubli.  Car  il  n'est  rien  de 
plus  hardi  que  l'ignorance  et  que  le  vice  ,  pour 
prendre  avec  impunité  l'ascendant  partout.  C'est 
ce  qui  faisoit  autrefois  gémir  saint  Bernard  ,  et  ce 
scandale  seroit  encore  maintenant  plus  universel  , 
s'il  n'y  avoit  un  certain  jugement  public  et  incor 
iuptible  ,  qui  s'oppose  aux  entreprises  de  ces  esprits 
vains  ,  jusqu'à  ce  que  le  jugement  de  Dieu  en  punisse 
les  excès ,  dont  il  n'est  pas  possible  que  sa  provi- 
dence ne  soit  offensée. 

De  plus ,  n'est-il  pas  étrange  qu'un  ambitieux  se 
croie  capable  des  plus  grandes  choses  sans  s'être 
auparavant  éprouvé  ,  et  sans  avoir  fait  aucun  essai 
de  son  esprit,  de  ses  talens ,  de  son  naturel?  Or  il 
ïi'est  rien  de  plus  commun  que  ce  désordre.  Car ,  où 
trouver  aujourd'hui  de  ces  préiendans  aux  honneurs, 
du  siècle  ,  qui  avant  que  de  faire  les  recherches  oii 
les  engage  leur  ambition ,  aient  soin  de  rentier  eu 
eux-mêmes  pour  se  connoîlre,  et  qui  dans  la  vue 
de  leur  condition  future ,  se  forment  de  bonne 
heure  à  ce  qu'ils  doivent  être  un  jour ,  ou  à  ce 
qu'ils  veulent  devenir?  C'est  assez  qu'on  ail  dt 
quoi  acheter  cette  charge  ,  pour  croire  qu'on  est  en 
i'iai  de  la  posséder  et  de  l't'xercef.  C'est  assez  qu'ii 
TOME  ^'11.  «; 


230  SUR    l'ambition. 

soit  de  l'intérêt  d'une  famille  de  tenir  un  tel  rang  ^ 
pour  ne  pas  douter  que  l'on  n'y  soit  propre.  Cet 
intérêt  de  famille  ,  ce  bien ,  tiennent  lieu  de  toutes 
les  qualités  imaginables  ,  et  suffisent  pour  autori-ser 
toutes  les  poursuites.  Si  les  lois  prescrivent  quelque 
chose  de  plus  ,  c'est-à-dire  ,  si  elles  exigent  quelques 
épreuves  pour  la  connoissance  des  sujets,  on  subit 
ces  épreuves  par  cérémonie  ;  et  par  la  comparaison 
cjue  l'on  fait  de  soi-même  avec  tant  d'autres  qui  y 
ont  passé  ,  on  s'estime  encore  trop  fort  pour  en 
sortir  avec  honneur.  Si  ceux  à  qui  il  appartient  de 
corriger  ces  abus  ,  font  des  ordonnances  pour  les 
régler  ,  on  regarde  ces  ordonnances  comme  des 
voxationsc  On  peut  tout  sans  s'être  jamais  disposé  à 
rien  :  sauf  à  faire  ensuite  des  expériences  aux  dépens 
d'autrui  et  aux  dépens  de  son  emploi  même  ,  et  à 
s'instruire  des  choses  par  les  ignorances  et  les  fautes 
infinies  qu'on  y  commettra.  Saint  Paul  ne  vouloit 
pas  qu'un  néophyte  fût  tout  d'un  coup  élevé  à 
certaines  distinctions  ,  et  jugeoit  qu'il  y  avoit  des 
degrés  par  où  l'humilité  devoit  conduire  les  mérites 
les  plus  solides  et  les  plus  éclatans.  Mais  ces  règles 
de  saint  Paul  ne  sont  pas  faites  pour  l'ambitieux. 
Du  plus  bas  rang ,  si  l'on  s'en  rapporte  à  lui  ,  et 
selon  ce  qu'il  ci  oit  valoir,  il  peut  monter  au  plus 
haut ,  et  sans  passer  par  aucun  milieu  il  a  de  quoi 
parvenir  au  faîte.  L'ordre  de  la  Providence  est  que 
les  dignités  soient  partagées,  et  il  y  en  a  même  qui 
sont  formellement  incompatibles  :  mais  l'ambitieux 
est  au-dessus  de  cet  ordre  ;  et  ce  qui  est  incompa- 
tible pour  les  autres,  ne  l'est  pas  pour  lui.  Ce  que 


SUR  l'ambition.  i3i 

ne  feroient  pas  plusieurs  autres  plus  habiles  que  lui, 
il  le  fera  seul.  Il  peut  tout  et  tout  à  la  fois  ;  et  parce 
que  pour  tant  de  fonctions  réunies ,  il  faudroii  être 
au  même  temps  en  divers  lieux  ,  par  un  miracle 
dont  il  est  redevable  à  son  ambition ,  il  peut  être 
tout  ensemble  ici  et  là;  ou,  sans  sortir  d'une  place, 
faire  ici  ce  qui  ne  se  doit  faire  que  là. 

Le  croiriez-vous ,  chrétiens ,  si  je  ne  vous  le  faisois 
remarquer ,  et  si  à  force  de  le  voir,  vous  n'étiez  pas 
accoutumés  à  ne  vous  en  étonner  plus  :  le  croiriez- 
vous  ,  que  l'ambition  des  hommes  eût  dû  les  porter 
jusqu'à  chercher  des  honneurs  pour  lesquels ,  selon 
le  témoignage  du  Saint-Esprit  même  ,  la  première 
condition  requise  est  d'être  irrépréhensible?  voilà 
néanmoins  ce  qu'a  produit  l'esprit  du  monde  dans 
le  christianisme  et  dans  l'Eglise  de  Dieu.  Il  faut  donc, 
conclut  saint  Grégoire  pape,  ou  que  l'ambitieux  se 
juge  en  effet  irrépréhensible ,  ou  qu'il  ne  se  mette 
pas  en  peine  de  contredire  visiblement  au  Saint- 
Esprit.  Or ,  tant  s'en  faut  qu'il  considère  son  procédé 
comme  un  péché  contre  le  Saint-Esprit,  qu'il  ne 
s'en  fait  pas  même  un  scrupule  ;  marque  évidente 
que  c'est  donc  la  présomption  qui  le  fait  agir,  et 
que,  dans  l'opinion  qu  il  a  de  lui-même,  il  ne  craint 
pas  de  se  compter  parmi  les  irrépréhensibles  et  les 
parfaits.  Car  la  témérité  des  ambitieux  du  siècle  va 
jusque-là,  quand  elle  n'est  pas  réprimée  par  la  cons- 
cience ,  ni  gouvernée  par  la  religion. 

Mais  enfin ,  disent-ils  ,  et  cela  ,  et  tout  le  reste  , 
nous  le  pouvons  aussi  bien  que  d'autres.  Et  je  leur 
réponds  avec  saint  Bernard  :  Quelle  conséquence 


10-1  6  LU    L'A.MEinOlS. 

lirez-vous  de  lu?  si  mille  autres  sans  méiile  et  sariS 
les  conditions  convenables  se  sont  élevés  à  tel  mi- 
nistère ,  en  êles-voLis  plus  capables  parce  qu'ils  n'en 
bont  pas  plus  dignes  que  vous  ?  Le  pouvoir  soutenir 
comme  d'autres  qui  ne  l'ont  pas  pu  ,  n'est-ce  pas 
même  la  conviction  de  votre  insuffisance  ?  Mais  si 
chacun  se  jugeoit  dans  celle  sévérité  ,  qui  rempliroit 
donc  les  charges  et  les  emplois  ?  Ah  !  chrétiens  ,  ne 
nous  inquiétons  point  de  ce  qui  arriveroil.  Pensons 
ix  nous-mêmes  ,  et  laissons  à  Dieu  le  soin  de  con- 
duire le  monde.  Le  monde  ,  pour  le  gouverner  , 
lie  manquera  jamais  de  sujets  ,  que  Dieu  par  sa  pro- 
vidence y  a  destinés.  Si  l'on  se  jugeoit  dans  cette  ri- 
gueur ,  dès-là  plusieurs  qui  ne  sont  pas  dignes  des 
places  qu'ils  occupent,  comnienceroient  à  le  devenir. 
Et  si  plusieurs  qui  en  sont  indignes ,  se  faisoient  la 
justice  de  s'en  éloigner  ,  dès-là  le  mérite  y  auroit 
un  libre  et  facile  accès  ,  et  quelque  rare  qu'il  soit  , 
on  en  trouveroit  toujours  assez  pour  ce  qu'il  y  au- 
roit d'emplois  et  d'honneurs  vacans. 

Or ,  ces  principes  supposés ,  quel  parti  y  auroit- 
il  donc  à  prendre  pour  un  chrétien  ;  je  dis  pour  un 
chrétien  engagé  à  vivre  dans  le  monde  par  profession 
et  par  état.  Quel  parti ,  mes  chers  auditeurs  ?  point 
d'autre  que  celui  où  la  prudence  chrétienne  ,  qui  est 
l'unique  et  véiilable  sagesse  ,  le  réduira  toujours  , 
savoir  ,  de  présumer  peu  de  soi  ,  ou  plutôt  de  n'en 
point  présumer  du  tout  ;  de  n'être  point  si  persuadé  , 
ni  si  aisé  à  persuader  des  qualités  avantageuses  de 
sa  personne  ;  de  tenir  sur  cela  bien  des  témoignage  j 
pour  suspects  ,  et  presque  toutes  les  louanges  ei» 


SUR  L  a:,î3ition.  i33 

hommes  pour  vaines  ;  d'en  raballre  toujours  Lcau- 
conp  ,  et  de  faire  état  qu'on  s'en  attribuera  encore 
trop  ;  de  ne  point  désirer  l'honneur  ,  et  de  ne  se  le 
point  attirer  ;  d'attendre  pour  cela  la  vocalion  du  ciel 
sans  la  prévenir  ;  de  la  suivre  avec  crainte  et  trem- 
blement ,  quand  elle  est  évidente  ;  et  pour  peu  qu'elle 
soit  douteuse  ,  de  s'en  défier  ;  de  n'accepter  point  les 
emplois  honorables  pour  lesquels  on  auroit  reçu  de- 
Dieu  quelques  talons  ,  que  l'on  ne  voie  de  bonne  foi 
qu'on  y  est  contraint  ;  et  si  l'on  est  convaincu  de 
son  incapacité  ,  de  ne  céder  pas  même  à  cette  con- 
trainte. Car  c'est  ainsi  que  s'en  explique  saint  Gré- 
goire pape  :  Ut  çirtutibus  pollens  ,  inçitus  ad  re- 
gimen  reniât  ;  virtutîhus  vacuus  ,  ne  coactus  quidem 
accédât.  Et  ce  grand  homme  avoit  droit  sans  doute 
de  parler  de  la  sorte  ,  après  les  efforts  héroïques  que 
son  humilité  avoit  faits  pour  refuser  la  première  di- 
gnité de  l'Eglise.  Je  sais  que  tout  cela  est  bien  op- 
posé aux  idées  et  à  la  pratique  du  monde  ;  mais  je 
ne  suis  pas  ici ,  chrétiens  ,  pour  vous  instruire  selon 
les  idées  et  la  pratique  du  monde.  J'y  suis  pour 
vous  proposer  les  idées  de  l'évangile  ,  et  pour  vous 
convaincre  au  moins  de  leur  solidité  et  de  leur  né- 
cessité. Si  le  monde  se  conduisoit  selon  ces  maximes, 
évangéllques,  l'ambition  en  seroit  bannie,  et  l'humi- 
lilé  y  régneroit.  Avec  cette  humilité  on  deviendroit 
raisonnable  ,  on  se  sanctifieroit  devant  Dieu  ,  et  sou- 
vent même  on  réussiroit  mieux  auprès  des  hommes, 
parce  qu'on  en  auroit  l'estime  et  la  confiance.  Mais 
sans  cette  humilité  ,  outre  que  l'ambition  est  aveugle 
dans  ses  recherches  ,  et  présomptueuse  dans  ses  des- 


i34  SUR  l'ambition. 

seins  ,  elle  est  encore  odieuse  dans  ses  suites  ;  et  c'est 

ce  qui  va  faire  le  sujet  de  la  troisième  partie. 

TROISIÈME   PARTIE. 

Comme  il  y  a  deux  sortes  de  grandeurs  ,  les  unes 
que  Dieu  a  établies  dans  le  monde,  et  les  autres  qui 
s'y  érigent ,  pour  ainsi  dire  ,  d'elles-mêmes  ,  celles- 
là  qui  sont  les  ouvrages  de  la  Providence,  et  celles- 
ci  qui  sont  comme  les  productions  de  l'ambitioa 
humaine  ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  ,  chrétiens  ,  qu'elles 
causent  des  etfets  si  contraires  ,  non-seulement  dans 
ceux  qui  les  possèdent,  mais  dans  ceux  mêmes  cjuî 
n'y  ont  aucune  part ,  et  qui  les  envisagent  avec  un 
œil  désintéressé  et  exempt  de  passion.  Une  gran- 
deur légitime  et  naturelle  qui  est  de  l'ordre  de  Dieu  , 
porte  en  elle-même  un  certain  caractère  qui  ,  outre 
le  respect  et  la  vénération  ,  lui  attire  encore  la  bien- 
veillance et  le  cceur  des  peuples.  C'est  par  ce  prin- 
cipe que  nous  aimons  nos  rois.  Bien  loin  que  leur 
élévation  ait  rien  qui  nous  choque  ,  nous  la  regar- 
dons avec  un  sentiment  de  joie  ,  que  l'inclination 
nous  inspire  aussi  bien  que  le  devoir  ;  nous  avons  du 
zèle  pour  la  maintenir  ;  nous  nous  en  faisons  un 
intérêt:  pourquoi?  parce  qu'elle  vient  de  Dieu  ,  et 
qu'elle  doit  contribuer  au  bien  commun.  Au  con- 
traire ,  ces  grandeurs  irrégulières  ,  qui  n'ont  d'autre 
fondement  que  l'ambition  et  la  cupidité  des  hommes; 
ces  grandeurs  où  l'on  ne  parvient  que  par  artifice , 
que  par  ruse  ,  que  par  intrigue ,  et  dont  les  politiques 
du  siècle  s'applaudissent  dans  l'Ecriture,  en  disant  : 
Manus  nosira  excelsa  ^  et  non  Dominus  fecit  hœc 


SUR  l'ambition.  i35 

t>mnia  (i);  C'est  notre  crédit ,  c'est  notre  industrie 
et  non  le  Seigneur  qui  nous  a  faits  ce  que  nous  so ai- 
mes :  ces  grandeurs  que  Dieu  n'autorise  pas  ,  parce 
qu'il  n'en  est  pas  l'auteur  ,  quelque  éclatantes  qu'elles 
soient  à  nos  yeux  ,  ont  je  ne  sais  quoi  qui  nous  pique 
et  qui  nous  révolte  ,  parce  qu'elles  nous  paroissent 
comme  autant  d'usurpations  et  autant  d'excès  qui 
vont  au  renversement  de  cette  équité  publique  pour 
laquelle  naturellement  nous  sommes  zélés.  Or  ce  ca- 
ractère d'injustice  qui  leur  est  essentiel  ,  est  ce  qui 
nous  les  rend  odieuses.  Ainsi,  quand  Pierre  fut  élevé 
à  la  plus  haute  dignité  dont  un  homme  soit  capable  , 
qui  est  celle  de  chef  de  l'Eglise  ,  les  apôtres  ne  s'en 
plaignirent  point  ,  ni  n'en  conçurent  nulle  peine. 
Mais  lorsque  Jacques  et  Jean  vinrent  demander  au 
Fils  de  Dieu  les  premières  places  de  son  royaume , 
tous  les  assistans  en  furent  scandalisés  ,  et  témoi*- 
gnèrent  de  l'indignation  contre  ces  deux  frères  :  Et 
audientes  decem  indignati  sunt  de  duohus  discipu- 
lis  (2),  Pourquoi  cette  différence  ?  Ah  !  dit  sainî 
Chrysostôme  ,  il  est  bien  aisé  d'en  apporter  la  raison. 
La  prééminence  de  Pierre  ne  les  choqua  point ,  parce 
qu'ils  savoient  bien  que  Pierre  ne  l'avoit  pas  recher- 
chée 5  et  qu'elle  venoit  immédiatement  de  Jésus- 
Christ.  Mais  ils  ne  purent  voir  sans  murmurer,  celle 
des  deux  enfans  de  Zébédée  ,  parce  qu'il  paroissoiî 
évidemment  que  c'éloient  eux-mêmes  qui  l'aiTectoient 
et  qui  i'ambitionnoient.  Or  ,  il  n"y  a  rien  de  plus, 
odieux  que  ces  arabitieuses  prétentions ,  et  ce  seul 

(i)  Deul.  5s (2)  Mat'vh.  20^ 


ioB  SUR  l'ambition. 

rxemple  poiirroit  suffire  pour  justifier  ma  dernièrù 
proposilion. 

Mais  il  est  important  ,  chre'tiens  ,  de  lui  donner 
quelque  étendue  ,  et  d  en  reconnoître  la  vérité  dans 
je  détail  ,  pour  en  être  encore  plus  fortement  per- 
.suadés.  Je  considère  donc  l'ambition  dans  les  deux 
o\^is  où  elle  a  coutume  de  dérégler  et  de  pervertir 
}  esprit  de  l'homme  :  je  veux  dire  dans  la  poursuite 
de  la  grandeur  ,  lorsqu'elle  n'y  est  pas  encore  par- 
venue ,  et  dans  le  terme   de  la  grandeur  même  , 
quand  elle  y  est  enfin  arrivée.  Or  ,  dans  l'un  et  l'autre 
état ,  je  dis  qu'elle  n'a  rien  en  soi  qui  n'excite  l'en- 
tie  ,  qui  ne  soit  un  objet  d'aversion  ,  et  qui ,  par  les 
autres  passions  qu'elle  fait  naître  ,  par  les  divisions 
<n  les  partialités  quelle  entretient ,  par  les  querelles 
qu'elle  suscite ,  n'aille  à  la  destruction  et  à  la  ruine 
de  la  charité.  Ne  consultez  que  votre  expérience ,  bien 
plus   capable  ici  de  vous  instruire  et  de  vous  con- 
vaincre, que  toutes  les  raisons.  Quelle  idée  vous  for- 
înez-vous  d'un  ambitieux  préoccupé  du  désir  de  se 
faire  grand  ?  Si  je  vous  disois  que  c'est  un  homme 
ennemi  par  profession  de  tous  les  autres  hommes  , 
j'entends  de  tous  ceux  avec  qui  il  peut  avoir  quelque 
rapport  d'intérêt  ;   un  homme  à  qui   la  prospérité 
d'autrui  est  un  supplice  ,  qui  ne  peut  voir  le  mérite 
en  quelque  sujet  qu'il  se  rencontre  ,  sans  le  haïr  et 
sans  le  combattre  ;  qui  n'a  ni  foi ,  ni  sincérité  ;  tou- 
jours prêt  dans  la  conairrence  à  trahir  l'un  ,  à  sup- 
planter l'autre,  à  décrier  celui-ci  ,  à  perdre  celui-là 
pour  peu  qu'il  espère  d'en  profiler  ;  qui  de  sa  gran- 


SUR  l'ambition.  îo^ 

S^nr  prétendue  et  de  sa  fortune  se  fait  une  divinité 
à  laquelle  il  n'y  a  ni  amitié  ,  ni  reconnoissance  , 
lù  considération,  ni  devoir  qu'il  ne  sacifie,  ne 
niaiiquant  pas  de  tours  et  de  déguisemens  spécieux 
pour  le  faire  même  honnêtement  selon  le  monde  ; 
en  un  mot ,  qui  n'aime  personne  et  que  personne 
lie  peut  aimer  :  si  je  vous  le  figurois  de  la  sorte  , 
ne  diriez-vous  pas  que  c'est  un  monstre  dans  la  so- 
ciété ,  dont  je  vous  aurois  fait  la  peinture?  et  cepen- 
dant, pour  peu  que  vous  fassiez  de  réflexion  sur  ce 
qui  se  passe  tous  les  jours  au  milieu  de  vous ,  n'avoue- 
rez-vous  pas  que  ce  sont  là  les  véritables  traits  de 
l'ambition  ,  tandis  qu'elle  est  encore  aspirante  ,  et 
dans  la  poursuite  d'une  fin  qu'elle  se  propose  ? 

Ah  !  mes  frères,  disoit  saint  Augustin  ,  et  remar- 
quez ,  chrétiens  ,  ce  sentiment ,  quand  l'ambition  se- 
roit  aussi  modérée  ,  aussi  équitable  envers  le  pro- 
chain qu'elle  est  injuste  et  emportée  ,  la  jalousie  seule 
qu'elle  produiroit  encore  infailliblement  par  la  simple 
recherche  d'une  élévation  qu'elle  se  procureroit  elle- 
même  ,  devroit  cndétacher  votre  cœur.  Et  puisque 
cette  jalousie  est  une  foiblesse  dont  les  âmes  les  plus 
fortes  ,  et  souvent  même  les  plus  vertueuses ,  ont 
peine  à  se  défendre  ,  et  qui  néanmoins  ne  laisse  pas 
d'altérer  la  charité  chrétienne  ;  si  nous  avions  à  cœur 
oelle  charité  pour  laquelle  Dieu  nous  ordonne  de 
renoncer  à  tout  le  reste  ,  nous  n'aurions  garde  de 
lui  faire  une  plaie  si  dangereuse  dans  le  cœur  des 
nutres  ,  en  témoignant  une  ardeur  si  vive  de  nous 
élever.  Cela  seul  nous  tiendroit  dans  les  bornes  d'une 
prudente  modestie  ,  et  il  n'en  faudroit  pas  davantage 


i38  SUR  l'ambition. 

pour  répiiraer  dans  nous  la  passion  de  nous  agran- 
dir. Mais  quand  nous  y  ajoutons  cent  autres  désor- 
dres ,  qui  n'en  sont ,  il  est  vrai  ,  que  les  accidens  , 
mais  les  accidens  presque  inséparables  et  pires  que 
la  substance  de  la  chose  ;  c'est-à-dire  ,  quand  pour 
soutenir  cette  passion  ,  ou  plutôt  pour  la  satisfaire  , 
nous  y  joignons  la  malignité  ,  l'iniquité  ,  l'infidélité  ; 
que  par  une  avidité  de  tout  avoir  et  de  l'emporter 
sur  tout  le  monde  ,  nous  ne  pouvons  souffrir  que 
l'on  rende  justice  à  personne  ;  que  de  nos  proches 
mêmes  et  de  nos  amis  nous  nous  faisons  des  rivaux  et 
ensuite  des  ennemis  secrets  ;  que  par  des  perfidies  ca- 
chées nous  traversons  leurs  desseins  pour  faire  réussir 
les  nôtres  ;  que  nous  usurpons  par  des  violences  au- 
torisées du  seul  crédit  ,  ce  qui  leur  seroit  dû  légi- 
timement ;  que  nous  envisageons  la  disgrâce  et  la 
ruine  d'autrui  comme  un  avantage  pour  nous  ,  et  que 
par  de  mauvais  offices  nous  y  travaillons  en  effet  ; 
que  pour  cela  nous  remuons  tous  les  ressorts  d'une 
malheureuse  politique  ,  dissimulant  ce  qui  est ,  sup- 
posant ce  qui  n'est  pas  ,  exagérant  le  mal  ,  dimi- 
nuant le  bien;  et  au  défaut  de  tout  le  reste,  ayant  re- 
cours au  mensonge  et  à  la  calomnie  pour  anéantir , 
s'il  est  possible,  ceux  qui ,  sans  même  le  vouloir,  sont 
des  obstacles  à  notre  ambition  ,  parce  qu'ils  ont  un 
mérite  dont  ils  ne  peuvent  se  défaire  ,  et  qui  est 
l'unique  sujet  qui  nous  irrite  ;  qu'en  même  temps  que 
nous  en  usons  ainsi  à  l'égard  des  autres  pour  em- 
pêcher qu'ils  ne  s'élèvent  au-dessus  de  nous  ,  il  nous 
paroît  insupportable  que  les  autres  aient  seulement 
h  moindre  pensée  de  s'opposer  aux  vues  que  nous 


SUR  l'ambition.  i39 

avons  de  prendre  l'ascendant  sur  eux  ;  que  pour  peu 
qu'ils  le  fassent  ,  nous  concevons  contre  eux  des 
resseniimens  mortels  et  des  haines  irréconciliables 
(  car  tout  cela  arrive  ,  chrétiens ,  et  il  me  faudroit 
des  discours  entiers  pour  vous  représenter  tout  ce 
que  fait  l'ambition  ,  et  tous  les  stratagèmes  dont 
elle  se  sert  au  préjudice  de  la  charité  et  de  l'union 
fraternelle  ,  pour  parvenir  à  ses  fins  ;  voilà  ce  que 
l'esprit  du  monde  lui  inspire  )  ;  quand  ,  dis-je  ,  nous 
y  procédons  de  la  sorte  ,  ah  !  mes  chers  auditeurs , 
n'est-ce  pas  une  conséquence  nécessaire  ,  qu'en 
suivant  des  maximes  aussi  détestables  que  celles-là , 
nous  devenions  l'objet  de  l'indignation  de  Dieu  et 
des  hommes  ? 

Mais  que  seroit-ce  si  maintenant  je  voulois 
m'étendre  sur  l'autre  point  que  je  me  suis  proposé, 
et  si  je  venois  à  vous  mettre  devant  les  yeux  les 
excès  de  l'ambition  quand  une  fois  elle  est  parvenue 
au  terme  de  ses  espérances ,  et  qu'elle  se  trouve  en 
possession  de  ce  qu'elle  prétendoil  ?  Quel  usage  alors, 
ou  plutôt  quel  abus  et  quelle  profanation  de  la  gran- 
deur !  vous  le  voyez  :  quelle  arrogance  et  quelle 
fierté  de  l'ambitieux ,  qui  se  prévaut  de  la  fortune 
pour  ne  plus  garder  de  ménagemens  avec  personne, 
pour  traiter  avec  mépris  quiconque  est  au-dessous  de 
lui ,  pour  en  attendre  des  respects  et  des  adorations  , 
pour  vouloir  que  tout  plie  sous  son  pouvoir,  et  seul 
décider  de  tout  et  régler  tout ,  pour  affecter  des  airs 
d'autorité  et  d'indépendance?  Quelle  dureté  à  faire 
valoir  ses  droits ,  à  exiger  impérieusement  ce  qu'il 
se  croit  dû  ,   à  emporter  de  hauteur  ce  qui  ne  lui 


î4o  SUR  l'ambition. 

fippanîent  pDS ,  à  poursuivre  ses  vengeances ,  à  op* 
primer  les  petils  ,  à  humilier  les  grands  et  à  leur 
insulter  ?  Quelle  ingratitude  envers  ceux  mêmes  qui 
lui  ont  r&ndu  les  services  les  plus  essentiels  ,  et  h 
qui  peut-être  il  doit  tout  ce   qu'il  est,  dédaignant 
de  s'abaisser  désormais  jusqu'à  eux,  et  les  oubliant! 
Une  heure  de  prospérité  fera  méconnoitre  à  un  favori 
«ne  amitié  de   trente  années.  Quel  faste  et  quelle 
splendeur  pour  éblouir  le  public  ,  pour  en  attirer  sur 
soi  les  regards ,  pour  répandre  sur  son  origine  un  éclat 
qui  en  relève  labassesse  et  qui  en  elT.ico  l'obscurité  ! 
Et  c'est  ici ,  chrétiens  ,  que  je  dois  encore  vous 
faire  observer  la  différence  de  ces  deux  espèces  de 
grandeurs  que  j'ai  déjà  distinguées,  et  dont  je  vous 
si  parlé  à  l'entrée  de  cette  troisième  partie  ;  je  veux 
«lire  de  la  grandeur  naturelle  et  légitime  ,  qui  est 
établie  de  Dieu ,  et  de  cette  grandeur  ,  si  j'ose  ainsi 
«l'exprimer  ,  artificielle  ,   qui  n'a   pour  appui   que 
l'industrie  et  l'ambition  des  hommes.  Car  la  pre- 
mière ,  qui  est  celle  des  princes  et  de  tous  ceux  qui 
tirent  de  leur  naissance  et  de  leur  sang  leur  supé- 
riorité ;  cette  grandeur,  dis-je  ,  est  communément 
r.ivile  ,   affable,  douce,  indulgente  et  bienfaisante, 
parce  qu'elle  tient  de  la  nature  même  de  celle  de 
Dieu.  Comme  elle  est  sûre   d'elle-même   et  qu'elle 
îi'a  point  à  craindre  d'être  contestée  ,  elle  ne  cherche 
point  tant  à  se  faire  sentir  ;  elle  n'est  point  si  jalouse 
d'une  domination  qui  lui  est  toute  acquise  ;  et  bien 
loin  de  s'enfler  et  de  grossir  ses  avantages,  elle  les 
oublie  en  quelque  manière  ,  parce  qu'elle  sait  assez 
qu'on  ne  les  oubliera  jamais.  MaisTautre  au  contraire 


s  U  h    L  A  M  B IT 1  O  N.  j  _j'  ï 

est  une  grandeur  farouche ,  une  grandeur  reLuuuue 
et  inaccessible  ,  délicate  sur  ses  privilèges ,  aigre  , 
brusque  ,  méprisante.  Ne  pouvant  se  cacher  à  elle- 
même  la  source  d'où  elle  est  sortie,  et  craignant 
que  le  monde  n'en  perde  point  assez  le  souvenir  , 
elle  tâche  à  y  suppléer  par  une  pompe  orgueilleuse  , 
par  un  empire  tyrannique ,  par  une  inflexible  sévé- 
rité sur  ses  prérogatives,  et  de  là,  faut-il  être  surpris 
qu'elle  soit  exposée  aux  envies  ,  aux  murmures  ,  au't 
inimitiés  ?  On  l'honore  en  apparence  ,  mais  dans  le 
fond  on  la  hait; on  lui  rend  certains  hommages  parce 
qu'on  la  redoute  ,  mais  ce  ne  sont  que  des  hommages 
forcés  ;  on  voudroit  qu'elle  fût  anéantie  ,  et  ai 
moindre  échec  qu'elle  reçoit ,  on  s'en  fait  une  joie 
et  comme  un  triomphe.  Si  l'on  ne  peut  l'attaquer 
ouvertement  ,  on  la  déchire  en  secret  ;  et  si  l'occa- 
sion se  présente  d'éclater  enfin  et  de  l'abattre  ,  y  a-t-il 
extrémités  où  l'on  ne  se  porte  ,  et  quels  exemples 
tragiques  en  a-l-on  vus  ? 

Bienheureux  les  humbles  qui ,  contens  de  leur  con- 
dition ,  savent  s'y  contenir  et  y  borner  leurs  désirs  î 
Ils  possèdent  tout  à  la  fois  et  le  cœur  de  Dieu  ,  et 
le  cœur  des  hommes.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  puissent 
monter  aux  plus  hauts  rangs  :  car  l'humilité  ne  de^ 
meure  pas  toujours  dans  les  ténèbres ,  et  Jéjus- 
Christ  aujourd'hui  nous  fait  entendre,  que  souvent 
dès  celte  vie  même  elle  sera  exaltée  :  Qui  se  humi- 
liai,  exaltahiiur  {\),^ld\s  parce  que  ce  n'est  point 
elle  qui  cherche  à  s'avancer  et  à  paroître  ,  parce  que 
de  son  choix  et  suivant  le  conseil  du  Fils  do  Dieu  , 

(i)  Luc.  jt.j,. 


1^2  SUR  L'ambition. 

elle  ne  demande  ni  ne  prend  que  la  dernière  place  j 
Recumhe  in  no^'-issimo  loco  (j);  parce  que  pour  la 
résoudre  à  en  occuper  une  autre,  il  faut  l'appeler,  il 
faut  la  presser  ,  il  faut  lui  faire  une  espèce  de  vio- 
lence :  Amice ,  ascende  siiperiùs  (2)  ;  parce  qu'en 
changeant  d'état  elle  ne  change  ni  de  sentimens , 
ni  de  conduite  ;  que  pour  être  élevée  ,  elle  n'en  est 
ni  moins  soumise  à  Dieu ,  ni  moins  charitable  en- 
vers le  prochain  ,  ni  moins  détachée  d'elle-même  ; 
que  les  honneurs,  bien  loin  de  la  flatter  ,  lui  sont 
à  charge  ,  et  qu'au  lieu  d'en  tirer  une  fausse  gloire , 
elle  les  tourne  à  sa  confusion  ;  qu'elle  n'emploie 
jamais  plus  volontiers  le  pouvoir  dont  elle  est  re- 
vêtue ,  que  lorsqu'il  s'agit  d'obliger  ,  de  soulager , 
de  faire  du  bien  :  fût-elle  au  comble  de  la  grandeur , 
non-seulement  on  l'y  voit  sans  peine  ,  mais  il  n'est 
personne  qui  ne  lui  applaudisse ,  qui  ne  lui  donne 
son  suffrage  ,  qui  ne  la  révère  et  ne  la  canonise. 
Ce  seroit  peu  néanmoins  pour  elle  que  ces  éloges 
du  monde ,  et  que  cette  voix  des  peuples  en  sa  fa- 
veur, si  Dieu  n'y  ajoutoit  ses  récompenses  éternelles  ; 
mais  comme  il  résiste  aux  ambitieux  et  aux  superbes  , 
c'est  aux  humbles  qu'il  communique  sa  grâce  sur  la 
terre ,  et  qu'il  prépare  une  couronne  immortelle 
dans  le  ciel ,  où  nous  conduise  ,  etc. 

(i)  Luc.  i4.  —  (2)  Ihld. 


SERMON 

POUR  LE 

XVII.' DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  LE  CARACTERE  DU  CHRÉTIEN. 

Congregatis  autem    Pharisais ,    interrogavit    eos    JesDS 
diceus  :  Quid  vobis  videtur  de  Gliiisto  ? 

Les  Pharisiens  étant  assemblés  ,  Jésus  leur  fit  cette   ques- 
tion ;  Que  pensez-vous  du  Christ  !  Eu  saint  Matth. ,  ch.  22. 

01  la  passion  n'eût  point  aveuglé  ces  faux  docteurs 
de  la  loi ,  ils  auroient  aisément  pu  répondre  à  la 
demande  que  leur  fit  le  Fils  de  Dieu  ,  et  décou- 
vrir dans  sa  personne  tous  les  traits  de  ce  Christ  ou 
de  ce  Messie  qu'ils  atlendoient  depuis  si  long-temps  , 
et  qu'ils  avoient  actuellement  devant  les  yeux.  Té- 
moins de  tant  de  miracles  qu'il  opéroit,  comman- 
dant aux  flots  de  la  mer,  chassant  les  démons,  gué- 
rissant les  malades  ,  ressuscitant  les  morts ,  ne  de- 
voienl-ils  pas  ,  sans  hésiter,  le  reconnoître  et  lui 
dire  :  Le  Christ  dont  vous  nous  parlez  ,  c'est  vous- 
même.  Pour  nous  ,  mes  chers  auditeurs ,  nous  n'en 
reconnoissons  point  d'autre;  mais  du  reste,  quelque 
importante  et  quelque  nécessaire  que  vous  puisse 
être  la  connoissance  de  cet  homme-Dieu ,  c'est  un 
sujet  ,  dit  saint  Chrysostôme  ,  que  les  ministres  de 
l'évangile  ne  doivent  guère  ,  dans  leurs  prédications , 


144  sua    LL    CAUACTÈnE 

cnlrcprendie  d'approfondir  ,  parce  qu'il  est  impeMé- 
irable  el  inliiiiinenl  au-dessus  de  toutes  nos  pensées 
et  de  toutes  nos  expressions.  Cependant ,  nies  frères  , 
il  nous  est  assez  connu  pour  nous  servir  de  modèle  , 
et  mênie ,  selon  S.  Jérôme  el  S.  Augustin ,  il  y  a  entre 
Jésus-Christ  et  le  chrétien  un  tel  rapport  ,  qu'il  faut 
en  quelque  manière  les  confondre  ensemble,  et  qu'on 
ne  peut  Lien  définir  l'un  que  par  l'autre.  De  sorte 
que  si  Jésus-Christ  n'est  pas  substantiellement  dans 
le  chrétien  ,  il  y  est  par  ressemblance  ;  et  que  si  le 
chrétien  n'est  pas  réellement  et  dans  le  fond  de  son 
être  un  autre  Jésus-Christ  ,  il  l'est  au  moins  par 
ime  conformité  aussi  parfaite  qu'il  peut  l'avoir  avec 
cet  excellent  et  divin  exemplaire.  Suivant  ce  prin- 
cipe ,  sans  examiner  aujourd'hui  ce  que  c'est  que  le 
Christ,  examinons  ce  que  c'est  que  le  chrétien,  qui 
en  doit  être  le  fidèle  imitateur  :  Quidvohis  videiur  .^ 
Cette  matière  sera  beaucoup  plus  morale  ,  plus  utile 
et  plus  sensible.  Vous  y  apprendrez  ce  que  vous 
êtes  ,  ou  plutôt  ce  que  vous  devez  être  et  ce  que  vous 
n'êtes  pas.  Pour  en  profiter,  implorons  le  secours 
du  ciel ,  et  adressons-nous  à  Marie  ,  en  lui  disant  : 
Ave  ,   Maria, 

De  quelque  manière  que  l'ait  entendu  S.  Jérôme, 
je  trouve  la  proposition  bien  judicieuse  et  bien  juste  , 
quand  il  dit  que  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  la  profes- 
sion du  christianisme,  n'est  pas  de  parollre  chrétien, 
mais  de  l'être  :  Esse  chrisiianum  mognumesty  non  vi- 
deri.  Et  l'une  des  raisonsqu'il  en  apporte ,  c'est ,  dil-il , 
q_ue  le  chtislianisme  étant  une  profession  d'humiliié  , 

et 


DU    CHRÉTIEN.  ,_^5 

êl  l'humilllé  ne  cherclianl  point  à  se  monirer  ni  à 
briller  ,  il  s'ensuit  que  la  vraie  grandeur  du  chréiit  n 
est  d'être  ce  qu'il  est  ,  et  non  point  de  le  paroîlre, 
puisqu'une  partie  de  sa  perfection  consiste  souvent 
à  ne  le  paroure  pas.  C'est  par  cette  pensée  que 
j'entre  dans  mon  dessein  ;  et  pour  vous  donner 
l'idée  d'un  véritable  chrétien  ,  je  la  tire  de  son  prin- 
cipe et  de  son  modèle ,  qui  est  Jésus-Christ  même. 
J'entends  Jésus-Christ  selon  deux  caractères  parti- 
culiers qu'il  s'est  lui-même  attribués ,  lorsque  par- 
lant aux  Juifs  pour  se  faire  connoîlre  à  eux  ,  il  leur 
leur  disoil  :  Ego  non  sum  de  hoc  mundo  (i)  ;  Je  ne 
suis  point  de  ce  monde;  et  qu'il  ajoutoit  :  Ego  de- 
supernis  sum  (2)  ;  Je  suis  venu  du  ciel  ,  et  je  de- 
meure immuablement  attaché  à  Dieu  mon  Père. 
Divins  caractères  que  j'ai  à  vous  représenter  dans  le 
chrétien  ,  et  qui  vous  en  traceront  l'image  la  plus 
complelle.  Qu'est-ce  qu'un  chrétien  ?  Quid  ç>obis 
videtur  ?  un  homme  par  état  séparé  du  monde  , 
c'est  sa  première  qualité  ;  et  un  homme  par  élat 
consacré  à  Dieu,  c'est  la  seconde.  L'une  et  l'autre 
pleines  de  gloire  et  de  vertu  en  elles-mêmes ,  quoique 
de  nul  éclat  aux  yeux  du  monde.  Car  qu'y  a-l-il  de 
moins  éclatant  dans  le  monde  que  d'être  séparé  da 
monde ,  et  qu'y  a-t-il  de  plus  intérieur  et  de  plus  caché 
que  d'être  consacré  à  Dieu  ?  Mais  ce  mystère  caché 
est  ce  que  j'entreprends  de  vous  développer.  Sépa- 
ration du  monde ,  qui  élève  le  chrétien  au-dessus 
du  monde,  ce  sera  la  première  partie;  consécration 
à  Dieu,  qui  élève  le  chrétien  jusqu'à  Dieu  même, 

(1)  Joan.  8.  —  (-î)  Ih\i. 

TOME    Vil.  19 


1^6  SUR   LE    CARACTERE 

ce  sera  la  seconde  partie  :  et  voilà  tout  le  plan  el 
le  partage  de  ce  discours. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Pour  vous  faire  entendre  d'abord  ma  pensée  et 
pour  raisonner  dans  les  principes  de  la  théologie  ,  sur 
le  sujet  que  Je  me  suis  proposé  ,  deux  choses,  selon 
saint  Thomas ,  sont  essentiellement  requises  pour 
faire  un  chrétien  :  la  grâce  ou  la  vocation  du  côté  de 
Dieu ,  el  ime  fidèle  correspondance  à  cette  vocation 
ou  à  celle  grâce  du  côté  de  l'homme.  Or ,  l'une  et 
l'autre  bien  considérées ,  n'ont  point  de  caractère 
qui  leur  soit  plus  propre  que  celui  de  la  séparation 
du  monde.  D'où  je  conclus,  qu'être  véritablement 
séparé  du  monde  ,  c'est  être  véritablement  chrétien. 
Voilà  tout  le  fond  de  cette  première  partie. 

Qu'est-ce  que  la  grâce  ,  je  dis  la  première  de  toutes 
les  grâces  ,  qui  est  la  vocation  au  christianisme? Les 
théologiens  et  les  Pères  se  sont  efforcés  de  nous  en 
donner  de  hautes  idées;  mais  je  n'en  trouve  point  de 
plus  exacte  ni  de  plus  solide  que  celle  de  saint  Au- 
gustin ,  quand  il  dit  en  un  mol ,  que  c'est  une  grâce 
de  séparation  :  Qui  autem  congruenter  siint  vocati  ^ 
hi  clecti  y  et  Dei  altiore  judicio  gratïœ  prœdestina- 
tione  discreti.  Voulez-vous  savoir ,  mes  frères ,  dit 
ce  saint  docteur  ,  qui  sont  ces  élus  ,  appelés  comme 
l'Apôtre,  selon  le  décret,  mais  le  décret  favorable 
de  Dieu  ?  ce  sont  ceux  dont  Dieu  a  fait  le  discer- 
nement, qu'il  a  tirés  de  la  masse  corrompue  du 
monde  ,  et  qu'il  en  a  séparés  en  vertu  de  la  grâce  de 
leur  vocation.  C'est  donc  en  effet  dans  la  séparation 


DU    CHRÉTIEN.  I^y 

du  monde  que  consiste  latlrait ,  le  mouvement  et 
rimpression  particulière  de  cette  grâce.  De  là  vient 
que  saint  Paul ,  pour  exprimer  le  don  de  grâce  qu'il 
avoit  reçu  dans  cette  vocation  miraculeuse  et  pleine 
de  prodiges  dont  sa  conversion  fut  suivie  ,  ne  se  ser- 
voit  point  d'autre  terme  que  de  celui-ci  :  Qui  me  se- 
gregavit  ex  utero  ,  et  vocavit  per  gràtiam  tuam  (i)  ; 
Tout  ce  que  je  suis,  je  le  suis  par  la  miséricorde  de 
mon  Dieu ,  qui  m'a  appelé.  Et  comment  m'a-t-il 
appelé  ?  en  me  séparant  dès  le  ventre  de  ma  mère  ; 
c'est-à-dire,  selon  l'explication  de  saint  Ambroise, 
en  me  choisissant  pour  vivre  séparé  de  la  corruption 
du  monde.  De  là  vient  que  quand  l'esprit  de  Dieu 
répandoil  sur  les  premiers  disciples  ces  grâces  visibles 
et  abondantes  qui  les  élevoienl  aux  plus  saints  mi- 
nistères ,  ainsi  qu'il  est  rapporté  au  livre  des  Actes  , 
c*étoit  toujours  en  ordonnant  que  ceux  qu'il  avoit 
choisis  pour  cela  ,  fussent  séparés  du  reste  même 
des  fidèles  :  Segregaie  mihi  Saulum  et  Baniabam  (2)  ; 
Séparez-moi,  Saulet  Barnabe  ,  pour  l'œuvre  impoi» 
tante  à  laquelle  je  les  ai  appelés  :  comme  si  cette  sé- 
paration ,  ajoute  saint  Chrysostôme ,  eût  été  une 
espèce  de  sacrement  par  lequel  la  grâce  de  la  voca- 
tion divine  leur  dût  être  communiquée.  De  là  vient 
que  le  Sauveur  du  monde  ,  pour  signifier  qu'il  éioit 
venu  appeler  les  hommes  à  la  perfection  évangélique  , 
disoit  hautement  qu'il  éioit  venu  séparer  le  père 
d'avec  son  fils  ,  et  la  fille  d'avec  sa  mère  :  Veni  sepa- 
rare  hominem  adi>ersùs  patrem  suum  ^  et  Jiliam 
adversùs  matrem  suam  (3)  ;  réduisant  toute  la  grâce 

(i)  Gaiat.  i,  —  (2)  Act.  i3.  —  (3j  Matth.  10. 

10. 


ï4B  SUR   LE   CARACTÈRE 

de  cette  perfection  à  cet  esprit  de  séparation.  De  là 
vient  que  !»•  grand  Apôtre  voulant  nous  faire  com- 
prendre la  ^ràce  suréminente  el  inlinie  de  la  sainteté 
de  Jésns-Clirisi,  en  a  renfermé  tout  le  mystère  dans 
ce  seul  niMi  :  Segregatus  à  peccatoribus  (i  )  ;  c'est  un 
pontife  qui  nous  a  été  donné  de  Dieu  ,  mais  un  pon- 
tife qjii  ,  par  i'onciion  céleste  dont  il  éloit  rempli, 
a  été  parfaitement  séparé  des  pécheurs.  Or  ,  vous 
savez  que  la  sainteté  dt:  Jésus-Christ  est  l'exemplaire 
de  la  nôtre  ;  et  que  la  nôtre  ,  pour  être  agréée  de 
Dieu,  doit  être  confirme  à  la  sienne.  Puisqu'il  est 
donc  vrai  que  cet  homme-Dieu  a  été  sanctifié  par 
une  giâte  qui  l'a  pleinement  séparé  du  monde  ,  il 
faut  par  proportion  que  la  grâce  qui  nous  sanctifie 
produise  en  nous  un  semblable  effet ,  et  qu'en  con- 
séquence de  celte  grâce ,  Dieu  nous  puisse  dire  ce 
qu'il  disoit  aux  Israélites  :  Vous  êtes  mon  peuple  , 
et  c'est  en  cette  qualité  que  je  vous  regarde  ;  mais 
pourquoi  et  comment  l'êtes-vous  ?  parce  que  je  vous 
ai  séparés  de  tous  les  autres  peuples  de  la  terre  qui 
viveui  dans  l'idolâtrie  et  dans  les  ténèbres  de  l'infi- 
délité.  Voilà  ,  encore  une  fois  ,  le  caractère  essentiel 
de  la  vocation  ou  de  la  grâce  du  christianisme. 

Or ,  c'est  de  là  que  je  tire  la  preuve  de  ma  pre- 
mière proposition  ,  et  que  mesurant ,  selon  la  règle 
de  saint  Bernard  ,  par  l'action  de  Dieu  en  nous , 
notre  obligation  envers  Dieu  ,  j'entre  dans  la  plus 
édifiante  moralité  que  ce  sujet  me  puisse  fournir. 
Car  voici  comment  je  raisonne.  La  vocation  chré- 
tienne, en  tant  qu'elle  procède  ei  qu'elle  est  ins- 

(i)  Hcbr.  7. 


DU    CHRÉTIEN.  1  4^ 

pirée  cle  Dieu,  est  une  grâce  de  sëparalion  ;  donc 
la  correspondance  qui  lui  est  due  ,  et  qui  fait  pro- 
prement le  devoir  du  chrétien  ,  doit  être  une  cor- 
respondance de  séparation  du  côté  de  riioimme. 
Pourquoi  cela?  ah!  mes  chers  auditeurs,  le  voici: 
parce  que  la  correspondance  à  la  grâce  doit  néces- 
sairement se  rapporter  à  la  fin  et  au  terme  de  la  grâce 
même.  Car  comme  il  y  a  diversité  de  grâces  et  d'ins- 
pirations :  Divisiones gratiarum  sunl  (i)  ;  aussi  faut- 
il  reconnoîlre  qu'il  y  a  diversité  d'opérations  dans 
l'homme  et  de  devoirs  :  Et  divisiones  operaiionurn 
sunt  (2).  C'est-à-dire  ,  que  toutes  sortes  de  devoirs 
ne  répondent  pas  à  toutes  sortes  de  grâces.  Je  m'ex- 
plique. Dieu  me  donne  une  grâce  de  résistance  et 
de  défense  contre  la  passion  qui  me  porte  au  péché; 
je  ne  puis  correspondre  à  cette  grâce  qu'en  résistant 
à  ma  passion  et  en  la  combattant.  Au  contraire  ,  Dieu 
me  donne  une  grâce  d'éloignement  et  de  fuite  dans 
l'occasion  du  péché;  je  ne  puis  être  fidèle  à  celte 
grâce  qu'en  fuyant  et  en  m'éloignant  :  et  ainsi  des 
autres,  parce  que  c'est  à  nous,  dit  saint  Prosper, 
de  suivre  le  mouvement  de  la  grâce ,  et  non  pas  à  la 
grâce  de  suivre  le  mien.  Comm€  il  est  donc  vrai  que 
la  grâce  par  laquelle  Dieu  m'appelle  au  christianisme 
ou  à  la  perfection  du  christianisme  ,  est  une  grâce 
de  séparation  du  monde  ,  quoi  que  je  fasse,  je  n'ac- 
complirai jamais  le  devoir  du  christianisme,  si  je  ne 
me  sépare  du  monde  et  si  je  ne  fais  avec  Dieu  ce  que 
Dieu  fait  le  premier  dans  moi. 

Car  en  vain  Dieu  me  sépare- l-il  du  monde,  en 

(i)  1.  Cor.  \i.  —  (2)  Ihid. 


l5o  SUR  LE    CARACTÈRE 

me  prëdesilnant  pour  être  chrétien  ,  si  je  ne  m'en 
sépare  nnoi-méme  en  exécutant  ce  décret  et  en  coo- 
pérant à  cette  grâce  qui  me  fait  chrétien.  Il  faut , 
s'il  m'est  permis  de  parler  de  la  sorte  ,  que  ces  deux 
séparations  concrmrent  ensemble  ,  et  que  la  mienne 
seconde  celle  de  Dieu  ,  de  même  que  celle  de  Dieu 
est  le  principe  de  la  mienne.  Concevez-vous  celte 
vérité  ?  Voilà  en  substance  toute  la  théologie  néces- 
saire au  chrétien  ,  et  sur  laquelle  un  chrétien  doit 
faire  fond  ;  car  de  là  s'ensuivent  quelques  consé- 
quences que  chacun  de  nous  peut  et  doit  aujourd'hui 
s'appliquer  comme  autant  de  règles  pour  se  connoîlre 
devant  Dieu  et  pour  se  juger  soi-même.  Ne  perdez 
rien  de  ceci ,  s'il  vous  plaît. 

première  conséquence  :  il  suffit  précisément  d'être 
chrétien  pour  être  obligé  de  vivre  dans  cet  esprit  de 
séparation  du  monde.  Qu  est-ce  à  dire  du  monde  ? 
c'est-à-dire  ,  des  faux  plaisirs  du  monde,  des  joies 
profanes  du  monde  ,  des  vaines  intrigues  du  monde  , 
du  luxe  du  monde,  des  amusemens  ,  des  folies  ,  des 
coutumes ,  ou  plutôt  des  abus  du  monde;  en  un  mot , 
de  tout  ce  qui  entretient  la  corruption  et  la  dissolu- 
tion du  monde  ;  c'est-à-dire,  de  tout  ce  qu'enten- 
doit  le  disciple  bien-aimé  ,  quand  il  nous  défendoil 
de  nous  attacher  au  monde  et  à  tout  ce  qui  est  dans 
le  monde  :  N alite  diligere  mundum  ^  neque  ea  qiiœ 
in  mundo  sunt  (i):  c'est-à-dire,  de  ce  qu'il  prenoit 
soin  lui-même  de  nous  expliquer  en  détail ,  quand  il 
ajoutoit  que  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde ,  est ,  ou 
concupiscence  de  la  chair,  ou  concupiscence  des 

(i)  1.  Joan.  a. 


t)U   CHRÉTIEN.  l5t 

yeux ,  ou  orgueil  de  la  vie  ;  Omne  quod  est  in  mundo  , 
concupiscentia  carnis  est ,  et  concupîsccntia  oculo- 
rum  ,  et  superbia  vitœ  (i)  ;  c'est-à-dire  ,  de  ce  qu'il 
nous  ordonnoil  de  délester  et  de  fuir  ,  lorsqu'il  con- 
cluoii  que  le  monde  n'est  que  désordre  et  qu'ini- 
quité :  Mundus  totus  in  maligno  positus  est  (2).  II 
suffit ,  dis-Je  ,  pour  être  obligé  par  profession  et  par 
étal  de  s'en  séparer  ,  d'êlre  chrétien  ,  et  il  n'est 
point  nécessaire  pour  cela  d'être  quelque  chose  de 
plus  que  chrétien  :  pourquoi  ?  parce  que  la  grâce 
seule  du  christianisme  nous  sépare  de  tout  cela ,  et 
parce  qu'au  moment  que  nous  avons  été  régénérés 
par  celte  grâce,  nous  nous  en  sommes  séparés  nous- 
mêmes.  Vous  le  savez  ,  mes  chers  auditeurs ,  et  à 
moins  de  désavouer  ce  que  l'Eglise  a  fait  solennel- 
lement en  votre  nom  ,  et  ce  que  vous  avez  mille  fois 
ratifié  depuis  ,  vous  n'en  pouvez  disconvenir.  Et  en 
effet ,  quand  les  Pères  vouloient  autrefois  détourner 
les  fidèles  de  certains  divertissemens  ,  qui  ont  été 
de  tout  temps  la  passion  du  monde ,  et  par  lesquels 
les  hommes  du  monde  se  sont  de  tout  temps  distin- 
gués, ils  ne  leur  en  apporloient  point  d'autre  raison  , 
sinon  qu'ils  étoient  chrétiens  et  séparés  du  monde; 
et  cette  raison  seule  les  persuadoil:  A  theatro  sepa- 
ramur^  quodest  quasi  con si storium  impiidicitiœ  (3), 
disoit  l'un  d'entre  eux  :  Le  théâtre  ,  qui  est  comme 
une  scène  ouverte  à  l'impureté  ,  fait  une  séparation 
entre  les  païens  et  nous  :  car,  les  païens  y  courent, 
et  nous  l'abhorrons  ;  et  celte  différence  n'est  qu'une 
suite  de  leur  religion   et  de   la  nôtre.  De   mê"  ?5 

(1)  i.  Joan.  a.  —  (2)  *.  Joan.  5.  —  (3)  Tertut, 


j52  suh  le  caractère 

quand  TerlulllL'n  recommandoit   aux   dames  chré- 
tiennes la  modestie  et  la  simplicité  dans  l'extérieur 
de  leurs  personnes,  ce  qne  l'on  peut  dire  être  à  leur 
é^ard  un  commencement  de  séparation  du  monde  , 
comment  est-ce  qu'il  leur  parloit  ?  Vous  êtes  chré- 
tiennes ,   leur  disoil-il ,  et  par  conséquent  séparées 
de  toutes  les  choses  où  cette  vanité  pourroit  avoir 
lieu  :  vous  avez  renoncé  aux  spectacles;  vous  n'êtes 
plus  de  ces  assemblées  où  l'on  ne  va  que  pour  voir 
et  pour  être  vu  ;  ces  cercles  où  1  orgueil ,  où  le  faste  , 
où  la  licence  ,  où  l'incontinence  entretient  tant  de 
commerces  criminels ,  ne  sont  plus  pour  vous  ;  en 
qualité  de  chrétiennes  ,  vous  ne  paroissez  plus  dans 
le  monde  que  pour  les  exercices  de  la  charité ,  ou 
de  la  piété  j  que  pour  visiter  les  pauvres  qui  sont  vos 
frères  ,  pour  assister  au  sacrifice  de  votre  Dieu  ,  pour 
venir  entendre  sa  parole  :  or ,  tout  cela  est  directe- 
ment opposé  à  cette  mondanité  qui  est  le  charme  de 
votre  amour -propre.  Devez -vous  traiter  avec  les 
femmes  infidèles?  à  la  bonne  heure;  mais  pour  cela 
même  vous  êtes  indignes  du  nom  que  vous  portez, 
si,  leur  donnant  par  votre  exemple  1  idée  de  ce  que 
vous  êtes ,  vous  n'avez  encore  plus  de  soin  de  paroîire 
toujours  revêtues  des  véritables  ornemens  de  votre 
sexe  ,  qui  sont  la  retenue  et  la  pudeur.  Voilà  le  rai- 
sonnement dont  se  servoit  Tertullien ,  fondé  sur  la 
profession   simple  du   christianisme  :  raisonnement 
qui  convainquoit  les  fidèles  de  ce  temps  là:  et  malheur 
à  nous  si  nous  n'en  sommes  pas  convaincus  comme 
eux. 
C'est  donc  une  erreur,  non-sculcmcnt  grossière, 


DU    CHRÉTIEN.  1  53 

mais  pernicieuse  ,  de  dire  :  Je  suis  du  monde  ,  et  je 
ne  puis  me  dispenser  de  vivre  selon  le  monde  ,  ni  de 
me  conformer  au  monde  :  car  c'est  ce  qui  vous  perd  , 
et  ce  qui  est  la  source  de  tous  vos  égaremens.  Or , 
vous  me  permettrez  bien  de  vous  dire  que  de  parler 
ainsi,  c'est  une  espèce  de  blasphème  :  car  le  Fils  de 
Dieu  vous  a  déclaré  expressément  dans  l'évangile , 
que  vous  n'êtes  plus  du  monde  ,  et  vous  supposez 
que  vous  en  êtes  encore;  et,  ce  qui  est  bien  plus 
étrange  ,  voits  prétendez  en  être  encore  ,  dans  le 
même  sens  qu'il  a  voulu  vous  faire  entendre  que 
vous  n'en  étiez  plus.  Il  faut  donc  renverser  la  pro- 
position ,  et  dire  :  Je  ne  suis  plus  du  monde  ,  parce 
que  je  suis  chrétienne  ;  donc  il  ne  m'est  plus  permis 
de  vivre  selon  le  monde ,  ni  de  me  conformer  aux  lois 
du  monde  :  alors  vous  parlerez  selon  l'esprit  et  selon 
la  grâce  de  votre  vocation. 

Mais  cela  est  trop  général.  Seconde  conséquence  : 
plus  un  homme  dans  le  christianisme  a  soin  de  se 
séparer  du  monde  ,  plus  il  est  chrétien  ;  et  plus  il  a 
d'engagement  et  de  liaison  avec  le  monde  ,  je  dis  de 
liaison  hors  de  son  devoir  ,  et  d'engagement  hors  de 
la  nécessité  et  de  sa  condition  ,  moins  il  est  chrétien  : 
pourquoi  ?  parce  que ,  selon  la  mesure  de  ces  deux 
états  ,  il  participe  plus  ou  moins  à  cette  grâce  de  sé- 
paration qui  fait  le  chrétien.  Chose  si  avérée,  c'est 
la  remarque  du  saint  évêque  de  Genève,  François  de 
Sales  ,  que  ,  quand  la  grâce  du  christianisme  a  paru 
agir  sur  les  hommes  dans  toute  sa  plénitude ,  elle 
les  a  portés  à  des  séparations,  qui,  de  l'aveu  du 
monde  même  ,  ont  été  jusqu'à  l'héroïque.  Ainsi  un 


l54  SUR  LE   CARACTÈRE 

Arsène  est  en  crédit  dans  la  cour  des  empereurs; 
cette  grâce  l'en  arrache  pour  le  transporter  au  dé- 
sert. Une  Mélanie  vit  dans  la  pompe  et  dans  l'af- 
fluence  des  délices  de  Rome;  cette  grâce  l'en  détache 
pour  lui  faire  chercher  d'autres  délices  dans  la  re- 
traite de  Bethléem.  Jamais  tant  d'illustres  solitaires  , 
c'est-à-dire,  tant  d'illustres  séparés,  que  dans  les 
premiers  siècles  de  l'Eglise ,  parce  qu'il  n'y  eut  ja- 
mais tant  de  parfaits  chrétiens.  Et  pourquoi  pensons- 
nous  que  les  monastères  aient  été  de  tout  temps  re- 
gardés comme  des  asiles  de  sainteté  ,  sinon  parce 
qu'on  y  est  dans  une  entière  séparation  du  monde? 
Qu'est-ce  qu'une  religion  fervente  et  réglée  ?  écoutez 
saint  Bernard ,  et  souffrez  que  je  rende  ce  témoignage 
à  la  vérité  connue  :  qu'est-ce  qu'une  religion  fer- 
vente et  réglée  ,  telle  que  nous  en  voyons  encore 
aujourd'hui  ?  c'est  une  idée  subsistante  du  christia- 
nisme. C'est  un  christianisme  particulier ,  dit  saint 
Bernard,  qui,  dans  les  débris  du  christianisme  uni- 
versel,  s'est  sauvé,  pour  ainsi  dire,  du  naufrage, 
et  que  la  Providence  a  conservé ,  comme  un  com- 
mencement de  ce  premier  christianisme  révéré  par 
les  païens  mêmes  :  car  voilà  ,  mes  chers  auditeurs  , 
ce  qui  me  rend  la  religion  vénérable.  Au  contraire  , 
l'expérience  m'apprend  que  ,  plus  un  chrétien  s'in- 
gère dans  le  commerce  et  les  intrigues  du  monde , 
moins  il  est  chrétien  ;  et  qu'autant  qu  il  fait  de  pas 
et  de  démarches  pour  y  entrer  ,  autant  l'esprit  chré- 
tien s'altère-t-il  ou  se  corrompt-il  dans  lui.  Jusque  là 
que  quand  les  Pères  de  l'Eglise  ont  parlé,  ou  de 
ces  recherches  empressées  du  monde  ,    ou  de  ces 


DU   CHRÉTIEN.  l55 

vanités  et  de  ces  plaisirs  qui  marquent  l'attachement 
au  monde  ,  ils  n'ont  point  fait  difficulté  de  dire  qu'il 
y  avoit  en  tout  cela  une  apostasie  secrète  :  pour- 
quoi ?  parce  que  la  grâce  de  la  foi  étant  un  prin- 
cipe de  séparation  à  l'égard  de  toutes  ces  choses, 
ne  pas  renoncer  à  ces  choses ,  c'étoit  renoncer  en 
quelque  manière  à  la  grâce  de  la  foi. 

Mais  je  vais  plus  loin.  Troisième  conséquence  : 
il  est  impossible  à  une  ame  chrétienne  de  se  con- 
vertir et  de  retourner  véritablement  à  Dieu  ,  à  moins 
qu'elle  ne  soit  résolue  de  faire  un  certain  divorce 
avec  le  monde  qu'elle  n'a  pas  encore  fait  ;  et  il  y  a 
de  la  contradiction  à  vouloir  être  autant  du  monde  , 
et  aussi  engagé  dans  le  monde  qu'auparavant ,  et 
néanmoins  à  prétendre  marcher  dans  la  voie  d'une 
pénitence  sincère  qui  produise  le  salut  :  car  ,  le 
moyen  ,  mon  cher  auditeur  ,  de  concilier  ces  deux 
choses  ?  Vous  avouez  vous-même  que  c'est  le  monde 
qui  vous  a  fait  perdre  l'esprit  de  votre  religion  et 
l'esprit  de  Dieu  ;  il  faut  donc  que  ,  pour  retrouver 
cet  esprit ,  vous  vous  sépariez  du  monde  ,  et  qu'au 
lieu  de  persister  à  vous  figurer  en  vain  cet  esprit 
où  il  n'esi  pas  ,  vous  l'alliez  chercher  où  il  est.  Or, 
il  est  évident  que  l'esprit  de  Dieu  n'est  point  dans 
cette  espèce  de  monde  dont  nous  parlons,  puisque, 
bien  loin  d'y  être  pour  vous  ,  c'est  là  que  vous  l'avez 
perdu  ;  et  c'est  ici  où  je  ne  puis  m'empùcher  d'être 
touché  de  la  plus  tendre  compassion  ,  en  voyant 
certaines  âmes  dont  on  pent  dire  que  le  monde  est 
plein  ,  et  qui,  pour  ne  se  pas  résoudre  une  bonne 
fois  à  cette  séparation  du  monde  ,  délibèrent  éler- 


i56  SUR   LE    CARACTÈHK 

nellement  sur  leur  conversion  et  ne  se  convertissent 
jamais.  Dieu  les  presse ,  la  grâce  agit  en  elles  ,  elles 
conçoivent  mille  désirs  ardens  de  leur  salut  ;  vous 
diriez  qu'elles  sont  toutes  changées  ,  et  que  le  charme 
est  levé  ;  mais  quand  il  en  faut  venir  à  ce  point  de 
rompre  avec  le  monde  et  de  se  séparer  du  monde, 
ah!  chrétiens  ,  c'est  une  conclusion  qui  leur  paroît 
plus  affligeante  que  la  mort  ,  et  qu'elles  éloignent 
toujours.  Voilà  pourquoi  elles  sont  si  ingénieuses  à 
trouver  des  raisons  et  des  prétextes  pour  faire  valoir 
les  engagemens  qui  les  retiennent  dans  le  monde  ; 
voilà  pourquoi  elles  sont  si  éloquentes  dans  les  apo- 
logies qu'elles  font  du  monde.  Hé  quoi  1  disent- 
elles  ,  ne  peut-on  pas  être  du  monde  et  se  sauver? 
Dieu  n'est-11  pas  l'auteur  de  ces  conditions  que  l'on 
réprouve  sous  le  nom  de  monde  ,  et  n'y  a-t-il  pas 
une  perfection  pour  les  gens  du  monde  comme  pour 
les  religieux  ?  Mais  quand  on  leur  répond  qu'il  n'est 
pas  question  du  monde  en  général  ;  qu'il  s'agit  d'un 
certain  monde  particulier  qui  n'est  point  l'ouvrage 
de  Dieu  ;  d  un  monde  qui  les  pervertit  et  qui  les 
pervertira  toujours  ,  parce  que  c'est  un  monde  où 
règne  le  péché  ,  parce  que  c'est  un  monde  où  le 
libertinage  passe  pour  agréable  et  pour  honnête  , 
parce  que  c'est  un  monde  dont  la  médisance  fait 
tous  les  entreliens  ,  parce  que  c'est  un  monde  où 
toutes  les  passions  se  trouvent  comme  dans  leur 
centre  et  leur  élément ,  parce  que  c'est  un  monde 
où  Ton  ne  peut  éviter  mille  écueils  auxquels  la  cons- 
cience ne  manque  pas  d'échouer;  que  c'est  ce  monde 
là  dont  il  faut  qu'elles  se  séparent  si  elles  veulent 


DU    ClIftÉTIEN.    -  l5j 

être  à  Dieu  ;  qu'il  n'y  a  point  sur  cela  de  tempéra- 
ment à  prendre  ,  ni  de  ménageraenl  à  observer  ; 
que  leur  conversion  est  attachée  à  ce  divorce  :  quand 
on  leur  parle  ainsi ,  c'est ,  encore  une  fois ,  l'obs- 
tacle éternel  que  la  grâce  trouve  à  surmonter  dans 
ces  âmes  mondaines  ,  et  qu'elle  ne  surmonte  presque 
jamais  ;  parce  que  ,  les  séparer  d'un  tel  monde  , 
c'est  les  séparer  d'elles-mêmes;  ce  quelles  ne  veulent 
jamais  tout  de  bon,  quoiqu'elles  le  veuillent  toujours 
imparfaitement. 

Est-il  possible  ,  dit-on ,  que  je  puisse  vivre  sans 
voir  le  monde  ?  que  ferai-je  quand  je  me  serai  dé- 
claré n'être  plus  du  monde  ?  quelle  ressource  aurai-je 
contre  l'ennui  qui  m'accablera  dans  celte  séparation 
du  monde  ?  quel  jugement  fera-l-on  de  moi  dans  le 
monde?  car  voilà  les  difficultés  que  l'esprit  du  monde 
a  coutume  de  former  dans  une  ame  qui  traite  avec 
Dieu  de  sa  conversion.  Et  moi  je  dis ,  âmes  chré- 
tiennes ,  que  si  vous  aviez  tant  soit  peu  de  foi ,  ou 
plutôt ,  si  vous  écoutiez  tant  soit  peu  votre  foi ,  vous 
rougiriez  de  ces  sentimens.  Non  ,,  non  ,  Seigneur , 
diriez  -  vous  à  Dieu  ,  ce  n'est  point  de  là  que  doit 
dépendre  ma  résolution  ,  et  je  raisonne  en  infidèle 
lorsque  je  parle  de  la  sorte.  Que  cette  séparation  du 
monde  me  soit  difficile  ou  aisée  ,  qu'elle  me  cause 
de  la  tristesse  ou  de  la  joie  ,  que  le  monde  l'ap- 
prouve ou  qu'il  la  condamne  ,  puisqu'elle  m'est 
nécessaire  ,  c'est  assez  pour  m'y  soumettre.  S'il  m'est 
pénible  d'être  séparé  du  monde  ,  j'accepterai  celte 
peine  comme  une  satisfaction  de  lous  les  atiache- 
dens  criminels  que  j'ai  eus  au  monde.  Et  combien 


l58  SUR   LE   CARACTÈRE 

de  fois  ,  ô  mon  Dieu  !  le  monde  même  m'a-t-il  caiis^ 
de  mortels  ennuis?  est-ce  un  grand  effort  que  je 
ferai ,  quand  je  serai  prêt  à  en  souffrir  autant  pour 
vous?  le  monde  me  condamnera  :  et  que  m'importe 
d'être  loué  ou  condamné  du  monde  ,  puisque  je 
veux  sincèrement  m'en  séparer  ?  Je  cherche  quelles 
seront  alors  mes  occupations  ,  et  n'en  aurai-je  pas 
trop  ,  pourvu  que  je  m'attache  aux  devoirs  de  ma 
religion  et  aux  devoirs  de  mon  état  ?  ces  occupations 
ne  sont-elles  pas  plus  dignes  de  moi  que  celles  que 
je  me  faisois  dans  le  monde  ,  qui  dissipoient  mon 
esprit  sans  le  remplir  ,  et  qui  corrompoienl  mon 
cœur  sans  le  satisfaire  ? 

Cependant ,  chrétiens  ,  vous  me  demandez  quelle 
doit  être  celte  séparation  du  monde  ,  et  c'est  le 
grand  point  de  pratique  qui  me  reste  à  vous  expli- 
quer. Je  ne  parle  point  des  qualités  vicieuses  et 
mauvaises  que  cette  séparation  peut  avoir  :  c'est  une 
matière  qui  me  fourniroit  mille  réflexions  très-so- 
lides,  mais  qui  ne  seroient  peut-être  pas  universel- 
lement goiitées.  Or  ,  mon  dessein  est  de  tâcher  à 
entrer  dans  vos  cœurs  pour  les  gagner  à  Dieu.  Il  y 
a  des  séparations  du  monde  fausses ,  et  il  y  en  a  de 
vraies.  Je  suppose  que  celle  que  nous  embrasserons 
sera  telle  qu'elle  doit  être  ;  qu'elle  sera  sincère  , 
désintéressée  ,  et  qu'elle  aura  Dieu  pour  motif.  Mais 
cela  posé  ,  je  dis,  et  voici  les  règles  qui  nous  re- 
gardent ,  je  dis  qu'il  y  a  deux  sortes  de  séparations 
du  monde  ;  l'une  corporelle  et  extérieure  ,  l'autre 
de  cœur  et  d'esprit.  Je  dis  que  ,  pour  vivre  en  véri- 
table chrétien ,  toutes  deux  sont  nécessaires ,  parce 


DU   CHRÉTIEN.  iSg 

que  la  séparation  extérieure  du  monde  n'est  qu'un 
fantôme  ,  si  elle  n'est  soutenue  et  animée  de  celle 
de  l'esprit  ;  et  que  celle  de  l'esprit  ne  peut  se  sou- 
tenir ni  subsister  si  elle  n'est  aidée  de  l'extérieure. 
C'est  la  maxime  de  saint  Bernard  et  de  tous  les 
Pères.  Il  faut  une  séparation  du  cœur  et  de  l'esprit  ; 
car  en  vain  suis-je  séparé  du  monde ,  d'habit ,  d  état, 
de  demeure  ,  de  fonction  et  de  conversation,  si  mon 
esprit  et  mon  cœur  y  sont  attachés.  C'est  par  le 
cœur  qu'il  faut  que  je  commence  à  m'en  séparer. 
Or,  vous  qui  m'écoutez,  chrétiens,  au  milieu  des 
embarras  de  la  vie  du  siècle  ,  vous  pouvez  avoir 
cette  séparation  de  cœur,  et  vous  pouvez  l'avoir  , 
si  vous  le  voulez  ,  aussi  parfaitement  que  les  soli- 
taires et  les  religieux  mêmes  ,  parce  que  votre 
cœur  est  entre  vos  mains ,  et  que  vous  en  pouvez 
disposer. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  faut  que  la  séparation 
du  cœur  soit  accompagnée  ,  ou ,  pour  mieux  dire , 
soutenue  de  la  séparation  extérieure  et  corporelle  : 
par  quelle  raison  ?  Parce  que  ,  dit  saint  Grégoire 
pape ,  la  contagion  du  siècle  est  telîe ,  que  les  hommes 
les  plus  purs ,  les  plus  saints  et  les  plus  dégagés  de 
l'amour  du  monde ,  ne  laissent  pas  d'en  ressentir  les 
atteintes.  Il  faut  donc  de  temps  en  temps  les  afFoiblir 
et  en  diminuer  l'impression  ,  en  se  retirant  et  se 
séparant  extérieurement  du  monde  ,  et  faire  comme 
ces  consuls  et  ces  princes  de  la  terre  dont  Job  a 
parlé  ,  qui  jusque  dans  leurs  palais  se  bâtissent  des 
solitudes,  où  ils  sont  au  milieu  du  monde  comme 
s'ils  n'y  éloienl  pas  :  Cum  re^ihus  et  consuUhus 


l6o  SUR    LE    CARACTÈRE 

terrœ  ,  qui  œdificant  sihi  soliiudines.  C'est  de  là 
qu'est  venu  l'usage  de  ces  sainies  retraites  qui  se 
pratiquent  aujourd  hui  dans  le  christianisme  ,  et  qui 
produisent  des  eflels  de  grâce  si  merveilleux.  Que 
fait-on  dans  ces  retraites?  on  écoute  Dieu  parler, 
on  converse  familièrement  et  paisiblement  aveclui, 
on  reçoit  ses  communications  les  plus  intimes  ,  et 
on  y  répond.  Ah  !  mes  frères  ,  les  jours  que  vous 
passerez  dans  ces  pieux  et  salutaires  exercices  , 
seront  proprement  vos  jours  ,  et  l'on  peut  dire  que 
sans  ceux  -  là  presque  tous  les  autres  sont  perdus 
pour  vous.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  déplorable  ,  c'est 
que  nous  ne  les  voyons  pratiquer  ordinairement  qu'à 
ceux  qui  en  ont  moins  de  besoin.  Car ,  à  qui  est-ce 
que  ces  retraites  sont  plus  nécessaires  ?  Ce  n'est  pas 
à  cet  ecclésiastique  ni  à  ce  religieux  ,  qui  mènent 
une  vie  réglée  dans  leur  profession  ?  c'est  à  cet 
homme  d'affaires  ,  dont  la  conscience  est  chargée 
de  mille  injustices ,  qu'il  ne  verra  jamais  bien  que 
dans  une  retraite  ;  c'est  à  cet  homme  de  cour  qui 
ne  pensera  jamais  sérieusement  à  son  salut  ,  si  une 
retraite  ne  l'y  fait  penser  ;  c'est  à  cette  femme  du 
monde  ,  laquelle  se  trouve  dans  un  abune  de  cor- 
ruption, dont  il  ny  a  qu'une  retraite  qui  soit  ca- 
pable de  la  tirer.  C'est  à  ces  personnes  quil  faut  des 
retraites.  Aux  autres  elles  sont  de  conseil  ,  mais  à 
ceux-ci  elles  peuvent  être  et  sont  très  -  souvent 
d'obligation  ,  parce  que  ,  dans  l'ordre  naturel  des 
grâces  et  dans  la  voie  commune  de  la  Providence  , 
elles  leur  deviennent  un  moyen  unique    pour   se 

sauver. 

Yoilà , 


t)U   CHRÉTIEN.  \Gt 

Voilà  ,  mes  chers  aiidiieiirs  ,  la  première  ide'e  du 
christianisme.  Séparons-nous  du  inonde  ,  avant  que 
le  monde  se  sépare  de  nous.  Car  ,  il  faut  de  deux 
choses  l'une  ,  ou  que  nous  nous  en  séparions  mais- 
mêmes  par  choix  et  par  vertu  ,  ou  que  nous  en 
soyons  séparés  par  force  et  par  nécessité.  Or  ,  ne 
vaut-il  pas  bien  mieux  que  celle  séparation  se  fasse 
en  nous  par  l'altrail  de  la  grâce  ,  que  d'attendre 
qu'elle  se  fasse  malgré  nous  par  la  violence  de  la 
mort?  Séparons -nous  du  monde,  tandis  que  nous 
pouvons  devant  Dieu  nous  rendre  le  témoignage  que 
nous  nous  en  séparons  pour  lui.  Car ,  quel  honneur 
faisons-nous  à  Dieu  ,  quand  nous  nous  convertissons 
à  lui  parce  que  nous  ne  sommes  plus  en  étal  de 
goûter  le  monde  ,  ou  plutôt ,  parce  que  le  monde 
commence  à  ne  nous  plus  goûter  ?  Quelle  obligation 
Dieu  ,  pour  ainsi  parler  ,  nous  peut-il  avoir,  quand 
nous  lui  donnons  le  reste  du  monde  ?  Quelle  gloire 
tire-l-il  de  nous  ,  quand  nous  nous  mettons  dans 
l'ordre  ,  non  pas  par  un  eiïort  que  nous  faisons  en 
quittant  la  créature ,  mais  par  un  secret  désespoir 
de  ce  que  la  créature  nous  a  quittés  ?  Séparons-nous 
du  monde  de  la  manière  dont  nous  en  voulons  être 
séparés  dans  le  jugement  de  Dieu,  et  puisque  ,  selon 
saint  Augustin  ,  le  jugement  de  Dieu  à  l'égard  du 
juste  ne  sera  point  une  punition  ,  mais  une  sépara- 
lion  :  Non  punitio  ,  sed  discretio  ,  anticipons  dès 
celte  vie  l'elFet  de  ce  jugement  ;  faisons  dès  main- 
tenant ce  que  Dieu  fera  alors  ;  paroissons  sur  la 
terre  dans  le  même  rang  où  il  faudra  que  nous  pa- 
roissions ,  c'esl-à-dire  ,   séparés  des  impies  el  des 

TOME   VU.  H 


l62  SUR   LE    CARACTÈRE 

réprouves  ;  et  sans  cUlTérer  jusqu'à  la  venue  de  Jésus- 
Cliiisl ,  faisons  en  sorte  que,  trouvant  en  nous  celle 
séparation  déjà  faite  ,  il  n'ait  quà  la  ralilier  quand 
il  viendra  pour  nous  juger.  Séparons  -  nous  du 
monde,  afin  que  dans  ce  jour  terrible  Dieu  ne  nous 
sépare  pas  de  ses  élus.  Car  comme  il  y  a  ,  selon 
l'Ecriture ,  une  séparation  de  miséricorde  et  de  grâce , 
aussi  y  en  a-l-11  une  de  rigueur  et  de  justice  ;  et  la 
plus  forte  imprécation  que  faisoit  David  contre  ses 
ennemis  ,  qui  furent  toujours  les  ennemis  de  Dieu  , 
éloil  de  dire  à  Dieu  :  Domine  ,  à  panels  divide 
cas  (i)  ;  Séparez-les  ,  Seigneur  ,  de  ce  petit  nombre 
d'élus  que  vous  avez  choisis.  Surtout ,  chrétiens  , 
n'appréhendez  point  la  séparation  du  monde  comme 
un  état  triste  et  aGfreux.  Quand  elle  seroit  telle  , 
vous  étant  d'ailleurs  aussi  salutaire  et  aussi  néces- 
saire qu'elle  l'est ,  vous  devriez  l'aimer.  Mais  j'ose 
bien  dire  que  si  vous  y  êtes  fidèles  à  Dieu  ,  Dieu 
vous  y  fera  trouver  des  douceurs  préférables  à  toutes 
les  joies  et  à  tous  les  plaisirs  des  sens.  En  effet ,  il 
n'y  en  a  point  de  plus  heureux  dans  le  monde  que 
ceux  qui  sont  parfaitement  séparés  du  monde  :  c'est 
ce  nous  avouons  tous  les  jours  ;  et  il  est  bien  étrange 
que  ,  reconnoissant  dans  les  autres  ce  qui  doit  faire 
notre  bonheur ,  nous  le  craignions  pour  nous-mêmes. 
Cependant,  mes  chers  auditeurs,  tel  est  l'enchante- 
ment de  nos  esprits  et  le  désordre  où  nous  vivons, 
toujours  persuadés  du  néant  du  monde  et  toujours 
possédés  de  l'amour  du  monde  ,  nous  dégoûtant 
sans  cesse  du  monde  et  ne  nous  en  détachant  jamais. 

(0  Ps.  i6. 


DU    CHRÉTIEN.  î63 

Quoi  qu'il  en  soit  ,  mes  frères  ,  voilà  le  premier 
caractère  de  l'homme  chrétien  ,  d'être  se'paré  du 
monde.  Mais  il  n'en  faut  pas  demeurer  là ,  et  le 
second  est  d'être  consacré  à  Dieu  ,  comme  je  vais 
vous  le  montrer  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Il  est  de  la  sainteté  de  Dieu  d'être  servi  par  des 
saints,  comme  11  est  de  la  grandeur  des  rois  d'êire 
servis  par  des  grands  ;  et  la  même  raison  qui  fait 
que   ceux-ci  ,   en  qualité  de   souverains  et  de  mo- 
narques ,    veulent  avoir  des  princes  pour  officiers 
de  leur  maison,  est  celle  pourquoi  Dieu ,  en  qualité 
de  Saint  des  saints,  se  fait  un  honneur  de  recevoir 
le  culte  qui  lui  est  dû  par  des  hommes  sanctifiés  et  qui 
portent  dans  eux  un  caractère  de  consécration.  Tous 
les  hommes ,  dit  saint  Grégoire  pape  ,  sont  essen- 
tiellement sujets  à  l'empire  de  Dieu  ;  mais  tous  les 
hommes   ne  sont  pas  pour  cela   consacrés  à  Dieu. 
Cette  consécration  est  l'elTet  d'une  grâce  spéciale  : 
et  je  dis  que  c'est  la  grâce  propre  du  christianisme. 
Pour  approfondir  cette  vérité,  concevez  bien,  s'il 
vous  plaît ,  trois  choses  dignes  de  toute  votre  ré- 
flexion ,  et  capables  de  remplir  vos  cœurs  des  plus 
nobles  senllmens  de  la  foi.  Premièrement ,  l'excel- 
lence de  ce  que  j'appelle  la  consécration  du  chrélion. 
En  second  lieu  ,  l'obligation  indispensable  de  sain- 
teté que  cette  consécration  impose  à  l'homme  chré- 
tien. Et  enfin  la  tache  particulière  ,  qui ,  par  une  mal- 
heureuse nécessité  et  en  conséquence  de  celte  con- 
sécration ,  se  répand  sur  tous  les  péchés  du  chrétien. 

•    1 1. 


iB4  SUR   Lt    CARACTÈRE 

Si  je  vous  fais  bien  coniprcndrc  ces  trois  articles  , 
il  n'y  a  rien  ,  mes  chers  audileiirs ,  que  je  ne  doive 
espérer  de  vous. 

Quest-ce  que  ronclion  du  baptême  ,  en  vertu  de 
laquelle  nous  sommes  clnéllens  ?  C'est  ,  dit  saint 
Cyprien  ,  une  consécration  S(,lennelle  qui  se  fait  de 
nos  personnes;  mais  une  consécration  dans  laquelle 
il  semble  que  Dieu  a  pris  plaisir  de  rassembler  toutes 
les  richesses  de  sa  grâce  ,  pour  nous  la  rendre  plus 
précieuse.  Car  le  bapiême  ,  ajoute  ce  Père  ,  nous 
consacre  en  je  ne  sais  combien  de  manières  ,  qui 
doivent  toutes  nous  inspirer  un  certain  respect  pour 
nous-mêmes.  Il  nous  consacre  comme  rois  ,  il  nous 
consacre  comme  prêtres  ,  il  nous  consacre  comme 
temples  de  Dieu  ,  il  nous  consacre  comme  enfans 
de  Dieu  ,  il  nous  consacre  comme  membres  de  Dieu. 
Ah  !  mes  chers  auditeurs  ,  apprenons  aujourd'hui  ce 
que  nous  sommes  ,  et  confondons-nous  ,  si  nous  ne 
sommes  pas  ce  que  tant  de  motifs  nous  excitent  à 
devenir. 

Je  dis  que  le  baptême  nous  consacre  comme  rois  , 
et  comme  prêtres  :  ainsi  l'apôtre  saint  Pierre  le  dé- 
clare-t-il ,  lorsque,  parlant  aux  chrétiens  dans  sa 
première  cpître  canonique ,  il  leur  donne  tout  à  la 
fois  ces  deux  qualités  ,  en  les  appelant  sacerdoce 
royal  :  Regale  sa ccidotium  (i).  Et  ainsi  le  disciple 
bien-aimé  dans  l'Apocalypse  ,  fait-il  consister  en 
partie  le  bienfait  de  la  rédemption  ,  en  ce  que  Jésus- 
Christ  ,  qui  est  le  souverain  Pvédempteur ,  nous  a 
établis  rois  et  prêtres  de  Dieu  sou  Père  :  Et  fecisti 

(x)  1.  Petr.  2. 


DU   CHRÉTIEN.  l65 

nos  Deo  nosiro  regnum  et  sacerdotes  (i).  En  effet , 
comme  chrétiens  ,  nous  ne  sommes  deslinés  à  rien 
de  moins  qu'à  régner  ;  et  ce  n'est  point  une  exagé- 
ration ni  une  figure  de  dire  que  dans  le  baptême 
nous  sommes  sacrés  pour  posséder  un  royaume  ,  qui 
est  le  ciel  ;  que  nousy  recevons  l'investiture  d'une  cou- 
ronne ,  qui  est  la  couronne  du  ciel  ;  et  qu'en  même 
temps  que  la  grâce  de  ce  sacrement  nous  est  con- 
férée ,  nous  avons  un  droit  légitime  de  prétendre 
à  l'un  des  trônes  que  le  Fils  de  Dieu  nous  a  pré- 
parés dans  le  ciel.  Comme  chrétiens  ,  nous  sommes 
encore  consacrés  prêtres  du  Dieu  vivant  :  comment 
cela  ?  parce  que  l'onction  baptismale  ,  non-seulement 
donne  pouvoir  au  chrétien,  mais  lui  impose  l'obli- 
gation d'offrir  à  Dieu  des  sacrifices  continuels  : 
le  sacrifice  de  son  esprit  par  la  foi ,  le  sacrifice  de 
son  corps  par  la  pénitence  ,  le  sacrifice  de  ses  biens 
par  l'aumône  ,  le  sacrifice  de  sa  vengeance  par  la 
charité  ,  le  sacrifice  de  son  ambition  par  l'humilité  : 
toutes  hosties,  dit  saint  Paul,  par  lesquelles  on  se 
rend  Dieu  favorable  ,  et  sans  lesquelles  le  christia- 
nisme n'est  qu'une  ombre  de  religion  :  Talihus  enim 
hustiis  promeretur  Deus  (2).  Je  dis  plus  :  parce 
qu  en  qualité  de  chrétiens  ,  nous  pouvons  offrir  tous 
les  jours  le  plus  grand  de  tous  les  sacrifices  ,  qui 
est  celui  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ.  Car 
tout  laïques ,  mes  frères  que  vous  êtes  ,  vous  offrez; 
réellement  et  conjointement  avec  le  ministre  du  Sei- 
gneur ,  ce  divin  sacrifice  :  et  de  là  saint  Léon  conclut 
que  vous  devez  donc  vous  regarder  comme  les  asso- 

(i)  Apoc.  6.  —  (o.)  Hebr.  i5> 


l66  SUÎ\    LE    CARACTÈRE 

ciés  des  prèlres  :  Agnoscant  se  et  regii  generis  ,  et 
ojjifii  saceràolalis  esse  consortes.  Or  vous  ne  pouvez 
olïVir  ce  sarrilice  avec  les  prêtres,  sans  être  dans  un 
sens  prêtres  vous-mêmes.  D'où  il  s  ensuit  que  le 
caractère  de  cijiéMeii  répand  sur  vous  une  partie  de 
ronclion  sacerdotale. 

J'ajoute  qu'en  vertu  de  ce  même  caractère,  vous 
êtes  consacrés  à  Dieu  comme  ses  temples.  Rien  de 
plus  commun  dans  la  doctrine  de  saint  Paul.  Non  , 
mes  frères,  di«;oit  ce  grand  apôtre,  ce  n'est  point 
dans  des  temples  bâtis  par  les  iiommes  que  notre 
Dieu  fait  sa  demeure  ,  mais  dans  ceux  qu'il  a  bâtis 
lu!-nirme ,  c'esl-à-dire ,  dans  nous-mêmes  ;  car  vous 
êtes  vous-mêmes  les  temples  du  Dieu  tout-puissant. 
Or  preîiez  garde,  mes  cliers  auditeurs,  cette  qualité 
qne  nous  possédons  de  temples  de  Dieu  ,  est  ,  à 
parler  dans  la  rigueur  ,  uniquement  attachée  à  la 
grâce  du  baptême,  et  toute  autre  grâce  que  celle  du 
baptême ,  fût-elle  aussi  éminente  que  celle  des  anges , 
ne  nous  communique  point  cette  qualité.  Ecoutez 
la  raison  qu'en  donne  Guillaume  de  Paris.  C'est  qu'à 
parler  dans  la  rigueur  nous  ne  sommes  proprement 
les  temples  de  Dieu  ,  qu'en  tant  que  nous  sommes 
capables  de  recevoir  le  Fils  de  Dieu  par  la  partici- 
pation de  son  corps  adorable  ,  lorsque  ce  Dieu  de 
bonté  et  de  majesté  vient  habiter  dans  nous ,  et  fait 
de  nos  cœurs  autant  de  sanctuaires  et  de  tabernacles 
oi\  il  réside.  Or,  par  où  sommes-nous  capables  de 
le  recevoir  ainsi ,  cet  homme-Dieu  ?  par  le  baptême. 
Car  quand  j'aurois  toute  la  sainteté  des  esprits  bien- 
heureux j  si  je  n'avois  le  caractère  du  baptême ,  je 


DU    CHRÉTIEN.  167 

ne  pourrois  me  présenter  à  la  table  de  Jésus-Christ , 
ni  participer  à  son  sacrement.  C'est  donc  le  baptême 
qui  fait  en  nous  comme  la  première  consécration 
du  temple  de  Dieu;  ou  pkilôt ,  c'est  par  le  baptême 
et  par  le  caractère  de  chrétien  que  le  baptême  nous 
confère  ,  que  nous   devenons  les  temples  de  Dieu. 

Mais  qu'est-ce  que  toutes  ces  qualités  en  compa- 
raison des  titres  glorieux  d'enfans  de  Dieu  et  de 
membres  de  Dieu  ?  Car  ce  sont-lù  les  termes  formels 
et  les  expressions  de  l'Ecriture.  C'est  de  nous  que 
saint  Jean  a  dit,  que  tons  ceux  qui  ont  été  unis  à 
Jésus-Christ  dans  le  baptême  et  par  le  baptême  ;  que 
tous  ceux  qui  ont  cru  en  lai  et  en  son  saint  nom ,  ont 
dès  lors  acquis  un  droit  incontestable  d'être  appelés 
enfans  de  Dieu  ,  comme  en  effet  il  le  sont  devenus  : 
Quotquot  autem  receperunt  eum  ,  dédit  cis  potes^ 
îatem  Jilios  Dei  Jieri ,  his  qui  credunt  in  nomine 
ejus  (1).  C'est  aux  chrétiens  que  saint  Paul  disoit  : 
Vous  êtes  le  corps  de  Jésus-Christ  ;  vous  êtes  ses 
membres  :  Vos  estis  corpus  Christi ,  et  memhra  da 
membro  (2).  De  vouloir  relever  ici  l'excellence  de 
tous  ces  dons  descendus  du  Père  céleste  et  commu- 
niqués à  l'ame  chrétienne  ,  ce  seroil  ,  mes  chers 
auditeurs  ,  une  matière  infinie  ,  et  des  discours  en- 
tiers n'y  pourroient  suffire.  Passons  à  l'obligation  de 
sainteté  que  nous  imposent  de  si  saintes  qualités,  et 
tirons  de  là  le  juste  sujet  de  notre  confusion  ,  pour 
le  faire  en  même  temps  servir  à  notre  édification. 

Voilà,  dis-je  encore  une  fois  ,  mes  frères  ,  ce  que 
nous  sommes,  et  voilà  les  augustes  caractères  que  la 

(i)  Joau.  1.  —  (2)  i.  Cor.  12. 


l68  SUR   LE   CARACTÈRE 

grâce ,  à  proportion  de  vos  étals ,  imprime  dans  vous. 
Mais  aussi  quelles  conséquences  suivent  de  ces  prin- 
cipes? Voyez  quelle  ferveur  de  charité  ,  la  charité 
d  un  Dieu  pour  nous  doit  allumer  dans  nos  cœurs. 
Voyez  à  quel  retour  de  zèle  elle  nous  engage;  par 
quelle  intégrité  de  mœurs  nous  devons  soutenir  ce 
degré  de  gloire  ,  où   la   grâce  nous  a  fait  monter. 
Est-ce  trop  exiger  de  nous  que  de  nous  obliger  à 
être  parfaits  ,  pour  remplir  ,   non   pas   l'étendue  , 
mais  en  quelque   sorte   l'immensité  de   ce  devoir? 
Enfin  5   tout  ce  que    la   loi  chrétienne  nous  com- 
mande ,  quelque  héroïque  qu'il  puisse  être  ,  esl-il 
trop  relevé  pour  des  enfans  de  Dieu  ?  Ah  !  Seigneur , 
s'écrioil  saint  Ambroise  ,  méritons-nous  de  porter 
ce  beau  nom  ,  si  par  une  lâche  conduite  nous  Te- 
nons à  dégénérer  et  à  déchoir  des  hauts  sentimens 
de  l'esprit  chrétien ,   dans  les  bassesses   infinies  de 
l'esprit  du  monde  :  et  ne  faut-il  pas  que  nous  re- 
noncions pour  jamais  à  l'honneur  de  vous  apparte- 
nir ,  si  nous  prétendions  nous  borner  à  des  vertus 
médiocres  ?   C'est  ainsi  ,  mes  chers  auditeurs  ,  que 
le  concevoient  les  Pères  de  l'Eglise  ,  et  c'est  le  fonds 
de  moralité  sur  lequel  saint  Paul  établissait  les  plus 
fortes  remontrances  qu'il  faisoit  aux  chrétiens.  Il  ne 
les  appeloil  point  autrement  que  du  nom  de  saints: 
et  quand  il  écrivoit  aux  Eglises  dont  le  soin  lui  éioit 
commis  ,  son  épure  porloit  pour  inscription  :  Aux 
saints  de  l'Eglise  de  Corinlhe  ;  aux  saints  qui  sont  à 
Ephèse  ;  Eçclesiœ  Dei  quœ  est  Corinlhi  ,   vocatis 
sahctis  (i).  Pourquoi  ?  parce  qu'il  supposoit  que 


DU    CHRÉTIEN.  I  69 

l'on  ne  pouvoit  êlre  l'un  sans  l'autre  ,  et  que  l'essence 
du  chrétien  étant  d'être  consacré  à  Dieu  ,  être 
chrétien  par  profession  ,  c'étoil  êlre  saint.  De  là 
vient  qu'il  n'employoit  guère  d'autre  motif  que 
celui-là  pour  porter  les  chrétiens  à  cette  inviolable 
pureté  du  corps  et  de  l'esprit ,  par  où  il  voiiloit 
qu'ils  fussent  distingués  dans  le  monde.  Ne  savez- 
vouspas,  mes  frères,  leur  disoit-il ,  que  par  le  bap- 
tême vous  êtes  devenus  le  temple  de  Dieu  :  Nescitis 
quia  templum  Dei  estis  ?  (i  ).  Or,  le  temple  de  Dieu 
doit  êlre  saint ,  et  quiconque  profane  ce  temple , 
Dieu  le  perdra. 

Sur  quoi  Zenon  de  Vérone  fait  une  remarque 
aussi  solide  qu'mgénieuse.  Si  ce  temple  de  Dieu  , 
dit-il,  éioil  dans  nous  parfait  et  achevé,  comme 
il  l'est  dans  les  bienheureux  qui  sont  au  ciel ,  nous 
n'aurions  plus  besoin  de  travailler  à  notre  sanctifi- 
cation ;  mais  la  structure  de  ce  temple ,  pendant 
que  nous  vivons  sur  la  terre  ,  devant  toujours  croître 
et  ne  se  terminant  jamais  ,  c'est  à  nous  ,  pour  ré- 
pondre aux  vues  de  Dieu  qui  en  est  le  premier 
architecte  ,  de  l'édifier  continuellement.  Vérité  que 
saint  Paul  a  si  bien  exprimée  par  ces  paroles  :  In 
quo  omnis  œdiji ratio  constructa  crescit  in  templum 
sanctum  in  Domino  (2).  Car  il  ne  dit  pas  que  Jésus- 
Christ  est  le  fondement  sur  lequel  nous  sommes 
bâtis  et  édifiés ,  mais  sur  lequel  nous  bâtissons  et 
nous  édifions  ,  pour  être  un  temple  consacré  au 
Seigneur.  Or  ce  temple,  encore  une  fois,  ne  peut 
être  édifié  dans  nous  que  par  la  sainteté  de  notre 

'  (i)  i.  Cor.  3.  --  (2)  Ephes.  a. 


yjO  SUR   LE    CARACTÈRE 

vie  :  d'où  vient  qu'une  vie  sainte  est  communément 
appelée  vie  édifiante.  El  la  merveille  en  ceci,  re- 
prend Zenon  de  Vérone ,  est  de  voir  qu'en  effet  si 
nous  sommes  justes ,  le  temple  de  Dieu  se  bâlil  à 
tous  momens  et  se  consacre  dans  nos  personnes  : 
0  Tes  miranda  !  quotidiè  œdificatur  in  nolis  et 
consecratur  domus  Dei.  11  est  vrai,  ajoutoit  ailleurs 
Je  grand  Apoire  ,  comme  chrétiens,  vous  participez 
au  sacerdoce  de  Jésus-Christ  et  au  ministère  des 
prêtres  ;  mais  c'est  pour  cela  même  que  je  vous 
conjure  de  présenter  à  Dieu  vos  corps  comme  au- 
tant d'hosties  saintes,  vivantes  et  agréables  à  ses 
yeux.  Car,  si  les  prêtres  de  l'ancienne  loi  dévoient 
être  saints  parce  qu  ils  éloient  députés  pour  offrir 
des  pains  et  de  l'encens  ,  vous  qui ,  en  vertu  de  votre 
vocation  ,  offrez  à  Dieu  des  victimes  incompara- 
blement plus  nobles  ;  vous  qui  lui  off'rez  tous  les 
jours  l'Agneau  sans  tache  dans  le  sacrifice  de  l'autel  ; 
vous  qui  lui  devez  offrir  des  cœurs,  des  volontés 
et  des  esprits  ,  que  devez-vous  être  si  le  raisonne- 
ment de  l'Ecriture  est  juste  ?  Incensum  et  panes 
offerunt^  et  ideh  sancti erunt  Deo  siio.  A  quoi,  par 
rapport  à  vous,  ce  raisonnement  ne  s'élend-il  pas  , 
et  quelle  nécessité  ne  vous  impose-t-il  pas  de 
mener  une  vie  pure  et  dégagée  de  la  corruption 
du  siècle  ? 

Voilà  ,  mes  chers  auditeurs  ,  ce  qui  doit  aujour- 
d'hui vous  animer;  et  si  vous  n'êtes  pas  touchés  de 
ce  que  je  dis  ,  voilà  ce  qui  doit  vous  faire  trembler: 
car  un  troisième  et  dernier  article  par  où  je  finis  , 
c'est  que  les  péchés  des  chrétiens  contractent  une 


DU    CHRÉTIEN.  lyi 

malice  particulière  ,  qui  est  celle  même  du  sacrilège, 
et  qui  les  rend  plus  abominables  devant  Dieu.  En 
effet ,  qu'est-ce  que  le  sacrilège  ?  c'est ,  disent  les 
théologiens  ,  l'abus ,  la  profanation  d'une  chose  con- 
sacrée à  Dieu.  Or,  tout  ce  qu'il  y  a  dans  moi  est 
consacré  à  Dieu  par  le  baptême;  et  tous  les  péchés 
que  je  commets  sont  autant  d  abus  criminels  que  je 
fais  de  moi-même.  Par  conséquent  tous  mes  péchés 
renferment  une  espèce  de  sacrilège  dont  je  suis  cou- 
pable. Mais  encore  de  quelle  nature  est  ce  sacrilège  ? 
ce  n'est  pas  seulement  la  profanation  d'une  chose 
consacrée  à  Dieu ,  mais  unie  à  Dieu  ,  mais  incor- 
porée avec  Dieu,  ainsi  que  1  est  un  chrétien  en  con- 
séquence du  baptême  et  selon  les  principes  de  notre 
foi.  Ah!  mes  frères,  écrivoiî  saint  Paul  aux  Corin- 
thiens ,  justement  indigné  d'un  pareil  abus,  seroil-il 
possible  que  j'en  vinsse  à  cette  extrémité?  Quoi! 
j'arracherois  les  membres  de  Jésus-Christ  pour  en 
faire  les  membres  d'une  prostituée  !  ce  sont  les 
propres  expressions  de  l'Apôtre  :  Tollens  ergo 
memhra  Christi ^  faciam  mcmhra  meretricis?  (i) 
Quoi  !  je  corromprois  un  cœur  qui  doit  être  la  de- 
meure de  mon  Dieu,  je  l'infecterois  du  poison  le 
plus  mortel ,  je  le  souillerois  de  toutes  les  iniquités  ! 
C'est  cependant  ,  mes  chers  auditeurs  ,  ce  que 
nous  faisons  en  nous  abandonnant  au  péché  :  jusque- 
là  que  quelques  théologiens,  portant  trop  loin  le 
sens  et  la  force  des  paroles  de  l'Apoire  ,  ont  douté 
si  l'on  ne  pouvoit  pas  dire  que  Jésus-Christ ,  tout 

(0  I.  Cor.  G. 


ly^  SUR   LE    CARACTÈRE 

impeccable  qu'il  esl  en  lui-même,  devenoît  pécheur 
dans  les  chrétiens  ,  et  cela  autant  de  fois  qu'ils  com- 
metloienl  de  péchés.  Je  sais  que  l'Eglise  a  rejeté 
celte  manière  de  parler  si  injurieuse  à  la  sainteté 
d'un  homme -Dieu  ,  et  qu'elle  la  même  traitée 
d'hérésie  ;  mais  cette  hérésie  et  celle  manière  de 
parler  ne  laisse  pas  d'être  fondée  sur  une  vérité  cer- 
taine ;  savoir  ,  que  toutes  les  fois  que  nous  péchons, 
ce  sont  les  frères  et  les  membres  de  Jésus-Christ  qui 
pèchent  :  Tollens  ergb  mcmbra  Chrisii  ^  faciam 
Tnemhra  meretricis  P 

Ce  ne  sont  point  là  des  exagérations  de  la  chaire, 
ni  ce  n'en  est  point  une  d'ajouter,  en  déplorant  la 
triste  décadence  du  christianisme,  que  rien  néan- 
moins n'y  est  plus  ordinaire  que  le  péché.  Quand 
Dieu ,  dans  les  premiers  âges  du  monde ,  vit  la  cor- 
ruption générale  où  toute  la  terre  étoil  tombée ,  il 
se  repentit  ,  selon  le  langage  de  l'Ecriture  ,  d'avoir 
créé  l'homme  :  Pœnitct  me  f crisse  cos  (i).  La  vue 
de  tant  de  désordres  qu'il  découvrit,  lui  fil  regarder 
avec  horreur  son  propre  ouvrage  ,  et  l'excita  à  le 
détruire  ;  Deleho  hominem  (juem  creavi  (2);  car  il 
ne  put  souffrir  qu'une  créature  formée  à  sa  res- 
semblance 5  et  enrichie  de  ses  dons ,  défigurât  ainsi 
son  image  par  de  honteux  excès  et  par  ses  dé- 
bordemens  :  Omnis  quippe  caro  corruperat  viam 
suam  (3).  Hé  !  mes  frères ,  ces  premiers  hommes 
éloienl-ilsplus  vicieux  que  nous,  et  dans  leurs  vices 
éloienl-ils  aussi  criminels  ?  Prenez  garde  :  éloient- 

(i)  Gènes.  5.  —  (a)  Jhïd.  —  (5)  îhïd. 


DU    CHRÉTIEN.  173 

ils  engagés  en  de  plus  mortelles  liabiludes  ,  étoienl-ils 
dominés  par  de  plus  sensuelles  passions,  éloient-ils 
sujets  à  de  plus  grossières  et  de  plus  sales  voluptés? 
Voyoit-on  parmi  eux  plus  d'injustices  ,  plus  d'ini- 
miiiés  ,  plus  de  vengeances,  plus  de  perfidies,  plus 
de  dérégiemens  et  plus  de  débauches?  Mais  en  tout 
cela  et  en   toute  autre  chose  ,  éloient-ils  d'ailleurs 
aussi  criminels  que  nous  ?  avoient-ils  avec  Jésus- 
Christ  la  même   liaison  ?  s'étoit-il  montré   à  leurs 
yeux  sous  la  même  chair?  avoit-il  contracté  avec 
eux  la  même  union  par  la  même  grâce  et  les  mêmes 
sacremens  ?  En   un  mot,   éloil-ce   des   chrétiens 
comme  nous  ,  et  n'est-ce  pas  une  conclusion  bien 
solide  et  bien  vraie  que  celle  de  Tertullien  ,  et  de 
tous  les  Pères  après  lui ,  que  dans  la  loi  nouvelle , 
dans  cette  loi  qui  nous  lie  si  étroitement  à  Dieu, 
qui  nous  dévoue  si  spécialement  à  Dieu  ,  qui  nous 
donne  avec  Dieu  une  communication  si  intime  ,  et 
nous  fait  en   quelque  sorte  participer   à  la  nature 
même  de  Dieu ,  si  nous  sommes  pécheurs  ,  notre 
péché  nous  rend  beaucoup  plus  condamnables  au 
tribunal  de  Dieu,  et  plus  redevables  à  sa  justice? 

Qu'avons-nous  donc  à  craindre?  Plaise  au  ciel  de 
détourner  l'eiFet  d'une  si  terrible  menace ,  et  puis- 
sions-nous le  prévenir  !  c'est  que  Dieu  ,  selon  les 
mêmes  termes  de  l'Ecriture,  ne  vienne  à  se  repentir 
de  ce  qu'il  a  fait  pour  nous  en  nous  honorant  d'un 
si  saint  et  si  glorieux  caractère  :  Pœnitet  me  fecissc; 
c'est  qu'il  ne  détruise  enfin  cette  Eglise  qu'il  a  ra- 
chetée de  son  sang  et  animée  de  son  esprit  :  Delcho 


174  SUR   LE   CARACTÈRE 

de  terra.  Que  dis-je ,  mes  cliers  auditeurs?  il  ne  la 
détruira  jamais,  et  cette  Eglise  subsistera  toujours, 
parce  qu'elle  est  bâlie  sur  Li  pierre  ferme.  Mais 
Dieu  ,  content  de  se  réserver  quelques  âmes  fidèles, 
détruira  tant  d'indignes  sujets  qui  la  désolent  au  lieu 
de  l'édifier.  I!  les  retranchera  de  son  royaume  comme 
autant  de  scandales,  et  il  le  transportera  à  des  na- 
tions étrangères.  Il  conservera  le  christianisme  ,  mais 
il  réprouvera  des  millions  de  chrétiens.  Il  permettra 
que  le  flambeau  de  la  foi  s'éteigne  parmi  nous  : 
hélas  !  n  a-t-il  pas  déjà  commencé  à  le  permettre  , 
et  tandis  que  la  lumière  de  l'évangile  se  répand  sur 
des  peuples  ensevelis  dans  les  ombres  de  la  mort , 
ne  voyons-nous  pas  tous  les  jours  des  esprits  s'obs- 
curcir et  tomber  peu  à  peu  dans  les  plus  épaisses 
ténèbres  de  l'incrédulité?  Car  voilà  l'affreux  châti- 
inent  qu'ils  s'attirent  de  la  part  de  Dieu  ;  et  le  moyen 
qu'une  foi  toute  sainte  et  toute  sanctifiante  pût  se 
maintenir  dans  la  licence  du  siècle ,  et  compatir  avec 
des  moeurs  toutes  perverties?  Omnis  quippè  caro  cor- 
ruperat  viam  suam.  Que  nous  resle-t-il  autre  chose, 
ô  mon  Dieu  !  que  d'avoir  recours  à  votre  infinie 
miséricorde  ,  et  de  vous  fléchir  par  un  retour  prompt 
et  sincère  dans  les  voies  d'une  foi  pure  et  agissante  ? 
Tout  coupables  que  nous  sommes,  ce  sont  toujours 
vos  enfans  qui  vous  réclament  comme  leur  père  ;  ce 
sont  toujours  les  membres  de  votre  Fils  adorable , 
puisque  ce  sont  toujours  des  chrétiens.  Si  nous 
n'avons  plus  qu'une  foible  lueur  pour  guider  nos 
pas,  elle  peut  croître  avec  l'assistance  de  votre  grâce 


DU    CHRÉTIEN.  1^5 

et  se  fortifier.  Ne  souffrez  pas ,  Seigneur ,  que  celte 
dernière  ressource  nous  soit  enlevée.  Toute  autre 
vengeance  qu'il  vous  plaira  d'exercer  sur  nous  ,  nous 
l'avons  méritée  et  nous  l'acceptons.  Mais  ,  mon 
Dieu,  soutenez  notre  foi,  augmentez  notre  foi, 
vivifiez  notre  foi  pour  la  couronner  dans  l'éternité 
bienheureuse  ,  où  nous  conduise ,  etc. 


SERMON 

POUR  LE 

XVIII/  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  LA  RECHUTE  DANS  LE  PECHE. 

Et  viclens  Jésus  fidem  illorum  ,  dixit  paralytico,  Gonfide, 
fili ,  remittantur  libi  peccala  tua. 

Jésus  voyant  leur  foi ,  dît  au  paraljrtîque  :  Mon  fils ,  pre- 
nez confiance  ,  vos  péchés  vous  sont  7  émis.  Eu  saint  Matth. , 
chap.  9. 

IL  n'est  point  de  mal  plus  pernicieux  à  l'homme  que 
le  péché  ;  et  si  ce  fut  une  grâce  que  le  Sauveur  du 
monde  lit  à  ce  malade  de  notre  évangile,  de  lui 
donner  la  santé  du  corps  et  de  le  guérir  de  sa  pa- 
ralysie ,  ce  fut  encore  une  faveur  tout  autrement 
précieuse  et  mille  fois  plus  estimable,  de  lui  donner 
la  santé  de  lame  et  de  lui  accorder  la  rémission  de 
ses  péchés.  Tel  est,  mes  chers  auditeurs ,  l'avantage 
que  nous  recevons  nous-mêmes  dans  le  sacrement 
de  la  pénitence,  et  que  nous  ne  pouvons  conserver 
avec  trop  de  soin.  En  vain  le  paralytique  perclus  de 
tous  ses  membres,  se  fùt-il  trouvé  tout-à-coup  ,  par 
un  miracle  de  la  vertu  divine  ,  en  état  d'agir  ;  en 
vain  eût-il  entendu  de  la  bouche  de  Jésus-Christ 
cette  parole  toute-puissante  :  Surge  et  amhiila  (1); 

(1)  Mattb.  o. 

Levez- 


SUR  LA  RECHUTE  DAN5  LE  PÉCHÉ.     177 

Levez-vous ,  et  marchez  ;  si  par  une  rechute  aussi 
prompte  que  l'avoit  été  la  guérisou  ,  il  eût  perdu 
tout  de  nouveau  le  mouvement ,  et  qu'il  fût  retombé 
dans  sa  première  infirmité.  Disons  mieux  ,  chréiiens, 
et  ne  sortons  point  de  notre  sujet.  En  vain  ses  péchés 
lui  eussent-ils  été  pardonnes  ,  si  la  passion  ,  repre- 
nant bientôt  un  nouvel  empire  sur  son  cœur  ,  IVût 
rengagé  dans  ses  mêmes  habitudes;  et  en  vain  eût-il 
été  réconcilié  dans  un  moment  avec  Dieu  ,  s'il  fût 
au  bout  de  quelques  jours  rentré  dans  ses  voies  cri- 
minelles, et  qu'il  se  fût  rendu  plus  que  jamais  ennemi 
de  Dieu.  C'est  pour  cela  que  le  Sauveur,  après  avoir 
guéri  auprès  de  la  piscine  cet  autre  paralytique  dont 
il  est  parlé  dans  l'évangile  de  saint  Jean  ,  l'avertit 
expressément  de  ne  pécher  plus,  et  de  ne  pas  re- 
tourner à    ses   désordres  passés ,   de  peur  qu'il  ne 
s'attirât  de  la  part  du  ciel ,  un  châtiment  encore  plus 
rigoureux  que  celui  qu'il  avoit  déjà  ressenti  :  Ecce 
sunus  factus  es  :  jam  noli  peccare  ,  ne  deterius  tihi 
aliquid  continuât  (i).  SouiFrez  donc  ,  mes  chers  au- 
diteurs, que  je  vous  fasse  aujourd'hui  la  même  leçon: 
et  comme  le  concile  de  Trente  ,  parmi  les  caractères 
de   la  vraie   pénitence   par  oij    nous    obtenons    le 
pardon  de  nos  péchés,  nous  marque  la  fermeté  et 
la  persévérance  dn  pécheur  pénitent, permeJtez-moi 
de  vous  entretenir  d'une  matière  que  je  n'ai  point 
encore  traitée  jusqu'à  présent  dans  celle  chaire,  et 
qui  demande  tout  mon  zèle  et  toute  votre  attention: 
c  est  la  rechute  dans  le  péché.  Je  veux  vous  faire  voir 
ce  qu'on  doit  penser  de  ces  conversions  suivies  de 

(1)  Joau.  5. 

TOME  YII.  12 


i;5  SUU    LA    RECHUTE 

lechules  ordinaires  et  liabituelles.  Le  sujet  est  ter- 
rible ;  et  s'il  est  vrai ,  dans  le  senlimeni  de  saint 
Augustin  ,  qu'on  ne  doit  pas  se  réjouir ,  ni  mêaie 
entendre  parler  des  grâces  que  Dieu  nous  fait,  sans 
avoir  au  même  temps  le  cœur  rempli  d'une  crainie 
salutaire,  selon  le  mot  du  Prophète  :  ExuUate  ci 
ciim  tremore  (i)»  ^  combien  plus  forte  raison  de- 
vons-nous trembler  au  récit  des  tristes  malheurs 
que  j'ai  à  vous  représenter  dans  ce  discours,  après 
que  nous  aurons  imploré  l'assistance  du  St-Esprit , 
par  l'intercession  de  Marie  :  Açe .,  Maria. 

Les  théologiens  distinguent  divers  étals  de  péché 
et  de  grâce  ;  mais  de  tous  ces  états ,  il  n'y  en  a  que 
deux  plus  communs  en  cette  vie  présente  où  nous 
sommes  :  l'un  est  de  se  relever  de  la  chute  du  péché 
par  la  grâce  de  la  pénitence ,  et  l'autre  de  déchoir 
de  la  grâce  de  la  pénitence  par  la  rechute  dans  le 
péché.  Or  le  premier  état,  dit  saint  Grégoire  ,  fait 
sur  la  terre  notre  véritable  bonheur,  et  nous  donne 
quelque  communication  de  tous  les  autres  états  de 
sainteté.  Car  la  pénitence  nous  remet  absolument 
dans  l'état  de  la  grâce  pour  pouvoir  ne  plus  pécher. 
Elle  nous  rétablit  dans  les  plus  beaux  droits  de  la 
grâce  ,  comme  si  nous  n'avions  jamais  péché.  Elle 
nous  lient  lieu,  tant  qu'elle  subsiste  en  nous,  d'une 
grâce  confirmée  ,  pour  nous  préserver  du  péché;  et 
elle  nous  fait  mériter  l'état  de  la  gloire  ,  oh  nous  ne 
pourrons  plus  pécher.  De  là  il  s'ensuit ,  par  un  rai- 
j^onnement  tout  contraire  ,  que  le  second  étal ,  qui 

(l)  Ps.  2. 


DANS    LE    rÉCHÉ.  lyg 

est  celui  de  la  rechute  dans  le  péché  ,  doit  être  pour 
l'homme  le  plus  grand  de  tous  les  malheurs ,  puis- 
au'ii  détruit  tous  ces  avantages  de  la  pénitence ,  que 
nous  pouvons  encore  réduire  surtout  à  deux  :  savoir, 
par  rapport  au  passé,  d'effacer  les  péchés  commis; 
et  par  rapport  à  l'avenir  ,  de  nous  fortifier  pour  ne 
les  plus  commettre.  Car  remarquez  bien ,  s'il  vous 
plaît ,  deux  propositions  que  j'avance.  Je  dis  que  la 
rechute  ordinaire  et  habituelle  dans  le  péché,  rend 
la  pénitence  passée  infiniment  suspecte  :  et  j'ajoute 
que  la  même  rechute  dans  le  péché  ,  rend  la  péni- 
tence avenir,  non-seulement  difficile,  mais,  selon 
le  langage  de  l'Ecriture  et  des  Pères  de  l'Eglise ,  mo- 
ralement impossible.  Que  fait  donc  le  pécheur  de  re- 
chute? deux  choseSo  11  nous  donne  lieu  de  douter 
si  la  pénitence  passée  a  été  sincère  et  véritable,  c'est 
la  première  partie  ;  et  il  se  jette  dans  une  extrême 
difficulté  ,  pour  ne  pas  dire  dans  une  espèce  d'impos- 
sibilité de  retourner  jamais  à  Dieu  par  une  nouvelle 
et  solide  pénitence  ,  c'est  la  seconde  partie.  De  sorte 
qu'il  ne  peut  raisonnablement ,  ni  s'assurer  du  passé , 
ni  compter  sur  l'avenir.  En  deux  mots ,  rechute  dans 
le  péché  ,  marque  d'une  fausse  pénitence  à  l'égard 
du  passé  ,  obstacle  à  la  vraie  pénitence  dans  l'avenir  : 
voilà  de  quoi  je  vais  vous  convaincre,  si  vous  voulez 
m'écouler  avec  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Quelque  rigoureuse  que  nous  paroisse  l'exactitude 
de  la  loi ,  quand  il  s'ajjjlt  du  renoncement  au  péché, 
que  demande  la  véritable  pénitence ,  je  n'ai  garde , 

12. 


I«0  SUR   LA   RECHUTE 

chn^liens,  de  condamner  absolument  ni  universelle- 
ment la  pc'nlteiice  ,  quolqni' douteuse  ,  d'un  pécheur 
qui  se  rend  à  soi-même  le  témoignage  de  la  faire  ou 
de  l'avoir  faite  de  bonne  foi.  C  est  à  Dieu  seul  qu'il 
apparlient  d'en  porter  un  semblable  jugement. 
Comme  il  n'est  pas,  dit  saint  Augustin,  au  pou- 
voir des  ministres  de  Jésus- Christ  de  donner  aux 
pécheurs  qu'ils  réconcilient  et  dont  ils  délient  les 
consciences  ,  une  entière  sûreté  (  car  c'est  ainsi  que 
parloit  ce  saint  docteur:  Pœniieniiam  damus  ,  se- 
curitatem  dure  non possumus^ ,  aussi  ne  peuvent-ils 
ôter  aux  pécheurs  réconcilés  et  absous  par  leur  mi- 
nistère ,  la  confiance  qu'ils  ont,  bien  ou  mal  fondée, 
que  leurs  péchés  leur  sont  remis  ,  et  que  leur  péni- 
tence a  trouvé  grâce  devant  Dieu.  Car  le  prêtre , 
quoique  lieutenant  de  Dieu  et  dispensateur  du  sa- 
crement de  la  pénitence,  ne  peut  répondre  avec  cer- 
titude ,  ni  de  sa  validité,  ni  de  sa  nullité.  Il  n'y  a 
que  Dieu  qui  sache  infalP.ihIement  si  notre  pénitence 
a  eu  la  juste  mesure  qu'elle  a  dû  avoir  pour  être  lé- 
«ritime  et  recevable  ;  comme  aurès  Dieu  ,  il  n'y  a 
que  nous-mêmes  qui  puissions  être  sûrs  qu'elle  ne 
l'a  pas  eue.  Et  la  raison  de  cette  dillérence  est,  que 
pour  savoir  si  la  pénitence  a  été  parfaite  et  solide, 
il  en  faut  juger  par  les  deux  principes  dont  elle  dé- 
pend, qui  sont  la  grâce  et  la  volonté  de  1  homme. 
Or  ,  l'un  et  l'autre  ensemble  n'est  connu  que  de 
Dieu.  Au  lieu  que  pour  connoîlre  si  elle  a  été  vaine 
et  défectueuse  ,  il  suffit  que  le  pécheur  soit  convaincu 
de  sa  pi<(pre  indisposition  et  de  son  infidélité.  Or, 
il  en  peut  être  convaincu  aussi  bien  que  Dieu.  JNIais 


DANS    LE    PÉCHÉ.  l8l 

hors  Dieu  et  le  pécheur  même  ,  nul  n'a   dioil  de 
conclure  posilivemenl  que  la  péuilence  faile  par  uiî 
homme  du  monde  ,  quelque  indigne  qu'elle  ait  été  en 
apparence,  le  soit  en  effet  :  pourquoi?  parce  que  nuî 
n'en  peut  avoir  des  preuves  évidentes  et  incontes- 
tables. Il  est  vrai,  chrétiens,  mais  au  défaut  de  l'évi- 
dence, du  moins  on  peut  en  avoir  des  conjectures; 
et  ces  conjeciures  peuvent  être   si  fortes,  qu'elles 
donnent  lieu   à  une  raisonnable    présomption  ;   et 
cette  présomption    peut  aller   jusqu'à  autoriser    le 
jugement  que  le  prêtre,  ministre  de  Dieu,  porte  de 
la  pénitence   de  certains  pécheurs  ,  la  tenant  pour 
suspecte  ,  et  la  rejetant  comme  telle  ,  quand  il  est 
obligé  par  son  ministère  d'en  faire  le  discernement. 
Car  c'est  ce  qui  se  pratique  tous  les  jours  selon  l'es- 
prit et  selon  les  lois  de  la  discipline  de  l'Eglise.  Or  , 
entre  toutes  les  conjectures  qui  peuvent  et  qui  doivent 
faire  douter  de  la  pénitence  d  un  pécheur,  celle  qui 
paroît  la  moins  équivoque  et  à  laquelle   je  m'arrête 
comme  étant  la  plus  convaincante  et  en  même  temps 
la  plus  sensible,  c'est  la  prompte  rechute  dans  le 
péché,  dont  la  pénitence  de  certains  hommes  du 
siècle  a  coutume  d'être  suivie:  et  voici,  mes  chers 
auditeurs  ,  la  démonslraiion  que  je  vous  en  donne  , 
raisonnant  ainsi  avec  vous-mêmes. 

Vous  vous  êtes  acquitté,  dites-vous  (je  parle  à 
un  pécheur  de  ce  caractère  dont  le  coucevoit  1  apôtre 
saint  Jacques,  lequel  ayant  le  cœur  partagé  entre 
Dieu  et  le  monde,  devient  inconstant  dans  ses  voies, 
c'est-à-dire  ,  inconslant  dans  sa  pénitence  et  sa  con- 
version :  Vir  duplex  anima  inconstans  est  In  çiîs. 


l82  SUR   LA   RECHUTE 

suis  (i)  ) ,  VOUS  vous  êtes  acquitté  du  devoir  de  votre 
religion  ,  et  le  ministre  du  Seigneur,  comptant  sur 
Tos  dispositions  intérieures,  vous  a  dit  comme  Jésus- 
Christ  dit  à  Magdeleine  :  Vos  péchés  vous  sont  par- 
donnés  ,  allez  en  paix.  Voilà  sur  quoi  vous  avez  fondé 
le  prétendu  repos  de  votre  conscience  ;  et  à  Dieu  ne 
plaise  qu'indiscrètement  aujourd'hui  j'entreprenne 
de  le  troubler.  Mais  prenez  garde  ,  s'il  vous  plaît , 
à  ce  qui  en  doit  être  l'épreuve ,  et  par  oii  vous  devez 
vous  en  assurer.  Si  votre  pénitence  est  telle  que  vous 
la  supposez ,  deux  choses  se  sont  passées  entre  Dieu 
et  vous,  je  dis  deux  choses  inséparables,  du  sacre- 
ment de  pénitence  :  l'une  de  votre  part,  et  c'est  que 
vous  vous  êtes  engagé  à  Dieu  par  une  protestation 
sincère  de  ne  plus  retomber  dans  le  péché  qui  vous 
avoit  attiré  sa  disgrâce  ;  l'autre  de  la  part  de  Dieu  , 
qui  s'est  engagé  à  vous  réciproquement,  et  vous  a 
promis  des  secours  de  grâce  pour  vous  fortifier  contre 
la  rechute  dans  le  péché.  Ainsi  le  concile  de  Trente 
le  déclare-t-il.  Car  c'est  une  vérité  même  de  la  foi, 
que  tout  sacrement  qui  opère  sans  obstacle  ,  outre  la 
vertu  qu'il  a  de  sanctifier  les  âmes,  leur  communique 
encore  des  grâces  spéciales  pour  la  fin  qui  lui  est 
propre.  Or ,  le  sacrement  de  la  pénitence  n'a  point  de 
fin  qui  lui  soit  plus  propre  que  celle  de  préserver 
rhomme  de  la  rechute  dans  le  péché.  Il  est  donc 
question  de  savoir  ,  si  lorsqu'un  chrétien  ,  sans  faire 
paroîire  aucun  amendement  de  vie,  retombe  aisé- 
ment, promptement  et  communément  dans  les  mêmes 
désordres ,  on  peut  croire  avec  raison  qu'il  ait  reçu 

(i)  Jacob.  I. 


DANS    LE    PÉCHÉ.  1 83 

ces  grâces  particulières,  et  qu'il  ait  eu  cette  volonté 
sincère  et  efficace  de  renoncer  à  son  péché.  Or ,  je 
prétends  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  vraisemblable.  Et 
parce  que  de  ces  deux  choses  ,  l'une  est  néanmoins 
la  partie  la  plus  essentielle  du  sacrement  de  péni- 
tence ,  savoir  ,  le  propos  de  persévérer  el  de  ne  plus 
retomber;  et  que  l'autre  en  est  le  fruit  principal, 
savoir  ,  l'augmentation  de  certains  secours  auxquels 
l'ame  justifiée  acquiert  même  une  espèce  de  droit  : 
n'en  voyant  aucune  marque  dans  un  pécheur  sujet 
à  ces  promptes  rechutes  ,  j'ai  lieu  d  entrer  en  doute 
que  sa  pénitence  ait  eu  les  qualités  requises  pour  le 
justifier  devaitt  Dieu ,  ou  plutôt ,  j'ai  lieu  de  craindre 
que  sa  pénitence  n'ait  été  fausse  et  réprouvée  de 
Dieu.  Voilà  le  fondement  et  la  preuve  de  ma  pre- 
mière proposition.  Permettez-moi  de  vous  la  déve- 
lopper ;  et  pour  cela  ,  sans  parler  de  ces  grâces  auxi- 
liaires que  Dieu  ,  en  conséquence  du  sacrement,  ne 
manqueroit  pas  d'accorder  à  l'homme,  si  l'homme 
véritablement  converti  se  niettoit  en  état  de  les  re- 
cevoir (la  conviction  du  point  que  j'établis  en  seroit 
encore  plus  forte ,  mais  peut-être  seroil-elle  pour 
vous  moins  sensible  et  moins  capable  de  vous  tou- 
cher ) ,  arrêtons-nous  à  la  seule  volonté  du  péclieur , 
que  tous  les  théologiens  conviennent  être  la  subs- 
tance même  et  le  fond  de  la  pénitence.  En  vérité , 
mes  chers  auditeurs  ,  est-il  croyable  qu'un  homme 
ail  eu  une  volonté  déterminée  et  absolue  de  renoncer 
à  son  péché  ;  et  qu'immédiatement  après,  lâchement 
el  sans  résistance ,  le  péché  se  représentant  à  lui ,  il  y 
succombe  tout  de  nouveau?  Ah!  disoit  saint  Ber- 


'l84  SUR   LA   RECHUTE 

nard,  il  n'est  rien  tle  plus  fort  que  notre  volonté, 
dès  qu'elle  est  bien  d'accord  avec  elle-même.  Tout 
lui  cède  et  loui  lui  obéit.  Il  n'y  a  point  de  difficulté 
qu'elle  n'aplanisse  ,  ni  d'opposition  qu  elle  ne  sur- 
monte ;  et  ce  qui  paroîtroit  d'ailleurs  impossible, 
lui  devient  aisé  quand  elle  l'entreprend  de  bonne 
foi.   Or  cela  est  vrai  particulièrement  au  regard  da 
péché;  car  quelque  corruption  qu'il  y  ait  en  nous, 
après  tout  ,  nous  ne  péchons  que  parce  que  nous  le 
voulons  :  et  si  nous  ne  le  voulons  pas  ,  il  est  constant 
€t  indubitable  que  nous  ne  péchons  pas.  De  sorte 
que  notre  volonté  conserve  encore  à  cet  égard  une 
espèce  de  souveraineté  sur  elle-même  ,  et  participe 
en   quelque  façon   à   la  toute -puissance  de  Dieu, 
puisqu'en   matière   de   péché  .  elle  ne  fait  absolu- 
ment que  ce  qu'elle  veut  faire  ,  et  qu'elle  n'a  qu'à 
ne  le  vouloir  pas  faire  pour  pouvoir  ne  le  pas  faire. 
J'ai  donc  tout  sujet  de  penser  qu'en  effet  elle  n'a  pas 
voulu  résister  au  pf'ché  et  y  renoncer  ,  quand  je  vois 
dans  la  suite  qu'elle  n'y  résiste  nullement  et  n'y  re- 
nonce point  du  tout.  C'est  le  raisonnement  de  saint 
Bernard,  bien  éloigné   du  pélagianisme  ,  puisqu'il 
suppose  toujours  la  grâce  de  Jésus-Christ ,   et  très- 
facile  à  concilier  avec  ce  que  saint  Paul  disoit  de 
lui-même  ,  quand  il  se  plaignoii  de  faire  souvent  le 
mal  qu'il  ne  vouloit  pas  :  Sed  quodnolo  malum^  hoc 
ago  (i);  parce  que  saint  Paul  entendoit  par  là  les 
mouvemensinvoh  ntaires  du  cœur  ,  au  lieu  que  saint 
Bernard  parle  des  consentemens  libres  donnés  au 
péché. 

(i)  Rom.  7. 


BANS   LE   PÉCHÉ.  l85 

De  même,  remarque  TertuUien ,  où  il  s'agit  d'exé- 
cuter les  choses  promises  à  Dieu  en  se  convertissant 
à  lui ,  c'est  un  abus  de  dire  :  Je  le  voulois  ,  mais  je 
ne  l'ai  pas  fait  :  Vaniloquium  est  diccre  :  Fo/iii  , 
nec  tamen  feci.  Car  ou  vous  ne  l'avez  voulu  qu'à 
demi ,  répond  ce  grand  homme ,  et  cette  demi-vo- 
lonté ne  suffisoit  pas  pour  la  pénitence  ;  ou  vous 
l'avez  voulu  pleinement  et  efficacement ,  et  alors  il 
étoit  naturel  que  vous  en  vinssiez  à  l'exécution  :  Allo- 
quin  aut  perficere  dehebas  quod  voluisti  ^  aui  non 
celle  quod  non  perfccisii.  En  effet ,  mon  frère ,  ajoii- 
toit  ii ,  s'il  étoit  vrai  que  vous  l'eussiez  bien  voulu  , 
pourquoi  cette  volonté  si  agissante  en  toute  autre 
chose  n'auroit-elle  rien  produit  dans  un  sujet  si  im- 
portant ?  pourquoi ,  en  vue  d'une  rechute  aussi  mor- 
telle que  rétoit  celle  que  vous  aviez  à  craindre  ,  n'aii- 
riez-vous  fait  aucun  effort ,  ni  remporté  aucune  vic- 
toire? pourquoi  n'auriez-vous  pas  fui  le  dauger  ? 
pourquoi  ne  vous  seriez-vous  pas  iuterdit  cette  so- 
ciété ,  cet  entretien  ,  ces  divertissemens  que  vous 
saviez  devoir  être  pour  vous  des  occasions  prochaines? 
Vous  n'avez  rien  fait  de  tout  cela  ,  et  dès  le  premier 
piège  que  le  démon  vous  a  tendu  ,  après  quelques 
légers  remords  que  votre  conscience  a  étouffés  ,  vous 
avez  suivi  l'attrait  et  les  charmes  de  la  tentation;  et 
vous  voulez  que  je  croie  que  vous  avez  eu  ce  propos 
sincère  et  véritable  de  la  pénitence?  Mais  moi, 
j'aime  mieux  ,  pour  l'honneur  de  la  pénitence  et 
pour  l'intérêt  de  Dieu  et  de  sa  grâce  ,  présumer  que 
vous  vous  trompez  ,  et  que  vous  ne  vous  êtes  pas 


l86  SUK   LA   RECHUTE 

bien  connu  vous-même.  C'est  la  conclusion  de  Tei- 
lullien  qui  me  paroîl  très-jusle  el  irès-solide. 

A  cela  ,  chréliens  ,  on  peut  opposer  trois  choses 
auxquelles  il  est  important  que  je  réponde,  parce 
qu'en  vous  détrompant  d'aulani  d'erreurs,  elles  ser- 
viront à  vous  confirmer  dans  la  vérité  que  je  vous 
prêche.  Car  on  me  dira  ;  Ne  peut-il  pas  arriver  que 
sans  avoir  menti  au  Saint-Esprit ,  j'aie  été  incons- 
tant et  fragile  ,  et  que  ma  volonté  ayant  eu  dans  le 
moment  qu'elle  a  suivi  l'impression  de  la  grâce,  tout 
ce  qui  éloit  nécessaire  pour  une  parfaite  conversion  , 
par  un  retour  malheureux ,  elle  se  soit  ensuite  per- 
vertie jusqu'à  commettre  le  péché  qu'elle  venoit  sin- 
cèrement de  délester?  Oui,  j'avoue,  avec  saint 
Thomas ,  que  ce  changement  est  possible  el  qu'il 
peut  arriver.  Mais  en  même  temps,  je  dis  que  quand 
les  rechutes  dans  le  péché  sont  subites  et  fréquentes, 
il  n'y  a  nulle  vraisemblance  que  ce  changement  arrive 
en  effet:  pourquoi?  en  voici  la  raison  ,  qui  est  sans 
réplique  :  parce  que  dans  tout  le  reste  de  votre  con- 
duite ,  quelque  foible  que  vous  vous  supposiez,  on 
ne  voit  point  de  ces  légèretés  ni  de  ces  inconstances 
si  surprenantes.  Au  contraire  ,  lorsqu'en  d'autres 
matières  que  celle-ci ,  vous  formez  des  résolutions, 
pour  peu  qu'il  y  entre  de  votre  intérêt ,  vous  les 
soutenez  avec  fermeté ,  et  vous  les  poursuivez  avec 
ardeur.  Si  c'est  une  entreprise  où  votre  honneur  soit 
engagé  et  dont  dépende  votre  fortune  ,  vous  ne  savez 
ce  que  c'est  que  d'en  désister ,  et  l'on  ne  s'aperçoit 
point  de  cette  pitoyable  facilité  à  vous  relâcher  dans 


DANS   LE   PÉCHÉ.         .  187 

î'accompllssement  de  ce  qui  a  une  fois  piqué  votre 
ambition  et  votre  convoitise.  Or ,  pourquoi  voudriez- 
vous  que  dans  le  seul  point  qui  louche  la  pénitence  , 
on  vous  crût  léger  et  changeant ,  et  que  Ton  vous  fît 
ce  tort  à  vous-même  ,  de  s'imaginer  qn'aj^anl  pour 
tous  les  autres  intérêts  du  monde  une  conduite  égale 
et  uniforme  ,  vous  n'eussiez  ces  inégalités  d'esprit 
que  quand  il  s'agit  d  être  fidèle  à  Dieu  ?  N'est-il  pas 
bien  plus  court  de  dire  que  ce  n'est  point  inégalité  , 
et  qu'il  n'y  a  point  eu  -de  changement  dans  vous , 
c'est-à-dire  ,  que  votre  volonté  a  toujours  été  la 
même  ,  toujours  inefficace  pour  le  Lien  ,  toujours 
secrètement  attachée  au  mal ,  et  par  conséquent  tou- 
jours vaine  et  inutile  pour  la  pénitence.  Voilà  le 
sentiment  que  j'en  ai  ;  et ,  si  vous  vous  faites  justice, 
il  est  dlfFicile  que  ce  ne  soit  pas  le  vôtre.  P2t  ce  qui  me 
le  persuade  encore  davantage  ,  c'est  que  bien  souvent 
vous  retombez  dans  votre  péché  ,  sans  qu'aucun  pré- 
texte nouveau  puisse  au  moins  colorer  votre  rechute  ; 
je  veux  dire  ,  sans  que  les  occasions  aient  été  plus 
dangereuses  ,  et  les  tentations  plus  violentes.  Or ,  il 
n'est  pas  naturel  que  la  situation  de  la  volonté 
change ,  tandis  que  l'état  des  choses  ne  change  point  : 
surtout  quand  il  s'agit  d'une  volonté  sérieuse  ,  pru- 
dente ,  éclairée  ,  telle  qu'auroit  du  être  la  vôtre  ,  si 
votre  pénitence  eût  été  du  caractère  que  Dieu  l'exige 
pour  la  rémission  du  péché  et  la  justification  du  pé- 
cheur. 

Autre  difficulté.  Nous  sommes  foibles ,  et  cette 
volonté ,  quoique  sincère  ,  de  la  vraie  pénitence  , 
est  combattue  dans  nous  par  de  puissans  ennemis, 


l88  SUR    LA    RECHUTE 

qui  sonl  nos  passions.  Je  le  sais  ,  chreliens,  pt  si 
vousvoulox,  je  conviens  même  de  loule  la  violence 
du  combat.  Mais  Je  sais  aussi  que  l'nn  des  ariifices 
de  noire  amour-propre  esi  de  nous  figurer  ces  en- 
nemis bien  plus  puissans  qu'ils  ne  le  sonl  ,  pour 
avoir  droit  de  s'en  laisser  vaincre  avec  mf)ins  de 
honte.  Ou  y)lulôt ,  je  sais  que  l'im  des  effets  de  la 
corruption  de  notre  volonté  est  d'être  elle  -  même 
d'inleiligence  avec  ces  prétendus  ennemis,  jiafce 
que  dans  le  fond  nons  ne  les  regardons  pas  comme 
ennemis,  et  que  nous  voulons  bien  en  être  vaincus. 
Car  voilà  notre  désordre  ,  mes  frères  ,  disoil  saint 
Jérôme.  Bien  loin  de  nous  confondre  de  notre  foi- 
blesse  ,  nous  en  tirons  avantage  contre  Dieu  même  : 
c'est-à-dire  ,  que  bien  loin  de  nous  en  humilier  , 
nous  la  faisons  servir  de  voile  aux  vaines  et  frivoles 
excuses  que  nous  cherchons  dans  nos  péchés  ;  et  ce 
qui  est  en  nous  lâcheté  ,  malice  ,  ijihdéiité,  nous 
l'imputons  à  une  fausse  et  chimérique  nécessité  : 
Omnes  vitiis  îiostris  favcmiis  ,  et  quod  propriâ  fe- 
cimus  i^oluntate ,  hoc  ad  naturœ  referimus  neces- 
siiatem.  Reproche  que  Terlullien  se  faisoit  encore 
à  soi-même.  Nous  avons  ,  disoii-il  ,  une  chair  ter- 
restre et  animale  qui  nous  porte  au  péclié  ;  mais 
nous  avons  en  récompense  une  ame  toute  spirituelle 
et  toute  céleste  qui  nons  élève  à  Dieu.  Pourquoi 
donc  nons  excuser  toujours  par  ce  qu'il  y  a  dans 
nous  de  fragile,  sans  considérer  jamais  les  fitces 
de  la  nature  et  de  la  grâce  ,  de  la  raison  et  de  la 
loi,  de  la  conscience  et  de  la  religion  ,  dont  nous 
avons  é\è  pourvus?  Cur  ergà  ad  exciisaiionem  pro- 


DANS    LE    PÉCHÉ.  189 

niores  quœ  in  nohis  infirma  sunt ,  opponimus  ;  et 
<juœ  Joi  tia  sunt  non  mcmoramus  ?  Mais  je  veux 
que  ces  passions  dont  nous  avons  à  soutenir  les 
attaques  ,  st>ient  pour  nous  d'aussi  véritables  el  d'aussi 
formidables  ennemis  que  nous  le  pensons  :  ce  que 
je  sais  de  plus  ,  c'est  que  si  la  promesse  que  nous 
avons  faite  à  Dieu  de  persévérer  dans  l'obéissance 
de  sa  loi,  éloit  sincère,  elle  a  du  élre  plus  forte 
que  ces  prétendus  ennemis  ;  que  sa  plus  essentielle 
propriété  a  été  de  les  pouvoir  surmonter;  et  que  si 
d'elle-même  elle  n'a  pas  eu  celle  vertu  ,  dès-là  ce 
n'étoit  pas  une  vraie  pénitence  que  la  nôtre.  Or  , 
comment  me  persuadera  -  t  -  on  qu'elle  a  eu  celte 
venu  ,  tandis  qu'il  ne  m'en  paroît  rien  ,  et  que  je 
vois  \\w  pécheur  après  sa  pénitence  ,  aussi  esclave 
de  sa  passion  ,  aussi  déréglé  dans  sa  vie  ,  aussi  licen- 
cieux dans  ses  paroles  ,  aussi  emporté  dans  ses  ac- 
tions qu'il  l'étoit  auparavant  ?  C'est  ce  que  j'aurai 
toujours  peine  à  comprendre.  Car  pour  vous  en  ex- 
pliquer tout  le  mystère  ,  ce  que  j'appelle  le  propos 
de  la  pénitence  ,  n'est  point  de  ces  simples  désirs 
dont  parle  l'Ecriture  ,  que  l'arae  conçoit  ,  mais 
qu'elle  n'a  pas  la  force  de  mettre  au  jour.  C'est  une 
volonté  surnaturelle,  mais  d'un  ordre  si  supérieur 
à  toutes  celles  dont  l'homme  est  capable  ,  qu  il  n'y 
en  a  aucune  avec  laquelle  elle  puisse  être  mise  en 
comparaison;  une  volonté  qui  doit  avoir  Dieu  pour 
objet  ;  qui  nous  doit  faire  haïr  le  péché  souverai- 
nement ,  et  dont  le  moindre  des  motifs  ,  dans  les 
principes  de  la  théologie  ,  est  la  crainte  de  cette 
justice  éternelle  si  terrible  pour  les  ennemis  de  Dieu. 


igo  SUR   LA    RECHUTE 

Voilà  ses  qualités,  sans  lesquelles  la  foi  nous  apprend 
que  la  pénitence  est  non-seulement  imparfaite  ,  mais 
absolument  nulle.  Or  ,  peut-on  juger  que  ce  propos 
ait  eu  dans  nous  toutes  ces  qualités  ,  lorsqu'au 
préjudice  du  pacte  que  nous  avons  fait  avec  Dieu 
en  retournant  à  lui  et  nous  obligeant  à  demeurer 
fermes  dans  l'état  de  la  grâce  ,  nous  venons  tout  à 
coup  à  l'abandonner ,  et  que  la  vue  de  la  créature 
nous  fait  oublier  nos  plus  fortes  résolutions  et  nos 
plus  indispensables  devoirs  ? 

Permettez-moi  de  juger  de  vous  par  vous-mêmes: 
et  pour  vous  faire  toucher  au  doigt  la  plus  décisive 
de  toutes  les  vérités  ,  voyons  de  quelle  manière  vous 
en  usez  tous  les  jours  dans  des  sujets  bien  moindres 
que  celui-ci  ;  mais  où  l'on  ne  peut  douter  que  vous 
ne  vouliez  efficacement  les  choses.  Vous  sortez  d'une 
maladie ,  et  vous  craignez  une  rechute  ;  que  ne 
faites-vous  point  pour  la  prévenir  ?  à  quoi  ne  vous 
réduisez-vous  point?  de  quoi  ne  vous  abstenez- vous 
point?  quelle  obéissance  ne  rendez -vous  point  à 
un  homme  qui  vous  traite  ?  quel  assujettissement 
au  régime  qu'il  lui  plaît  de  vous  prescrire  ?  cela 
passe  l'exactitude  ,  et  va  jusqu'à  la  superstition.  Vous 
jeûnez ,  vous  vous  mortifiez  ,  vous  gardez  le  silence 
et  la  retraite  ,  vous  vous  retranchez  ce  qu'il  y  a  pour 
vous  de  plus  agréable  et  de  plus  délicieux  dans  la 
vie.  Les  compagnies  ,  les  jeux ,  les  spectacles  ,  tout 
cela  ne  vous  est  plus  rien  :  pourquoi  ?  parce  que 
voire  santé  qu'il  faut  rétablir  ,  vous  est  plus  chère 
que  tout  cela  ,  et  qu'à  quelque  prix  que  ce  soit , 
vous  avez  résolu  de  la  conserver.  De  vous  dire  qu'il 


DANS    LE    PÉCHÉ.  IQI 

est  indigne  que  vous  en  fassiez  moins  pour  éviter  la 
rechute  dans  un  péché  qui  cause  la  mort  à  votre 
ame  ,  c'est  ce  que  l'on  vous  a  dit  cent  fois.  Mais  je 
vous  dis  aujourd'hui  queique  chose  de  plus  :  et  quoi  ? 
admirable  principe  de  religion  !  c'est  que  si  le  propos 
que  vous  avez  fait  d'éviter  la  rechute  dans  votre 
péché ,  iicst  encore  plus  efficace  que  ce  désir  na- 
turel de  conserver  votre  santé  (  je  ne  dis  pas  plus 
vif  ni  plus  sensible  ,  mais  plus  solide  et  plus  fort  ) 
il  est  de  la  foi  que  votre  pénitence  n'est  de  nul  prix  : 
et  pourquoi  ?  Ah  !  mes  chers  auditeurs  ,  appliquez- 
vous  à  ceci  ;  parce  qu'il  est  de  la  foi  que  le  propos 
de  la  pénitence  doit  l'emporter  sur  tous  les  désirs 
et  toutes  les  craintes  dont  la  volonté  peut  être  natu- 
rellement touchée  ;  et  que  s'il  y  avoil  dans  notre 
cœur  une  seule  crainte  et  un  seul  désir  qui  égalât 
ou  qui  surpassât  ce  propos  ,  ce  ne  seroit  plus  le 
propos  de  cette  pénitence  salutaire  qui  doit  sauver 
le  pécheur.  Voilà  une  grande  vérité  ;  et  la  raison 
qu'en  donnent  les  Pères  ,  est  que  la  pénitence  qui 
nous  justifie  doit  nous  faire  haïr  le  péché  aussi  par- 
faitement que  nous  aimons  Dieu  et  que  nous  le  crai- 
gnons. Or ,  pour  satisfaire  en  rigueur  à  l'obligation 
de  la  loi ,  il  ne  suffit  pas  d'aimer  Dieu  et  de  le 
craindre  :  il  faut  l'aimer  et  le  craindre  souveraine- 
ment, c'est-à-dire,  par  -  dessus  toutes  choses.  De 
même  ,  pour  remplir  la  mesure  de  la  contrition  ,  il 
ne  suffit  pas  de  haïr  et  de  détester  le  péché  ;  il  faut 
le  haïr  et  le  détester  par  -  dessus  tous  les  maux  du 
monde  ;  et  si  la  haine  que  nous  en  concevons  ne  va 
jusque-là,  en  vain  prétendons  -  nous  que    Dieu 


19^  SUR  LA  ariCHUTp; 

l'agrée  et  qu'il  s'en  tienne  salisfaii.  Or  ,  siiivani  celte 
règle  ,  vous,  chrétiens  ,  dont  la  pénitence  n'est  sui- 
vie que  d'inconstance  et  d'iulidélifé  ,  oseriez-vous 
dire  que  dans  ce  moment  où  vous  avez  confessé  à 
Dieu  votre  péché  ,  vous  étiez  plus  résolus  de  ne  le 
plus  commettre  ,  que  vous  ne  le  seriez  aujourd'hui 
de  vous  préserver  d'une  maladie  qui  vous  conduiroit 
à  la  mort?  et  si ,  par  la  connoissance  que  vous  avez 
de  vous  -  mêmes  ,  vous  n'oseriez  vous  rendre  ce 
témoignage  5  puis  -  je  espérer  que  votre  pénitence 
ail  trouvé  grâce  devant  Dieu  ?  Voilà  ce  qui  me  fait 
trembler  pour  vous.  Vous  dilos  que  la  passion  qui 
vous  domine  et  qui  vous  entraîne  dans  le  péché  , 
est  une  passion  bien  plus  violente  que  toutes  celles 
qui  s'opposeroienl  au  désir  naturel  de  la  conserva- 
tion de  votre  vie.  Abus  ,  chrétiens  :  nous  nous 
flattons  encore  sur  cela.  Car,  pour  vous  montrer 
que  ce  n'est  point  là  le  principe  de  vos  rechutes  , 
c'est  qu'avec  des  motifs  purement  hnmains  ,  et  par 
conséquent  bien  inférieurs  à  celui  de  la  pénitence  , 
il  m'est  évident  que  vous  renonceriez  à  cette  pas- 
sion ,  et  que  vous  en  seriez  le  maître.  En  effet, 
supposez  de  tous  les  péchés  celui  dont  l'habitude 
vous  paroît  plus  insurmontable  ,  et  je  vous  fournirai 
cent  raisons  d'intérêt  ,  d'honneur  ,  pour  lesquelles 
vous  la  surmonterez.  Par  exemple  ,  mon  cher  au- 
diteur ,  si  vous  étiez  sûr  que  la  rechute  dans  ce 
péché  sera  la  ruine  de  votre  fortune ,  qu'il  vous  en 
coûtera  la  disgrâce  de  votre  prince ,  et  qu'il  n  y 
aura  plus  de  ressource  pour  vous  ni  de  retour  :  si 
vous ,   femme  mondaine ,  étiez  convaincue  que  le 

désordre 


DANS   LE  PÉCHÉ.  igS 

desordre  de  votre  conduite  deviendra  public  ;  que 
vous  en  essuierez  toute  la  honte  ,  que  celui  auquel 
vous  afleclez  tant  de  le  cacher  ,  le  connoîtra ,  et 
que  vous  serez  exposée  aux  fureurs  de  sa  jalousie 
et  aux  emporlemens  de  sa  vengeance  :  quelque  fra- 
gile que  vous  soyez ,  il  n'en  faudroit  pas  davantage 
pour  vous  tenir  dans  le  devoir.  Ce  motif  suffiroit 
donc  pour  arrêter  le  cours  de  votre  passion  ;  et  vous 
dites  que  malgré  le  motif  de  la  pénitence  ,  le  torrent 
de  cette  passion  vous  emporte  !  Que  dois-]e  inférer 
de  là  ?  Dois-je  conclure  que  le  motif  de  la  pénitence 
est  de  soi  moins  puissant  que  celui  d'un  respect 
humain  ?  non  :  car  ce  seroit  une  erreur  injurieuse  à 
Dieu.  Ce  que  je  dois  conclure  ,  c'est  que  vraisem- 
blablement vous  n'avez  point  senti  la  vertu  du  motif 
de  la  pénitence  ,  et  qu'il  n'a  point  agi  sur  votre 
cœur;  je  veux  dire  ,  que  vous  n'avez  point  détesté 
le  péché  dans  la  vue  d'un  Dieu  ,  ou  souverainement 
aimable  ,  ou  souverainement  redoutable  ,  et  par  une 
suite  nécessaire  ,  que  votre  pénitence  a  été  du 
nombre  de  celles  que  Dieu  rejette.  Voilà  ce  que  je 
conclus  ,  et  cette  conséquence  est  conforme  aux 
maximes  les  plus  incontestables  de  la  religion. 

Troisième  et  dernière  objection  que  j'ai  à  ré- 
soudre. Ces  pécheurs  sujets  aux  rechutes  ne  laissent 
pas  de  s'humilier  devant  Dieu  ,  d'être  touchés  du 
sentiment  de  leur  misère  ,  d'en  former  des  regrets 
et  des  repentirs ,  de  gémir  et  de  verser  des  larmes. 
Or,  qu'est-ce  que  tout  cela  ,  sinon  autant  d  actes 
de  pénitence?  Faux  principe,  répcjud  le  chancelier 
Gerson  ,  traitant  cette  matière.  Tout  cela  n'est  point 
TOME  vu,  i3 


194  SUR   LA    RECHUTE 

nécessairement  ce  que  nous  appelons  actes  de  péni- 
tence. El  quoi  donc?  des  grâces  de  pénitence  ,  et  si 
vous  voulez  ,  des  désirs  ,  mais  rarement  des  fruits 
et  des  actes.  Car  ,  il  faut  bien  distinguer  ici  quatre 
choses  :  les  grâces  de  la  pénitence  ,  les  désirs  de  la 
pénitence,  les  actes  de  la  pénitence,  elles  fruits  de 
la  pénitence.  Les  grâces  de  la  pénitence  sont  les 
dispositions  saintes  par  oii  Dieu  nous  sollicite  de 
renoncer  au  péché.  Les  désirs  de  la  pénitence  sont 
comme  les  premiers  essais  que  fait  notre  cœur  pour 
se  dégager  du  péché.  Les  actes  de  la  pénitence  sont 
le  renoncement  effectif  et  actuel  au  péché.  Et  les 
fruits  de  la  pénitence  sont  les  satisfactions  que  nous 
offrons  à  Dieu  pour  le  péché.  Un  pécheur  de  rechute 
peut  bien  avoir  eu  les  grâces  et  les  désirs  de  la 
pénitence  :  mais  il  n'est  guère  croyable  qu'il  ait  eu 
les  fruits  et  les  actes  de  la  pénitence ,  tandis  qu'il 
persévère  dans  ses  déréglemens.  Je  m'explique.  Il 
a  eu  les  grâces  de  la  pénitence ,  quand  il  a  versé 
des  larmes  de  douleur.  Car ,  celte  douleur  étoit  une 
grâce  intérieure  que  Dieu  produisoil  en  lui  :  mais 
qui  pour  cela  ne  délruisoit  pas  encore  dans  son 
^me  la  volonté  du  péché  ;  pourquoi  ?  parce  que  , 
comme  dit  saint  Grégoire  pape  ,  souvent  les  pé- 
cheurs sont  inutilement  touchés  de  l'amour  du 
bien  ,  de  même  que  les  Justes  sont  innocemment 
émus  des  tentations  du  mal  :  Quia  sic  plerumguè 
mali  inutiliter  compungimtur  ad  justitiam  ,  sicut 
innocenter  justi  tentaniur  ad  culpam.  Et  comme 
la  simple  tentation  ne  rend  pas  la  volonté  du  juste 
criminelle ,  aussi  la  seule  grâce  de  la  pénitence  ne 


DANS    LE    PÉCHÉ.  1^5 

sanellfie-t- elle  pas  la  volonté  du  pécheur.  Mais  que 
f«it  le  pécheur?  Voici  ce  qui  le  séduit.  Il  confond 
les  grâces  de  la  pénitence  avec  les  eflets  de  la  pé- 
nitence ,  et  il  s'attribue  ce  que  Dieu  fait  pour  lui , 
comme  si  c'étoit  lui  -  même  qui  le  fit  pour  Dieu. 
Aveuglement  le  plus  pernicieux  ,  dit  saint  Bernard  , 
lorsque  ,   par  une   espèce  d'usurpation  ,  ce  qui  est 
de  Dieu  dans  nous ,  nous  nous  l'imputons  à  nous- 
mêmes  ,    prenant  ses  lumières  pour  nos  pensées  , 
et  ses   opérations   divines  pour  nos  coopérations  : 
Quandb  quod  Dei  est  in  nohis  ,  damus  nobis  ,  pu- 
tantes  illius  visitationem  esse  nostram  cogitaiio- 
nem.  Or ,  c'est  ce  que  font  ordinairement  les  pé- 
cheurs esclaves  de  la  concupiscence  et  du  démon  ; 
et  quelle  preuve  en  ai -je?  point  d'autre  que  celle 
que  j'ai  apportée  de  saint  Grégoire.  Car  si  je  vois  , 
dit  ce  grand  pape  ,    un  chrétien  agité  de  tentations 
fâcheuses  ,  ne  commellre  jamais  le  mal  auquel  il  se 
sent  porté  ,   je  puis  présumer  en  sa  faveur  qu'il 
n'en  a  eu  que  les  premiers  senlimens  ,  sans  y  donner 
nul  consentement.  Et  par  la  même  règle  ,  quand  je 
vois  un  pécheur  ,  quoiqu'en  apparence  pénétré   de 
componction  ,   n'en  être  pas  moins  fragile  dans  ses 
rechutes ,  je  me  crois  bien  autorisé  à  dire,  qu'il  n'a 
eu  de  la  pénitence  que  les  simples  affections  et  non 
les  résolutions.  Ou  s'il  les  a  eues ,  ce  sont ,  chré- 
tiens ,  de  ces  résolutions  imparfaites ,  de  ces  bons 
désirs  dont  l'enfer  est  plein  ,  de  ces  demi-volontés  , 
telles  que  les   ont  l«s  démons  mêmes ,  qui  ,  tout 
démons  qu'ils  sont ,  abhorrent  le  péché  comme  la 
source  de  leur  malheur ,  quoiqu'ils  ne  le  quiiteat 


196  SUR    LA    RECHUTE 

jamais,  par  un  effet  de  leur  endurcissement.  Ce  sont 
de  ces  repentirs  semblables  à  ceux  des  Israélites  , 
qui  du  culte  de  Dieu  passant  aussi  légèrement  à  l'ido- 
lâirie  ,  que  de  l'idolâtrie  au  culte  de  Dieu  ,  ne  fai- 
soient,  dit  l'Ecriture, qu'aigrir  davantage  le  Seigneur 
et  que  l'irriter.  Ce  sont  de  ces  protestations  d'An- 
tiochus  ,  dont  la  justice  divine  n'est  point  fléchie  , 
et  qui  ne  pénètrent  pas  jusqu  au  trône  de  la  misé- 
ricorde. Ce  sont  de  ces  larmes  d'Esaii ,  qui  ,  quoi- 
qu'accompagnées  de  cris  et  de  rugissemens,  ne  sont 
point  bénies  du  ciel.  J'accorderai,  dis-je,  tout  cela 
à  un  pécheur  dont  les  rechutes  sont  habituelles  , 
parce  que  tout  cela  ne  répugne  point  à  l'idée  que  je 
me  forme  d'une  pénitence  suspecte.  Au  contraire, 
si  elle  est  suspecte  ,  c'est  parce  qu'elle  fait  l'alliage 
de  tout  cela  ,  joignant  les  apparences  de  la  contri- 
tion du  péché  avec  les  rechutes  dans  le  péché  ,  et 
l'infidélité  d'action  avec  la  confession  de  bouche. 
Mais  que  je  fasse  jamais  aucun  fond  solide  sur  la 
pénitence  d'un  chrétien  ,  tandis  qu'il  est  dans  la 
disposition  de  retomber  de  la  manière  que  je  viens 
de  vous  le  faire  entendre  ,  c'est  ce  que  je  ne  puis 
sans  contrevenir  à  toutes  les  règles  de  la  religion. 

Ainsi  Jésus-Christ  même  en  jugeoil-il ,  et  son 
exemple  ,  quand  il  s'agit  du  discernement  des  cœurs , 
comme  de  tout  le  reste ,  peut  bien  être  notre  modèle. 
En  effet ,  dit  saint  Jean  au  chapitre  second  de  son 
évangile,  plusieurs  d'entre  les  Juifs  croyoient  en 
Jésus-Christ,  voyant  les  miracles  qu'il  faisoit;  mais 
Jésus-Christ  ne  se  fioit  pas  à  eux  ,  parce  qu'il  les 
connoissoit  tous  :  Wlulti  crcdiderunt  in  eum  ;  ipse 


DANS    LE    PECHE.  Ifjy 

autem  non  credehat  semetipsum  ci  s ,  eh  quhd  ipse 
nosset  omnes  (i).  Ces  paroles  sont  dignes  de  re- 
marque. Ils  croyoient  en  lui,  surpris  du  changement 
de  l'eau  en  vin  qu'il  avoit  fait  aux  noces  de  Cana , 
et  dont  ils  avoienl  été  témoins  ;  mais  il  ne  se  fioit 
pas  à  eux  ,  parce  qu'il  ne  découvroit  en  eux  qu'une 
foi  superficielle ,   excitée  par  la  vue  de  ce  prodige 
qui  devoit  être  bientôt  effacé  de  leur  esprit ,  par  les 
malignes  impressions  de  leur  incrédulité  :  Ipse  autcm 
non  credehat  semetipsum   eis.  Voilà  ,   chrétiens  , 
comment  Dieu  se  comporte  à  notre  égard ,  quand 
nous  nous  approchons  du  tribunal  de  la  pénitence  , 
pour  reprendre  immédiatement  après  notre  même 
vie.  Nous  lui  faisons  dans  ce  moment  là,  ou  plutôt 
nous  croyons  lui  faire  une  ouverture  entière  de  nos 
âmes  ;  nous  nous  assurons  de  lui ,  et  nous  lui  ré- 
pondons de  nous  ;  et  par  ces  ferveurs  apparentes 
nous  en  imposons  même  souvent  à  ses  ministres. 
Car  il  est  aisé  de  les  tromper ,  dit  Tertullien  ;  et  si 
la  grâce  de  la  rémission  du  péché  étoit  aussi  abso- 
lument en  leur  pouvoir  que  les  paroles  qui  la  signi- 
fient 5  elle  seroit  tous  les  jours  exposée  aux  artifices 
et  aux  surprises  de  la  fausse  pénitence.  Mais  que  fait 
Dieu  alors  ?  nous  voyant  si  mal  d'accord  avec  nous- 
mêmes,  parce  que  nous  voulons  tout  à  la  fois  et  ne 
voulons  pas  renoncer  à  notre  péché;  connoissant  par 
les  lumières  de   son  adorable  prescience  ,   qu'après 
un  prétendu  retour  vers  lui,  nous  allons  dans  peu, 
par  des  liens  plus  forts  et  plus  étroits  ,  nous  attacher 
tout  de  nouveau  au  monde ,  il  pourvoit  lui-même  à 

(i)  Joan.  2. 


l'j^  SUR    LA    RECHUTE 

son  trésor  ,  qui  est  la  grâce  de  son  sacrement,  et  ne 
souffre  pas  que  des  sujets  indignes  comme  nous,  par 
une  pénitence  subreplice  ,  aient  l'avantage  de  la  re- 
cevoir :  Thesauro  suo  providet ,  ncc  sinit  accipere 
inàignos* 

Ah!  chrétiens,  que  cette  première  vérité  est  ter- 
rible pour  un  homme  du  siècle  emporté  par  le  liber- 
tinage de  sa  passion,  mais  qui  néanmoins  a  encore 
de  la  religion  j  de  dire  que  la  pénitence ,  qui  est  pour 
les  autres,  après  le  péché  commis,  un  sujet  de  con- 
fiance ,  lui  devienne  en  conséquence  de  ses  rechutes 
un  sujet  de  crainte  et  d'effroi  !  Ce  qui  devroit  être  la 
source  de  son  repos,  est  la  cause  de  ses  plus  mortelles 
inquiétudes  ;  et  non-seulement  il  doit  être  troublé 
du  péché  passé,  mais  même  de  la  contrition  et  de 
la  pénitence  passée.  Voilà  ,  mes  chers  auditeurs  ,  ce 
que  le  Saint-Esprit  nous  veut  faire  comprendre , 
quand  il  nous  avertit  dans  l'Ecclésiastique  de  trembler 
même   pour  les  péchés  pardonnes  :  De  propitiato 
peccaio  noli  esse  sine  metu  (i).  Nous  n'entendions 
pas  le  mystère  de  cette  parole,  et  elle  nous  paroissoiî 
renfermer  une  espèce  de  contradiction.  Car   si  le 
péché  est  pardonné  ,  disions-nous  ,  pourquoi  en  avoir 
encore  de  la  crainte;  et  s'il  est  encore  un  sujet  de 
crainte,  pourquoi  le  réputer  comme  pardonné  ?  Mais 
je  conçois  maintenant ,  ô  mon  Dieu  !  ce  que  vous 
avez  voulu  par  là  nous  marquer.  C'est  pour  m'ap- 
prendre  que  toute  sorte  de  pénitence  n'est  pas  une 
caution  sûre  auprès  de  vous  ,  et  que  très-souvent  ce 
que  je  compte  pour  pardonné ,  est  ce  qui  me  rend 

(i)  Eccti.  5. 


Dans  le  péché.  199 

plus  que  jamais  enfant  de  colère  ;  que  tout  pe'ché  nie 
peut  perdre ,  mais  qu'il  y  a  une  pe'nilence  plus  ca- 
pable de  me  damner  que  mon  péché  même ,  parce 
qu'elle  l'entretient  sous  ombre  de  le  guérir.  Or  il 
m'est  évident  que  s'il  y  en  a  quelqu'une  de  ce  carac- 
tère ,  c'est  celle  qui  ne  paroît  suivie  d'aucune  réfor- 
mation  de  moeurs ,  et  qui  ne  me  garantit  point  de  mes 
malheureuses  rechutes.  Mais  où  mettrai-je  donc  , 
Seigneur ,  ma  confiance  et  ma  sûreté ,  si  vous  me  dé- 
fendez  de  la  mettre  dans  ma  pénitence?  M'avez-vous 
enseigné  une  autre  voie  que  celle-là ,  et  vos  Ecritures 
qui  me  tiennent  lieu  d'oracles,  m'ont-elles  jamais 
parlé  d'un  autre  asile  ?  Encore  une  fois ,  chrétiens  , 
telle  est  la  déplorable  destinée  du  pécheur  abandonné 
à  l'instabilité  de  ses  désirs,  et  dont  la  vie  n'est  qu'une 
alternative  continuelle  de  pénitence  et  de  rechute 
dans  le  péché.  Je  sais  que  cette  morale  peut  causer 
du  trouble  à  quelques  consciences;  mais  plût  à  Dieu 
que  je  fusse  aujourd'hui  assez  heureux  pour  produire 
un  effet  si  salutaire  !  Car  je  parle  à  ces  consciences 
criminelles  que  de  fréquentes  rechutes  ont  confirmées 
dans  l'iniquité.  Or ,  Tunique  ressource  pour  elles  est 
qu'elles  soient  troublées  par  la  parole  de  Dieu.  Ce 
qui  les  perd ,  c'est  cette  paix  trompeuse  que  le  démon 
leur  fait  quelquefois  trouver  dans  le  péché  ,  et  il  n'y 
a  que  le  trouble  qui  les  puisse  faire  sortir  de  la  lé- 
thargie et  de  l'assoupissement  funeste  où  elles  sont. 
Ainsi ,  bien  loin  de  craindre  de  les  troubler ,  mon 
unique  crainte  seroit  de  ne  les  troubler  pas,  ou  de 
ne  les  troubler  qu'à  demi.  Et  comme  antrefois  saint 
Paul  se  réjouissoit  d'avoir  allristé  rcs  Corinthiens , 


200  SUR    LA    RECÏIUTE 

parce  que  leur  tristesse  les  avoil  portés  à  la  péni- 
tence :  Gaudeo  y  non  quia  contrisiali  estis ,  sed  quia 
contristati  estis  ad pœnitentiam  (i);  aussi  bénirois- 
jeDieu  d'avoir  troublé  tant  de  pécheurs  ,  parce  qu'en 
les  troublant ,  au  lieu  de  l'ombre  et  du  fantôme  de  la 
pénitence,  je  les  aurois  réduits  à  en  avoir  la  pratique 
solide.  Mais  cela  les  pourroit  désespérer.  Hé  bien  ! 
quel  mal  de  les  désespérer  pour  un  temps ,  afin  de 
rétablir  en  eux  l'espérance  pour  jamais?  Quel  danger 
de  les  désespérer  du  côté  d'eux-mêmes  ,  pour  leur 
apprendre  à  bien  espérer  du  côté  de  Dieu  ?  C'est 
après  saint  Grégoire  que  je  parle,  et  c'est  dans  le 
même  sens  que  ce  Père.  Il  savoil  mieux  que  nous  le 
juste  tempérament  de  l'espérance  et  de  la  crainte 
chrétienne.  Or ,  une  de  ses  maximes  étoit  celle-ci , 
de  désespérer  quelquefois  ceux  qui,  par  la  conti- 
nuation de  leurs  rechutes ,  s'endurcissoient  dans  le 
crime  :   Plerumquè  sine  desperatione  desperandi 
sunt ,  et  sine  dedignatione  dedignandi*  Non  ,  non  , 
mon  cher  auditeur ,  n'appréhendez  point  de  tomber 
dans  un  semblable  désespoir  :  il  ne  vous  peut  être  , 
selon  ma  pensée ,  qu'avantageux  et  utile.  Désespérez 
de  tant  de  fausses  pénitences  que  vous  avez  faites; 
et  espérez  dans  la  véritable  pénitence  à  laquelle  je 
TOUS  exhorte.  Depuis  que  vous  êtes  dans  l'habitude 
de  ce  péché ,  peut-être  y  avez-vous  ajouté  cent  con- 
fessions indignes  et  sacrilèges  ;  désespérez  de  tout 
cela.  Car  tout  cela,  bien  loin  d'appuyer  votre  espé- 
rance auprès  de  Dieu,  est  ce  qui  l'anéantit  et  qui  la 
ruine.  Mais  que  faut-il  donc  faire  ?  Ah  î  chrétiens* 

(i)  1.  Cor.  7. 


DANS   LE   PÉCHÉ.  201 

est-il  rien  de  plus  raisonnable  que  ce  qu'on  exige 
de  vous?  On  veut  que  vous  agissiez  avec  Dieu  de 
bonne  foi  ,  comme  vous  voudriez  qu'on  agît  avec 
vous-mêmes.  Si  l'on  vous  avoit  manque  plus  d'une 
fois  de  parole,  vous  vous  feriez  une  sagesse  de  rejeter 
toutes  les  assurances  qu'on  vous  donneroit  d'un 
nouvel  engagement  ;  pourquoi  voulez-vous  que  Dieu 
ait  plus  d'e'gard  aux  vôtres?  faut  il  que  vous  soyez 
moins  religieux  envers  lui,  que  vous  ne  l'êtes  envers 
les  hommes  ?  Vous  vous  piquez  d'être  fidèles  en 
traitant  avec  les  hommes ,  et  vous  auriez  honte  de 
ne  l'être  pas  :  n'y  aura-t-il  que  Dieu  avec  qui  vous 
ne  garderez  nulle  règle  de  fidélité  ?  Faisons  donc , 
mes  chers  auditeurs ,  faisons  enfin  saintement  et  uti- 
lement ce  que  peut-être  nous  avons  fait  tant  de  fois 
sans  fruit  et  à  notre  condamnation.  Imitons  ces  saints 
pénitens  de  rEglis€  ,  qui  toute  leur  vie  se  sont  tenus 
inviolablement  attachés  à  Dieu  ,  après  être  rentrés 
dans  sa  grâce.  Demeurons  fermes  dans  nos  résolu- 
tions ,  et  par  une  persévérance  inébranlable  mettons 
le  sceau  à  notre  pénitence.  Autrement  nous  avons 
tout  sujet  de  craindre ,  non-seulement  pour  les  pé- 
nitences passées  ,  mais  pour  les  pénitences  à  venir. 
Car  comme  la  rechute  dans  le  péché  rend  la  péni- 
tence passée  très-suspecte  ,  elle  rend  la  pénitence  à 
venir  très-difficile  et  presque  impossible.  C'est  la  se- 
conde partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Quand  je  considère  les  termes  dont  s'est  servi 
l'Ecriture ,  en  parlant  de  la  pénitence  qui  suit  la 


202.  SUR    TA    RECHUTE 

rt'chiue  dans  le  péché  ,  je  ne  ni'élonne  pas,  chrétiens, 
qu'il  y  ait  eu  autrefois  des  hérétiques,  qui  sur  ce 
point  se  soient  portés  à  une   rigueur  extrême  ,  et 
n'aient  gardé  nulle  mesure  dans  la  sévériié  de  leur 
morale.  Peut-être  n'y  eut-il  jamais  d'erreur  mieux 
fondée  en  apparence  ,  je  dis  en  apparence  ,  sur  l'au- 
torité de  la  parole  de  Dieu,  que  celle  des  novatiens, 
qui ,  après  le  baptême  ,  excluoient  absolument  et 
généralement  tous  les  pécheurs  de  la  grâce  de  la 
pénitence.  Et  quand  Tertullien  ,  raisonnant  selon  ses 
préjugés,  n'accordoit  cette  grâce  de  la  pénitence 
que  pour  une  fois  seulement ,  et  sans  espérance  de 
retour ,   il  prétendoit  parler  si  conformément  aux 
divins  oracles ,  qu'il  ne  comprenoit  pas  qu'il  y  eût 
des  fidèles  dans  un  sentiment  contraire.  En  ejQfet , 
que  peut-on  dire  ,  ce  semble,  de  plus  exprès,  que 
ce  qu'a  dit  saint  Paul ,  dans  l'épître  aux  Hébreux? 
Il  est  impossible  ,  mes  frères  (  ce  sont  ses  paroles 
que  vous  avez  cent  fois  entendues,  mais  dont  j'en- 
treprendsaujourd'hui  de  vous  donner  une  intelligence 
exacte  )  ,  il  est  impossible  ,  disoit  ce  grand  apôtre 
que  ceux  qui  ont  goûté  le  don  de  Dieu  ,  qui  ont  eu 
la  participation  du  Saint-Esprit,  qui  se  sont  nourris 
des  vérités  célestes  et  de  l'espérance  des  granderrs 
du  siècle  futur  ,  et  qui  sont  après  cela  tombés ,  se 
renouvellent  par  la  pénitence;  parce  qu'autant  qu'il 
est  en   eux ,  ils   crucifient  de  nouveau   le  Fils  de 
Dieu  et  l'exposent  à  l'ignominie.  C'est  ainsi ,  dis-je, 
que  s'expliquoit  saint  Paul  :  Impossihile  est  eos  qui 
scmel  sunt  illuminati  et  prolapsi  surit ,  reno^^ari  ad 
pœnitentiam  :  rursùm  cruciji pentes  Filium  Dei^ 


DANS    LE   PÉCHÉ.  oo3 

et  ostentiii  hahentes  (i).  En  falloit-il  davaniage 
pour  servir  de  prétexte  à  ces  hérétiques  dans  le  dessein 
qu'ils  avoient  d'abolir  l'exercice  et  le  ministère  de  la 
pénitence  ?  L'Eglise  les  a  condamnés ,  et  nous  les 
condamnons  avec  elle.  Saint  Jérôme  et  S.  Augustin 
ont  interprété  ce  passage ,  de  l'impossibilité  de  re- 
venir jamais  à  la  grâce  baptismale  ,  quand  on  en  est 
une  fois  déchu  ,  parce  que  le  baptême  ,  que  l'on 
nommoit  alors  la  première  pénitence ,  est  un  sacre- 
ment qui  ne  se  peut  réitérer  :  et  cette  explication  , 
que  j'estime  la  plus  littérale,  corrige,  si  j'ose  parler 
ainsi,  toute  la  dureté  de  l'expression  de  l'Apôtre. 
Saint  Thomas  et  Hugues  de  Saint-Victor  l'ont  pris 
plus  simplement,  et  l'ont  entendu  de  la  pénitence 
ordinaire  que  nous  appelons  le  sacrement  de  récon- 
ciliation :  tâchant  d'ailleurs  d'accorder  la  possibilité 
de  la  conversion  pour  les  pécheurs  même  relaps , 
avec  cette  parole  redoutable  :  ïmpossihile  est  re- 
novari  ad  pœnitentîam. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  chrétiens  ,  notre  grande  règle 
est  de  nous  contenir  sur  cela  dans  les  bornes  que 
l'Eglise  s'est  prescrites,  en  réprouvant  le  pernicieux 
dogme  de  Novatus.  Or ,  par  la  censure  qu'elle  en  a 
faite  ,  nous  savons  et  il  est  de  la  foi ,  qu'après  la  re- 
chute dans  le  péché ,  Dieu  veut  encore  la  vie  du 
pécheur  et  non  pas  sa  mort  ;  qu'il  l'invite  encore  à  la 
pénitence  ,  ou  plutôt  qu'il  la  lui  commande  et  l'y 
oblige  ;  et  par  conséquent ,  que  malgré  toutes  les 
rechutes ,  la  pénitence  est  encore  possible ,  et  la 
grâce  encore  prête  pour  l'accomplir.  Voilà  ce  que 

(i)  Hebr.  «. 


204  SUR    LA   RECHUTE 

l'Eglise  a  décidé  :  mais  elle  en  est  demeurée  là  ;  ayant 
laissé  du  reste  aux  paroles  de  S.  Paul  toute  l'étendue 
et  toute  la  force  qu'elles  peuvent  avoir.  Et  parce  que 
ce  terme  d'impossible ,  dans  le  langage  commun  des 
.  hommes  ,  convient  même  aux  choses  qui  se  peuvent 
absolument,  mais  dont  l'exécution  est  difficile  et 
accompagnée  de  grands  obstacles ,  de  là  vient  qu  elle 
a  toujours  autorisé  la  pensée  des  Pères ,  qui  surtout 
en  certains  pécheurs  sujets  à  des  rechutes  plus  cri- 
minelles, ainsi  que  je  vous  ferai  voir,  reconnoissent 
«ne  espèce  d'impossibilité  morale ,  c'est-à-dire  ,  une 
difficulté  extrême  de  renoncer  à  leur  péché  et  de  se 
convertir  à  Dieu.  Si  nous  raisonnions  en  chrétiens, 
celte  vérité  toute  seule  ne  devroit-elle  pas  nous  suffire 
pour  marcher  avec  crainte  et  tremblement  dans  les 
voies  du  salut  éternel  ? 

Mais  attachons-nous  à  la  bien  pénétrer  ;  et  pour 
en  tirer  tout  le  fruit  qu'elle  est  capable  de  produire  , 
que  chacun  de  nous  s'en  fasse  l'application  parti- 
culière. Vous  me  demandez  pourquoi  la  rechute 
dans  le  péché  nous  rend  la  pénitence  si  difficile  : 
et  moi  je  vous  réponds  avec  saint  Bernard ,  que 
c'est  parce  qu'elle  éloigne  Dieu  de  nous ,  parce 
qu'elle  fortifie  l'inclination  que  nous  avons  au  mal , 
parce  qu'elle  affoiblit  en  nous  toute  la  vertu  de  la 
grâce  ,  et  parce  qu'elle  a  de  sa  nature  une  essentielle 
opposition  à  celle  qui  nous  réconcilie  avec  Dieu. 
Quatre  articles  dont  chacun  séparément  peut  nous 
tenir  lieu  de  démonstration.  Oui ,  mes  chers  audi- 
teurs ,  le  premier  malheur  que  nous  attire  la  re- 
chute ,  c'est  d'éloigner  Dieu  de  nous ,  et  d'épuisés 


DANS    LE    PÉCHÉ.  2o5 

en  quelque  sorle   sa  miséricorde  ,  qui ,  tout  infinie 
qu'elle  est  en  elle-même ,  ne  laisse  pas  d'être  bornée 
par  rapport  à  nous  et  à  la  distribution  qu'elle  fait 
de  ces  grâces  spéciales  ,  et  de  ces  secours  extraor- 
dinaires dont  notre  conversion  dépend.  Super  tribus 
scelêribus  Damasci  ,  et  super  quatuor   non  con- 
vcrtam  eum  (i).  Pour  les  trois  premiers  crimes  de 
Damas  ,  disoit  Dieu  par  un  de  ses  prophètes,  je  les 
ai  soufferts,  et   j'ai   bien   voulu  les   oublier  :  mais 
pour  le   quatrième  ,  je  laisserai  agir  ma  justice  et 
ma  colère  :  comment  cela  ?  en  m'éloignanl  de  ces 
impies  qui  m'ont  irrité  par  leurs  infidélités.  Or^,  du 
moment ,  chrétiens  ,  que  Dieu  s'éloigne  de  nous  , 
il   ne   faut  plus   s'étonner  si  la   pénitence   devient 
difficile  ,   el  si  cette  difficulté  croît  à  proportion  de 
cet  éloignement  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  n'y  a  que 
Dieu  ,   remplissant  notre  cœur  de  sa  présence  ,  et 
y  répandant  l'onction    de  son  esprit  ,    qui  puisse 
nous   faciliter  la  pénitence  et  nous  la  faire  aimer. 
En  pouvons-nous   voir  une  plus  belle   figure  que 
dans  cet  homme  si  fameux  de  l'ancien  Testament , 
l'invincible  Samson  ?  Une  passion  Tavoit  aveuglé  ; 
mais  l'aveuglement  où  il  étoil  tombé  n'étoit  pas  allé 
d'abord  jusqu'à  lui  ôter  les  forces  dont  Dieu  l'avoit 
singulièrement  et  miraculeusement  pourvu.  L'étran- 
gère à  qui  il  s'étoit  attaché  ,  par  une  perfidie  insigne  , 
l'avoit  déjà  lié  plusieurs  fois  pour  le  livrer  aux  Phi- 
listins ses  plus  déclarés  ennemis  ;  mais  il  avoit  tou- 
jours trouvé  moyen   de  rompre  ses   liens  el  de  se 
mettre  en  liberté.  De  là  il  se  ûiitloil  que  quoiqu'elle 

(i)  Anios.  1. 


2o6  SUR   LA    RECHUTE 

fît  dans  la  suite  ,  il  sauroit  toujours  bien  se  dégager, 
et  il  se  disoit  lui-même  :  Egredlar  sicut  antè  (i). 
Enfin  celte  femme  artificieuse  emploie  si  adroite- 
ment ses  ruses ,  qu'elle  le  séduit ,  qu'elle  le  dompte  , 
qu'elle  lui  coupe  cette  chevelure  fatale  ,  oii ,  par  un 
secret  mystère  ,  sa  vertu  étoit  renfermée.  La  nou- 
velle en  est  bientôt  portée  aux  Philistins.  Ils  le  sur- 
prennent ,  ils  se  jettent  en  foule  sur  lui  :  il  veut 
se  relever  comme  autrefois  ;  mais  il  ne  savoit  pas  , 
ajoute  le  texte  sacré  ,  que  Dieu  s'étoit  retiré  de  lui: 
Ncsciens  quhd  recessissct  ab  eo  Dominus  (2). 
Voilà ,  mon  cher  auditeur ,  le  tableau  de  votre  ame 
dans  l'état  malheureux  oi^i  je  la  conçois  ,  qui  est 
celui  de  la  rechute  dans  le  péché.  Vous  dites,  en  vous 
réveillant  quelquefois  du  profond  sommeil  où  vous 
êtes  endormi ,  et  faisant  sur  votre  misère  quelque 
réflexion  :  Je  sortirai  de  cet  état,  comme  j'en  suis 
déjà  sorti  :  Egrediar  sicut  antè.  Je  briserai  mes  fers  , 
je  ferai  un  effort  sur  moi-même  ,  je  me  délivrerai 
de  celle  passion  qui  me  tient  captif  ;  Egrediar  et 
excutiam.  Mais  vous  ne  considérez  pas  que  Dieu 
s'éloigne  ;  qu'à  mesure  qu'il  vous  quitte  ,  vous  êtes 
privé  de  son  secours;  que  la  pénitence  vous  devient 
dès-là  un  fardeau  pesant  et  un  joug  insupportable  , 
et  qu'au  lieu  que  vous  y  trouviez  auparavant  des 
consolations ,  vous  ne  l'envisagez  plus  qu'avec 
horreur  ,  parce  que  vos  fréquentes  rechutes  vous 
ont  séparé  de  Dieu  ,  et  ont  mis  entre  Dieu  et 
vous  comme  un  chaos  presque  insurmontable  : 
Nesciens  quhd  recessisset  ah  eo  Dominus,  Cum- 

(1)  Jadic.  iG (3}  Ib'id, 


DANS    LE   PÉCHÉ.  207 

bien  de  fois,  chrétiens,  avez-vous  éprouvé  ce  que 
je  dis  ? 

Cependant  la  volonté  se  pervertit  toujours  ,  et  la 
même  rechute  qui  latfoiblit  pour  le  bien  ,  lui  donne 
de  nouvelles  forces  pour  le  mal.  Vous  en  savez  le 
progrès,  et  en  vain  m'arrêlerois-je  à  vous  le  décrire , 
puisque  c'est  par  vous   et  par  les  tristes  épreuves 
que  vous  en  faites  ,  que  j'en  suis  instruit.  Après  le 
premier   péché   commence   l'habitude  ;    l'habitude 
venant  à  se  former ,  elle  jette  peu  à  peu  dans  l'aveu- 
glement  et  dans  l'endurcissement.  De  là,   le   vice 
s'enracine  et  passe  comme  dans  une  seconde  nature. 
Cette  seconde  nature  est  ce  que^sainl  Augustin  appelle 
nécessité ,  et  cette  nécessité  suit  le  désespoir,  et  le  déses- 
poir cause  l'impossibilité  morale  de  la  pénitence.  Car 
voilà  l'idée  que  nous  en  donne  saint  Paul  :  Desperan- 
ies  semetipsos  tradiderunt   impudicîtiœ  fi);  et  il 
s'est  servi  de  l'exemple  du  péché  de  la  chair  et  de 
l'amour  impur,  parce  que  c'est  celui  où  la  rechute 
opère  plus   infailliblement  et    plus    ordinairement 
ces    détestables    effets.  D'abord  ,  l'ame    chrétienne 
abhorroit  comme  un  monstre  le  péché  ,  parce  que 
sa  raison  n'éloii  pas  encore  aveuglée ,  ni  sa  volonté 
corrompue.    Mais  à  force  de  rechutes ,  ce  péché  , 
pdr  ordre  et  par  degrés ,  prend  un  entier  ascendant  ; 
on  s'y  accoutume  ,  on  se   familiarise  avec  lui,  on 
le  commet  sans  scrupule  ,  on  s'y  porte  avec  passion  , 
on  en  devient  esclave  ,  on  désespère  de  le  pouvoir 
vaincre,  on    s'y   abandonne    absolument:    Despe- 
ranles  semetipsos    tradiderunt.    impudicitiœ»   Mais 

(i)  E|)hes.  4- 


20&  tiUli   LA   RECHUTE 

encore  ,  reprend  saint  Chrysoslôme  ,  de  qui  descs- 
père-l-on  ?  esi-ce  de  Dieu  ?  est-ce  de  soi-même  ? 
De  Dieu  et  de  soi-même  ,  reprend  ce  saint  docteur. 
De  Dieu ,  parce  que  c'est  un  Dieu  de  sainteté  qui 
ne  peut  approuver  le  mal;  et  de  soi-même  ,  parce 
qu'on  est  un  sujet  d'iniquité  qui  ne  peut  plus  aimer 
le  bien.  De  Dieu  ,  parce  qu'on  a  si  souvent  abusé  de 
sa  miséricorde  et  de  sa  patience  ;  et  de  soi-même  , 
parce  qr.'on  a  fait  tant  d'épreuves  de  son  incons- 
tance et  de  son  infidélité.  De  Dieu  et  de  soi-même 
tout  ensemble  ,  parce  qu'on  voit  entre  Dieu  et  soi 
des  oppositions  infinies  :  car  voilà  la  source  de  ces 
désespoirs.  Ces  désespoirs  sont-ils  raisonnables  ? 
non  ,  chrétiens  ,  puisque ,  bien  loih  de  l'être  ,  ce 
sont  de  nouveaux  crimes  devant  Dieu  ,  n'étant 
jamais  permis  à  un  pécheur,  tandis  qu'il  est  en  cette 
vie  5  de  désespérer  de  Dieu  et  de  sa  bonté  qui  est 
sans  mesure.  Mais  ces  désespoirs  ,  tout  déraison- 
nables qu'ils  sont,  ne  laissent  pas  d'être  les  premiers 
eflfels  de  la  rechute  dans  le  péché  :  pourquoi  ?  parce 
que  l'espérance,  qui  est  le  fondement  essentiel  de 
la  péniience  ,  se  trouvant  ébranlée  par  là,  il  faut 
que,  contre  l'intention  de  Dieu  même  ,  tout  l'édifice 
de  la  pénitence  le  soit  aussi  ,  et  que  cette  vertu  qui 
devroit  être  la  ressource  de  l'homme  pécheur,  par 
un  défaut  de  confiance  et  de  foi ,  lui  devienne  une 
pierre  de  scandale  contre  laquelle  son  désespoir  le 
fait  heurter  :  Desperanies  semeiipsos  iradiderunt 
impudlciliœ. 

Ajoutez  à  cela ,  mes   chers  auditeurs ,  que  ,  par 
de  fréquentes  rechutes,  nous  nous  rendons  inuîiles 

les 


DANS    LE    PÉCHÉ.  20Ci 

les  remèdes  les  p!us  pnissans   el  les  plus  efficaces  , 
et  que  la  parole  de  saint  Paul  semble  parfaitement 
s'accomplir  en  nous ,  quand  il  dit  que  ,  lorsque  nous 
péchons  volontairement ,  après  avoir  reçu  la  con- 
noissance  de  la  vérité ,  remarquez  bien   cette  cir- 
constance ,  il  n'y   a   plus   désormais   d'hostie  pour 
1  expiation  de  notre  péché  ,   et  qu'il  ne  nous  reste 
plus  autre  chose  qu'une  affreuse  attente  du  jugement 
et  de  la  vengeance  de  Dieu  :   Voluntariè  peccan- 
tihus  jam   non   relinquiîur  pro  peccatis    hostia  ; 
terrlhilis  autem  quœdam  expectatio  judicii  (i).  En 
effet ,  chrétiens,  que  direz- vous  à  un  homme  de  c^i 
caractère  ,  qui ,  cent   fois  ,  s'est  lavé  dans  les  eaux 
de  la  pénitence,  et  cent  fois  s'est  replongé  dans  ses 
premières  abominations;  que  lui  direz- vous  ,  et  avec 
toute  l'ardeur  du  zèle  dont  vous  vous  sentirez  pressé 
pour  lui ,  par  où  le  toucherez-vous  ?  Il  n'y  a  rien 
qu'on   ne   lui  ait  représenté  ,  point  de  vérité  quM 
n'ait  considérée  ,   point  d'exemple  qu'on  ne  lui  ait 
mis  devant  les  yeux  ;  il  a  été  persuadé  de  tout,  il  a 
entendu  toutes   les  remontrances  qu'on  pou  voit  lui 
faire  ,  il  a  presque  épuisé  toute  la  vertu  des  sacre- 
mens ,  et  ,  par  ses  continuelles   rechutes  ,  il  s'est 
non-seulement   accoutumé,  mais    endurci  à    tout 
cela  ,  si  bien  que  Dieu  lui  peut  dire  ce  qu'il  disoit 
à  son  peuple  :  Insanahilis  fractura  tua  ,  pessima 
plûga  tua  j,   curationum    uiilitas  non  est  tihi  (:i)  ; 
Ah  !   pécheur  ,  qu'as-tu  fait ,   et  à  quelle  exirémiié 
l'es-tu  réduit  ?  à  force   d'ouvrir  tes  plaies  ,  tu  hs 
as  rendues  incurables,  et  les  remèdes  de  ma  grâce, 

(i)  Hebr.  lo.  —  (2''  Jcrem.  5o- 

TO.ME    vu,  l4 


lilO  SUR    LA    RECHUTE 

qui  font  des  miracles  pour  la  conversion  des  autres  , 
ii'onl  plus  de  quoi  le  guérir. 

Mais  allons  à  la  source  ,  cl  disons  ,  clirétiens  , 
que  celte  difïiculfé  extnnne  do  la  péuitence  ,  après 
la  rechute  dans  le  péché  ,  vient  de  la  nature  nu^me 
de  la  rechute  ,  qui  ,  d'elle-même  ,  est  singulière- 
ment opposée  à  la  grâce  de  notre  conversion.  Car 
la  rechute  ajoute  à  la  malice  du  péché,  l'ingratitude 
el  le  mépris  :  l'ingratitude  du  bienfait  ou  du  pre- 
mier pardon  déjà  obtenu  ,  et  le  mépris  de  la  ma- 
jesté de  Dieu  offensée  :  deux  obstacles  à  une  seconde 
réconciliation.  Ingratitude  du  bienfait,  qui  consiste 
.  dit  Terlullieu  ,  non-seulement  en  ce  que  nous  ou- 
blions les  miséricordes  de  Dieu  passées ,  mais  en  ce 
que  nous  les  tournons  contre  lui-même,  jusqu'à 
nous  en  servir  pour  pécher  plus  hardiment  et  plus 
impunément.  Et  en  effet ,  si  nous  étions  sûrs  que 
la  rémission  de  ce  péché  qui  vient  de  nous  être 
accordée  ,  est  la  dernière  de  toutes  les  grâces  que 
nous  avons  à  espérer  ,  et  qu'après  cela  la  porte  de 
la  miséricorde  nous  sera  fermée  pour  jamais;  si  nous 
le  savions,  quelqu'eraportés  qne  nous  soyons,  ce 
seroit  assez  pour  nous  retenirelpournouspréserverde 
la  rechute.  Nous  nous  faisons  donc  du  remède  même 
de  la  pénitence  un  attrait  à  notre  liberlinage  ;  et, 
comme  parle  Tertullien  ,  l'excès  de  la  clémence  d'un 
Dieu  sert  à  fomenter  et  à  entretenir  la  témérité  de 
l'homme  :  Et  alundantia  cîementiœ  cœlestis  libi- 
dinem  facit  humanœ  temeritatis  ;  c'est-à-dire  ,  que 
lions  sommes  méchans  parce  que  Dieu  est  bon;  et 
qu'au  préjudice   de   tous  ses  intérêts  ,  le    moyen 


DANS    LE   PÉCHÉ.  211 

unique  qu'il  nous  a  laissé  pour  retourner  à  lui ,  et 
pour  rentrer  dans  la  voie  du  ciel,  nuus  est  comme 
une  ouverture  aux  égaremens  de  nos  passions  et  à 
la  corruption  de  nos  mœurs  :  Quasi  faieref  via  ad 
delinqucndum  ,  quia  patet  adpœnitendum.  Or  Dieu , 
chrétiens,  étant  ce  qu'il  est,  peut-il,  pour  l'honneur 
même  de  sa  grâce  et  pour   la  justification   de   sa 
providence  ,  n'avoir  pas  une  opposition  spéciale  à 
se  réconcilier  avec  nous  dans  cet  état  ?  Mépris  de 
la  majesté  et  de  la  souveraineté  de  Dieu  :  car ,  pour 
suivre  toujours  la  pensée  de  TertuUien  ,  qu'avoir  fait 
le  pécheur ,  en  se  convertissant  la  première  foi?  et 
en  embrassant  la  pénitence  ?  il  avoit  détruit  l'empire 
du    démon  dans  son   cœur ,  pour    y   faire  régner 
Dieu  ;  et  que  fait-il  en  retombant  dans  son  désor- 
dre ?  il  bannit    Dieu  de  son  cœur  ,   pour  rétablir 
l'empire  du  démon.  L'homme,  dans  cette  alternative 
de  pénitence   et  de   rechute  ,  semble  vouloir  faire 
comparaison   de  l'un   et  de  lautre ,  et  après  avoir 
essayé  de  l'un  et  de  l'autre,  il  conclut  contre  Dieu, 
en  s'attachant  à  son  ennemi  et  le  choisissant  par  pré- 
férence à  Dieu.  De  sorte ,  tout  ceci   est  encore  de 
TertuUien  ,  de  sorte  que  ,  comme  par  la  pénitence 
son  intention  avoit  été  de  satisfaire  à  Dieu  ,  main- 
tenant,  par   une  pénitence  toute  contraire,  et  qui 
est  en  quelque  manière  la  pénitence  de  sa  pénitence 
même  ,   aux  dépens  de  Dieu,  il  apaise  le  démon  et 
lui  satisfait.  Or,  si  quelque  chose  peut  nous  rendre 
irréconciliables  ,  n'est-ce  pas  un  tel  outrage  ?  Toute 
rechute  peut  nous  engager  dans  ce  malheur  ,  mais 
particulièrement  celle  qui  va  jusqu'à  quitter  absolu- 

14. 


212  SUR   LA   RECHUTE 

ment  Dieu ,  jusqu'à  nous  dégager  de  son  service  , 
jusqu'à  secouer  le  joug  de  sa  loi  :  je  veux  dire 
celle  par  oii  nous  ne  retombons  pas  seulement 
dans  le  péclié  ,  mais  dans  l'allachement  au  péché  : 
car  une  semblable  rechute  est  une  espèce  d'apos- 
tasie dont  le  savant  Eslius ,  après  plusieurs  Pères , 
a  prétendu  expliquer  le  passage  de  saint  Paul  :  Im- 
possihile  est  renovari  ad  pœnitentiam  ;  ne  vou- 
lant pas  que  cette  impossibilité  ,  même  morale  , 
de  revenir  à  la  pénitence ,  fût  l'effet  des  simples  re- 
chutes qui  arrivent  par  surprise  ,  par  foiblesse  ,  par 
fragilité  ;  mais  soutenant ,  et  avec  raison  ,  que  ,  dans 
le  sentiment  de  l'Apôtre  ,  c'éloit  la  suite  de  ces 
rechutes  éclatantes  ,  de  ces  rechutes  méditées  et 
délibérées  ,  de  ces  rechutes  qui  portent  conséquence 
pour  rétal  de  la  vie,  et  qui ,  après  des  conversions 
édifiantes  et  publiques ,  déshonorent  le  culte  de  Dieu 
et  scandalisent  la  piété.  Vous  le  savez ,  chrétiens , 
et  fasse  le  ciel  que  votre  expérience  ne  vous  ail  jamais 
fait  sentir  combien  ces  circonstances  criminelles 
rendent  difficile  et  comme  impossible  le  retour  à 
Dieu. 

Finissons  ,  el  de  tout  ce  discours  tirons  une 
double  conclusion.  L'une  regarde  ceux  qui ,  depuis 
leur  pénitence  ,  se  sont  maintenus  heureusement 
el  constamment  dans  Tétat  de  la  grâce  ;  et  l'autre 
s'adresse  à  ces  pécheurs  qui  ,  par  de  funestes  re- 
chutes ,  se  sont  engagés  dans  les  voies  de  l'iniquité 
d'où  la  pénitence  les  avoit  retirés.  Donnons  ani 
premiers  l'important  avis  que  le  Docteur  des  gentils 
domioil  aux  chrétiens  de  Corlnlhe  :  Qui  se  exis-- 


DANS    LE    rÉCHÉ.  2l3 

iimat  stare  .,  videat  ne  cadat  (i).  Prenez  garde, 
mes  frères ,  et  que  le  malheur  de  tant  d'ames  que 
la  rechute  a  perdues  et  qu'elle  perd  tous  les  jours  , 
vous  serve  de  leçon  et  de  motif  pour  exciter  votre 
vigilance.  Mais  en  quoi  cette  vigilance  doit  -  elle 
consister  ?  à  vous  bien  connoître  ,  et  à  bien  con- 
noître'  les  dangers  qui  vous  environnent  ;  à  vous 
bien  connoître  vous  -  mêmes  ,  vos  foiblesses  ,  vos 
inclinations  ,  vos  passions  ,  afin  de  ne  point  comp- 
ter sur  vos  forces  et  de  vous  en  défier  :  car  c'est  une 
salutaire  défiance  de  vous-mêmes  qui  doit  faire  votre 
assurance  ;  à  bien  connoître  les  dangers  qui  vous 
environnent ,  afin  de  les  éviter  ,  de  fuir  l'occasion  , 
de  vous  éloigner  de  telle  compagnie  :  car  ce  qui 
peut  mieux  vous  garantir,  avec  la  grâce  divine, 
c'est  la  fuite.  Relevons  l'espérance  des  seconds  ,  et, 
après  les  avoir  justement  intimidés  ,  ne  les  r^eii- 
voyons  pas  dans  le  découragement.  C'est  pour  cela 
que  je  les  exhorte  à  faire  de  plus  grands  efiorts  que 
jamais;  leur  conversion  est  difficile,  mais  elle  n  est 
pas  encore  absolument  impossible  ;  ou,  si  elle  est 
impossible  à  l'homme  ,  elle  ne  l'est  pas  à  Dieu  ni 
à  sa  grâce.  Parce  qu'elle  n'est  pas  impossible  et 
qu'elle  est  d'ailleurs  nécessaire  ,  il  faut  l'entre- 
prendre; et  parce  qu'elle  est  difficile,  il  faut  l'en- 
treprendre avec  une  résolution  forte  et  généreuse. 
Ce  que  je  leur  conseille  surtout  aux  uns  et  aux 
autres  ,  c'est  de  chercher  un  guide  fidèle,  un  direc- 
teur éclairé  et  désintéressé  ;  de  lui  exposer  leur  état 
et  de  prendre  ses  conseils  ;   de  ne  point  craindre 

(i)  1.  Cor.  10. 


21^  SUR  LA  RECHUTÉ  DANS  LE  PÉCHÉ, 
qu'il  les  connoisse  ,  mais  de  craindre  plutôt  qu'il 
ne  les  connoisse  pas  assez  :  ainsi  ils  se  maintien- 
dront dans  les  voies  de  la  pénitence  s'ils  y  sont 
rentre's  ,  ou  ils  y  rentreront  s'ils  ne  s'y  sont  pas 
maintenus  ;  la  pénitence  les  conduira  dans  le  chemin 
du  salut  et  les  fera  enfin  arriver  au  port  de  la  béa- 
titude éternelle  ,  que  je  vous  souhaite  ,  elc. 


SERMON 

POUR  LE 

XIX.'  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  L'ETERNITE  MALHEUREUSE. 

Tune  dixit  rex  mlnistris  :  Ligatis  manibus  et  pcdibus  ejus, 
mittite  euni  iu  tenebras  exteriores.  Ibi  erit  fletus  et  stildor 
clentium. 

Alors  le  roi  dit  à  ses  officiers  :  Jetez-le  dans  les  ténèbres  , 
pieds  et  mains  liées.  C'est  là  qu'il  y  aura  des  pleurs  et  da 
grincemens  de  dents.  En  suint  Matth.  ,  chap.  22. 

Vu 'est  l'arrêt  que  prononce  un  roi  de  la  terre  contre 
un  indigne  sujet  dont  il  se  lient  offensé,  et  c'est 
ainsi  qu'il  punit  la  témérité  de  cet  homme ,  qui , 
sans  égard  à  la  majesté  du  prince  et  au  respect  qui 
lui  est  dû  ,  s'est  présenté  à  son  festin  ,  et  n'y  a  pas 
apporté  la  tobe  de  noces.  Mais  ,  chrétiens  ,  ce  roi 
de  la  terre ,  tout  rigoureux  qu'il  paroît ,  n'est  qu'une 
image  bien  imparfaite  de  ce  Roi  du  ciel  qui  doit  un 
jour  nous  appeler  à  son  tribunal  pour  y  être  jugés, 
et  pour  y  entendre  le  formidable  arrêt  de  notre 
réprobation  ,  si  nous  avons  eu  le  raaliieur  d'encourir 
sa  disgrâce  et  de  tomber  dans  les  mains  de  sa  jus- 
tice. Les  plus  puissans  rois  de  la  terre  ,  dans  la  plus 
grande  sévérité  de  leurs  châlimens  ,  n'ont,  après 
tout  ,   de  pouvoir  ,  et  n'exercent  leur  rigueur  que 


:il6  SUR    l'eTEUNITÉ 

sur  les  corps  ,  sur  ces  corps  déjà  périssables  par  eux- 
mêmes  et  mortels  :  Ligatis  manihus  et  pedibus  ; 
mais  d'étendre  ses  vengeances  jusques  à  l'ame  ,  de 
faire  sentir  à  lame  tout  le  poids  de  sa  colère  ,  de  la 
réprouver  et  de  la  perdre  ,  et ,  par  le  même  ana- 
tliême  ,  de  l'envelopper  avec  le  corps  dans  la  même 
damnation  :  c'est  l'essentielle  et  terrible  difierence 
qui  distingue  ce  juge  redoutable  ,  dont  le  bras  ven- 
geur s'appesantit  si  rudement  sur  ses  ennemis  ,  et 
les  poursuit  dans  les  ombres  de  la  mort  et  les  pro- 
fonds abîmes  de  l'enfer.  Le  dirai  -  je  néanmoins  , 
mes  chers  auditeurs?  ce  n'est  point  précisément  par 
là  ,  ce  n'est  point  par  la  peine  actuelle  et  présente 
qu'il  fait  ressentir  au  pécheur  réprouvé  ,  que  ce 
souverain  Maître  me  semble  plus  à  craindre  :  c'est 
par  la  durée  infinie  de  cette  peine  ,  c'est  par  son 
éternité.  Si  ce  n'étoit  pas  une  peine  éternelle  ,  il  y 
auroit  une  fin  à  espérer  ;  et  celte  espérance ,  dans 
l'extrémité  même  de  la  douleur ,  seroit  un  soula- 
gement et  un  soutien.  Mais  une  peine  sans  fin,  sans 
espoir,  sans  remède  ,  voilà  ce  que  je  viens  vous 
proposer  comme  le  comble  de  la  misère  et  l'état  le 
plus  accablant  ;  voilà  la  source  de  ces  larmes  inta- 
rissables ,  et  la  cause  de  ces  grincemens  de  dents 
dont  il  est  parlé  dans  notre  évangile  :  Ibi  erit  Jletus 
et  stridor  dentîum.  Vous  voyez ,  chrétiens  ,  l'im- 
portante matière  que  j'entreprends  aujourd'hui  de 
traiter  :  je  veux  vous  entretenir  de  l'éternité  mal- 
heureuse ;  et  parce  que  c'est  une  de  ces  vérités  capi- 
tales qui  se  soutiennent  par  elles-mêmes  ,  je  veux  , 
sans  an  et  sans  étudr  .  vous  en  donner  les  idées 


MALHEUIÎEUSE.  217 

les  plus  communes.  Il  ne  me  faut  que  le  secours  de 
voire  grâce  ,  ô  mon  Dieu  !  et  je  vous  le  demande 
par  l'iniercession  de  Marie  ,  en  lui  disant  :  Ji^e, 

C'est ,  dans  tous  les  siècles  ,  depuis  re'tablissement 
de  l'Eglise  ,  qu'on  a  raisonné  sur  rélernité  malheu- 
reuse ;  et  qu'outre  les  impies  et  les  libertins  déclarés , 
qui  ont  refusé  de  souscrire  à  cet  article  fondamental , 
il  s'est  trouvé  ,  comme  il  s'en  trouve  tous  les  jours 
au  milieu  même  du  christianisme ,  des  chrétiens 
foibles  et  chancelans  ,  qui  se  sont  laissé  troubler  de 
certains  doutes  au  sujet  de  cette  éternité  ,  et  que 
leur  trouble  ,  par  une  conséquence  naturelle  ,  a 
refroidis  dans  tous  les  exercices  de  la  religion  :  car, 
dès  que  ce  point  de  foi  commence  à  s'ébranler  dans 
une  ame  ,  c'est  une  suite  immanquable  ,  que ,  per- 
dant la  crainte  des  jugemens  de  Dieu  ,  elle  se  relâche 
à  proportion  dans  la  pratique  de  ses  devoirs  ,  et 
qu'elle  vienne  enfin  à  les  abandonner.  Il  est  donc , 
mes  chers  auditeurs  ,  d'une  nécessité  absolue  de 
vous  afTermir  contre  des  incertitudes  et  des  doutes 
qui  peuvent ,  quoique  souvent  involontaires  ,  avoir 
des  effets  si  pernicieux  ;  et  il  me  suffua  ,  pour  les 
détruire  ^  de  leur  opposer  les  principes  mêmes  de 
la  foi  que  nous  professons.  Mais  afin  de  donner  à 
mon  sujet  plus  d'étendue ,  je  prétends  aussi  ,  dans 
ce  discours  ,  attaquer  un  autre  désordre  ,  non  moins 
ordinaire  ni  moins  condamnable  :  c'est  de  croire  une 
éternité  malheureuse ,  ou  de  se  flatter  au  moins  de 
la  croire  d'une  foi  ferme,  d'une  fui  parfaite  quant 
à  la  soumission  de  l'espiil,  et  cependant   de  non 


2l8  SUR  l'éterniti? 

tirer  nulle  résolution  ;  je  dis  nulle  résolution  efficace 
pour  le  règlement  de  sa  vie,  et  pour  s'a))p;iqneF 
avec  plus  de  fidélité  et  plus  de  zèle  aux  œuvres 
cliréiiennes  :  car,  n'est-ce  pas  là  une  des  contra- 
dictions les  plus  insoutenables?  Ainsi,  mes  frères, 
pour  vous  proposer  en  deux  mots  tout  mon  dessein  , 
je  vais  vous  faire  voir  comment  la  foi  doit  nous 
contirmer  dans  la  créance  de  l'éiernilé  malheu- 
reuse :  ce  sera  la  première  partie  ;  et  comment  la 
créance  de  l'éternité  malheureuse ,  par  le  plus  juste 
retour,  doit  nous  exciter  à  la  pratique  des  œuvres 
de  la  foi  :  ce  sera  la  seconde  partie.  L'une  et  l'autre 
méritent  une  attention  particulière. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Oui ,  chrétiens  ,  l'éternité  des  peines  que  souffrent 
les  réprouvés  dans  l'enfer  ,  est  un  mystère  dont  la 
créance  semble  avoir  de  grandes  difiicultés;  mais 
j'ajoute  que  la  foi  sur  la  vérité  de  cet  article  ,  doit 
corriger  nos  erreurs  et  perfectionner  nos  lumières. 
Or  ,  elle  fait  l'un  et  l'autre  ,  et  je  vous  prie  de  bien 
comprendre  ma  pensée.  Dieu  propose  aux  hommes 
une  révélation  aussi  pleine  de  terreur  que  digne  de 
respect  ;  savoir  ,  que  tout  péché  mortel  de  sa  na- 
ture ,  mérite  d'être  puni  par  un  supplice  éternel. 
Dieu,  dis-je  ,  nous  propose  ce  point  de  créance 
avec  tout  le  poids  de  son  autorité  et  par  la  bouche 
des  prophètes  ;  car  leur  jeu  ,  dit  Isaïe  ,  ne  s  éteindra 
jamais  ;  et  par  la  bouche  des  apôtres  :  Ceux  qui 
résistent  à  V évangile  en  souffriront ,  selon  le  témoi- 
gnage de  saint  Paul ,  éternellement  la  peine  :  et  par 


MALHEUREUSE.  219 

les  oracles  de  la  Sagesse  incarnée  :  Allez ,  maudits , 
au  feu  éternel ,  qui  a  été  préparé  pour  le  diable  et 
pour  ses  anges  ;  el  par  le  consentement  unanime 
de  toute  i'Ej^Iise  ,  laquelle  a  toujours  interprété 
l'Ecriture  en  ce  sens  ;  et  par  les  décisions  des  con- 
ciles qui  nous  l'ont  expressément  déclaré  ;  el  par  la 
tradition  des  deux  lois  ,  l'ancienne  et  la  nouvelle  , 
qui ,  sur  ce  dogme  important ,  ont  toujours  tenu  le 
même  langage  :  enfin  ^  par  toutes  les  maximes  de  la 
foi  qui  nous  annonce  une  peine  éternelle  dans  sa 
durée  ,  comme  due  à  un  seul  péché  ,  et  même  à  un 
péché  d'un  moment  ,  quand  il  va  jusqu  a  nous  sé- 
parer de  Dieu  ,  et  à  rompre  le  sacré  nœud  qui  nous 
doit  unir  à  lui.  Est-il  donc  une  vérité  plus  solide- 
ment établie  ?  Mais  sur  cette  vérité  néanmoins ,  sur 
cette  révélation  si  aulhentiquement  proposée  ,  l'es- 
prit de  l'homme  a  souvent  formé  des  difficultés  , 
c'est-à-dire  ,  des  erreurs  ;  et  lorsqu'il  s'y  est  soumis , 
il  a  voulu  chercher  des  raisons  pour  se  justifier  à 
soi-même  cette  étonnante  proportion  d'une  éternité 
de  peine  avec  un  moment  de  péché.  Or,  à  quoi 
nous  sert  la  foi  ,  ou  à  quoi  nous  doit-elle  servir  ? 
Je  l'ai  dit  ,  et  je  le  répète  ;  à  corriger  ces  erreurs  , 
comme  étant  opposées  à  la  vérité  primitive  et  infail- 
lible ,  et  à  fortifier  ,  à  perfectionner  les  lumières  qui 
nous  donnent  quelque  idée  de  ce  mystère  si  éloigné 
de  nos  vues  humaines  et  de  nos  connoissances.  Voilà 
le  plan  de  cette  première  partie  ,  qui  renferme  sur 
les  jugemens  de  Dieu  les  plus  grandes  instructions. 
Ecoutez-moi. 

Ne  parions  point  de  l'athéisme,  qui,  niant  un 


zno  SUR  l'éternité 

Dieu,  nie  conséquemment  l'auteur  d'une  peine 
éternelle.  Ne  nous  arrêtons  point  non  plus  à  l'im- 
piété d'Epicure  ,  qui,  faisant  mourir  l'ame  avec  le 
corps,  détruit  le  sujet  capable  de  souflTrir  une  peine 
éternelle.  Voici  trois  erreurs  moins  grossières  et 
plus  raisonnables  en  apparence,  qui  ont  attaqué 
l'éternité  des  peines  dans  la  proportion  qu'elle 
a  avec  le  péché  ;  car  les  uns  ont  prétendu  que  cette 
éternité  de  supplice  pour  un  péché,  quelqu'énorme 
qu'il  puisse  être,  répugnoit  à  la  bonté  de  Dieu;  les 
autres  ont  cru  de  plus  qu'elle  blessoit  les  lois  de 
la  justice  de  Dieu;  et  les  derniers  enchérissant  en- 
core, ont  pensé  qu'elle  étoil  même  au-dessus  de  la 
toute-puissance  de  Dieu.  Dieu  est  trop  bon  pour  affli- 
ger éternellement  une  ame  pécheresse;  Dieu  est  trop 
juste  pour  venger  dans  des  siècles  infinis  ce  qui 
s'est  passé  dans  un  instant  ;  Dieu  n'est  pas  assez, 
puissant  pour  faire  que  la  créature  subsiste  une  éter- 
nité entière  dans  les  souffrances  et  dans  la  douleur: 
voilà  leurs  raisonnemens  ;  mais  moi  ,  mes  frères, 
je  soutiens  que  notre  foi,  dans  ses  principes,  a 
de  quoi  nous  affermir  contre  toutes  ces  erreurs: 
et  comment  est-ce  qu'elle  y  procède  ?  apprenez-le. 
Non  ,  répond  -  elle  aux  premiers  ,  une  peine 
éternelle  pour  un  péché ,  n'est  point  incompatible 
avec  la  bonté  divine  ;  et  ce  qui  vous  trompe  ,  c'est 
la  fausse  opinion  que  vous  avez  conçue  de  cette 
bonté  souveraine  d'un  Dieu.  Car  ,  vous  voulez 
qu'elle  consiste  dans  une  molle  indulgence  à  tolérer 
le  mal  et  à  l'autoriser  ;  mais  c'est  cela  même  qui  la 
détriiiroit ,  puisqu'elle  ne  seroit  pins  ce  qu'elle  est  ^ 


MALHEUREUSE.  22t 

dès  qu'elle  cesseroit  de  haïr  le  péché  autant  qu'elle 
ïe  déleste  et  qu'elle  le  hait.  Pourquoi  disons-nous 
que  Dieu  est  souverainement  bon  (  c'est  la  belle 
remarque  de  Terlullien  )  ,  sinon  parce  qu'il  a  sou- 
verainement le  mal  en  horreur  ?  Et  qu'est  -  ce  à 
l'égard  de  Dieu  ,  que  d'avoir  une  souveraine  horreur 
pour  le  mal ,  si  ce  n'est  de  le  poursuivre  sans  relâche 
et  d'en  être  l'implacable  vengeur  ?  Qui  s  enîm  boni 
auctory  ni  si  qui  inimicus  mali  ;  et  guis  inimicus 
mali ,  nisi  qui  expugnator  ;  quis  autem  expugna- 
tor ,  nisi  qui  et  punitor  ?  Ainsi  raisonnoit-il  contre 
Marcion.  Comprenez  donc ,  ô  homme  (  c'est  toujours 
le  même  TertuUien  qui  parle  ) ,  comprenez  ce  que 
c'est  qu'un  Dieu  bon.  C'est  un  Dieu  opposé  essen- 
tiellement au  péché  ,  un  Dieu  toujours  ennemi  du 
péché  ,  et  parune  suite  nécessaire  ,  un  Dieu  per- 
sécuteur éternel  du  péché.  Tellement  qu'il  ne  sercit 
plus  Dieu  s'il  y  avoit  un  instant  oii  il  n'agît  pus 
contre  le  péché  pour  le  condamner  et  pour  le  punir, 
parce  que  ce  ne  seroit  plus  un  Dieu  bon  de  la  ma- 
nière qu'il  l'est  et  qu'il  le  doit  être.  Mais  que  vou- 
droit  le  pécheur?  En  se  faisant  des  idées  de  boulé 
selon  les  intérêts  de  sa  passion  ,  il  voudroil  un  Dieu 
sous  lequel  les  crimes  pussent  être  quelque  jour  eu 
paix  :  Deum  malles  sub  quo  delicta  aliquandd  gau- 
dcrent  ;  et  il  jugeroit  ce  Dieu  bon  ,  qui  rendroit 
riiomme  méchant  par  l'assurance  d'une  rémission 
future  :  Kt  illum  bonum  judicares ,  qui  Jwminern 
malum  faceret  securitate  dclicti.  De  là  ,  poursuit 
encore  Terlullien  ,  vous  ne  voulez  point  reconnoîire 
cette  bonté  ,  dont  l'essence  est  de  ne  pouvoir  jamais 


222  SUR  l'Éternité 

convenir  avec  le  mal ,  et  d'avoir  pour  lui  une  haine 
sans  retour.  Mais  si  vous  ne  la  reconnoisstz  pas , 
tous  les  saints  et  tout  ce  quil  y  a  eu  de  vrais  fidèles 
versés  dans  la  science  de  Dieu  l'ont  reconnue  ;  ils 
l'ont  hautement  confessée  ,  ils  lont  publiée  et  j^lo- 
rifiée  ,  parce  qu'éclairés  d'une  sagesse  supérieure  à 
la  vôtre  ,  et  toute  céleste  ,  ils  ont  vu  que  Dieu 
devoit  être  bon  de  la  sorte  ,  et  que  selon  les  règles 
de  sa  sainteté  ,  il  ne  le  pouvoit  être  autrement. 

Pour  remonter  à  la  source  de  l'erreur  que  je 
combats ,  Origène  fut  le  premier  qui  voulut  faire 
Dieu  plus  miséricordieux  qu'il  n'est  en  lui-même, 
ou  plutôt ,  comme  dit  saint  Augustin  ,  qui  voulut 
paroître  lui-même  plus  miséricordieux  que  Dieu  , 
lorsqu'il  avança  qu'après  un  certain  temps  les  peines 
des  âmes  réprouvées  finiroiont.  Hérésie  dont  il  se  fit 
le  chef,  et  pour  laquelle  1  Eglise  le  frappa  de  ses 
anathêmes.  Aussi ,  chrétiens  ,  observez  ,  je  vous  prie, 
le  prodigieux  égarement  de  l'esprit  de  l'homme  , 
quand  il  n'est  pas  conduit  par  la  foi.  Cet  Origène 
qui ,  par  un  sentiment  présomptueux  de  la  boulé  de 
de  Dieu,  ne  vouloit  pas  que  la  peine  des  damnés 
fût  éternelle,  par  une  autre  erreur  toute  contraire, 
mettant  des  bornes  à  la  miséricorde  de  Dieu ,  s'em- 
porta jusqu'à  soutenir  que  la  gloire  des  bienheureux 
auroit  elle-même  son  terme,  et  que  comme  les  ré- 
prouvés passeroient  de  l'état  des  souffrances  à  celui 
du  repos,  ainsi  les  saints  qui  régnent  avec  Dieu, 
changeroient  de  temps  en  temps  ,  par  une  triste  et 
-monstrueuse  vicissitude  ,  leur  état  de  repos  dans  un 
étal  de  souffrance  ,  pour  se  purifier  toujours  davan- 


MALHEUREUSE.  223 

ta«ye  ,  et  s'acquitter  pleinement  des  anciennes  dettes 
qu'ils  auront  contractées  dans  la  vie.  Voilà  ,  reprend 
S.  Augustin  ,  comment  cet  homme  si  déclaré,  d'une 
p.\n ,  en  faveur  de  la  divine  miséricorde  ,  l'outrageoit 
de  l'autre,  elperdoit  l'avantage  dont  il  seprévaloit, 
d'en  être  le  plus  zélé  partisan  ;  puisque  s'il  donnoit 
aux  âmes  réprouvées  une  fausse  espérance  de  la  béa- 
titude ,  il  ôtoit  aux  âmes  prédestinées  la  solide  assu- 
rance de  l'éterniiéde  leur  bonheur.  Mais  après  tout, 
pouvoit  dire  Origène  ,  pourquoi  donc  tant  exaller  la 
bonté  de  notre  Dieu,  créateur  de  l'univers,  si  de 
longs  siècles  de  satisfaction  et  de  peine  ne  suffisent 
pas  pour  expier  à  ses  yeux  un  seul  crime ,  et  pour 
éteiudre  le  feu  de  sa  colère  ?  Ah  !  s'écrie  S.  Grégoire , 
l'homme  est  toujours  subtil  à  tirer  des  conséquences 
de  la  bonté  de  Dieu  contre  Dien  même  !  Et  moi  je 
réponds  :    Pourquoi   donc  l'Ecriture  nous  fait-elle 
entendre  tant  de  menaces  et  tant  d'arrêts  foudroyans 
qui  condamnent  le  pécheur  à  cette  affreuse  éternité 
de  supplices,  s'il  y  a  lieu  de  penser  qu'il  ne  doive 
pas  toujours  souffrir?  Chose  étrange  ,  ajoute  ce  grand 
pape  !   nous  nous  mettons  en  peine  de  garantir  la 
bonté  de  Dieu  ,  et  nous  ne  craignons  pas  de  le  faire 
auteur  du   mensonge  pour  sauver  sa  miséricorde  , 
comme  s'il  étoii  moins  véritable  dans  ses  paroles  , 
que  favorable  dans  ses  jugemens  :  Deum  satagunt 
pcrhihere  misericordem  ,  et  non  verentur  prœdicare 
Jallacem  (i). 

En  effet ,  la  môme  Ecriture  qui  m'apprend  que 
Dieu  a  des  entrailles  de  miséricorde  pour  les  hommes , 

(i)  Greg. 


:i24.  SUR  l'éternité 

me  déclare  en  même  temps,  et  dans  les  termes  les 
plus  formels,  qu'il  y  a  des  flammes  éierneiles  allu- 
mées pour  le  tourment  des  pécheurs.  Il  ne  m'est  pas 
plus  permis  de  douter  de  l'un  que  de  l'autre  ;  mais 
je  dois  par  l'un  rectifier  les  faux  préjugés  dont  je 
pourrois  me  laisser  prévenir  à  l'égard  de  l'autre.  Car 
au  lieu  de  dire  :  Dieu  est  la  source  de  toute  bonté , 
donc  il  ne  punira  pas  éternellement  le  péché  ;  je 
dois  dire  :  Dieu  punira  éternellement  le  péché ,  quoi- 
qu'il soit  la  source  de  toute  bonté  et  la  bonté  même, 
puisque  la  foi  me  l'enseigne  de  la  sorte ,  et  que  c'est 
nne  vérité  fondamentale  dans  la  religion.  Ainsi  la 
bonté  de  Dieu  n'exclut  point  l'éternité  des  peines, 
ni  l'éternité  des  peines  n'est  point  contraire  à  la 
bonté  de  Dieu.  Mais  comment  et  par  où  se  conci- 
lient dans  le  même  Dieu  cette  bonté  suprême  et 
celte  extrême  sévérité?  c'est  ce  qu'il  ne  m'appartient 
pas  de  pénétrer ,  mais  c'est  ce  que  je  suis  obligé  de 
croire.  Il  me  suffit  de  savoir  l'un  et  l'autre  ,  et  de  le 
savoir  comme  je  le  sais ,  avec  une  entière  certitude, 
dès  que  l'un  et  l'autre  m'est  révélé  par  l'esprit  de 
Dieu  :  je  me  tiens  là  ,  et  je  ne  vais  pas  plus  avant. 
Ce  n'est  pas  que  sans  diminuer  d'un  seul  moment 
la  durée  des  peines  de  l'enfer,  je  ne  pusse  absolu- 
ment concevoir  tout  ce  que  je  sais  et  tout  ce  que  je 
crois  de  la  bonté  de  Dieu  ;  ce  n'est  pas  qu'il  me  fût  si 
difficile  de  comprendre  qu'une  bonté  assez  ennemie 
du  péclié  ,  pour  avoir  fait  descendre  un  Dieu  sur 
la  terre  afin  de  le  détruire  ;  pour  l'avoir  porté  à  se 
revêtir  de  notre  chair  ,  à  prendre  sur  soi  toutes  nos 
misères  ,  à  mourir  sur  une  croix  ,  l'est  encore  assez 

pou;- 


MALHEUREUSE.  225 

pour  le  déterminer,  ce  même  Dieu  si  saint  et  si  bon, 
à  ne  faire  jamais  grâce  au  péché.  Mais  la  voie  est 
plus  courte  et  plus  sûre  tout  ensemble  ,  de  respecter 
ce  mystère  sans  l'examiner ,  et  de  me  contenter  du 
témoignage  de  ma  foi  que  je  ne  puis  démentir.  Elle 
est  infaillible  dans  ses  connoissances,  et  ses  connois- 
sances  sont  au-dessus  de  toutes  mes  vues.  Quand 
donc  ,  en  me  faisant  reconnoîlre  dans  Dieu  une  su- 
prême bonté  ,  elle  m'annonce  toutefois  une  éternité 
malheureuse,  ou  quand,  en  m'annonçant  cette  mal- 
heureuse éternité  ,  elle  ne  m'en  fait  pas  moins  re- 
connoître  dans  Dieu  une  bonté  suprême,  en  voilà 
plus  qu'il  ne  faut  pour  résoudre  tous  mes  doutes;  et 
c  est  ainsi,  chrétiens  ,  que  la  foi  corrige  la  première 
erreur  touchant  la  peine  éternelle  du  pécheur  impé- 
nitent et  réprouvé.  Passons  à  la  seconde. 

C'est  qu'une  peine  éternelle  ne  peut  s'accorder 
avec  la  justice  de  Dieu  :  pourquoi  ?  parce  que  le 
propre  de  la  justice  est  de  conformer  le  châtiment 
à  lolfense  ;  en  sorte  que  ni  l'olFense,  par  sa  gravité  , 
ne  soit  point  au-dessus  de  la  peine,  ni  la  peine  par 
sa  rigueur,  au-dessus  de  l'otiense.  Or,  où  est  cette 
égalité  et  cette  proportion  entre  une  éternité  de 
peine  et  un  péché  de  quelques  jours,  de  quehpies 
heures  ,  et  même  d'un  seul  moment?  Si  j'avois,  mes 
chers  auditeurs,  à  justifier  cet  article  de  notre  foi 
autrement  que  par  la  foi  môme ,  je  pourrois  vous  ré- 
pondre que  s'il  n'y  a  pas  entre  celte  éternité  et  ce 
péché  une  proportion  de  durée,  il  peut  y  avoir,  et 
qu'il  y  a  en  eil'et  une  proportion  de  malice  d  une 
part  ,  et  d'.iuire  part ,  de  satisfaction  et  de  punition: 
TOME  Yil.  i5 


22G  SUR  l'Éternité 

de  malice  dans  le  péché  ^  et  de   satisfaction  dans  le 
châtiment.  Je  m'explique  :  car  ce  qui  nous  trompe  , 
c'est  de  vouloir  mesurer  la  durée  de  la  saiisfaciiou 
que  la  justice  de   Dieu  ordonne ,  par  la  durée  de 
l'action  criminelle  dont  le  pécheur  s'est  rendu  cou- 
pable. Faux  priucipe,  dit  saint  Augustin  :  et  pour 
en  voir  sensiblement  l'illusion  ,  il  n'y  a  qu'à  consi- 
dérer ce  qui  se  passe  tous  les  jours  dans  la  justice 
même  des  hommes.  Qu'est-ce  que  l'iguominie  d'un 
supplice  infâme  ,  et  que  la   tache  qu'il  imprime  , 
laquelle  ne  s'effacera  jamais?  qu'est-ce  qu'un  état  de 
servitude  et  qu'un  esclavage  perpétuel  ?  qu'est-ce 
que  l'ennui  d'un  bannissement ,  d'un  exil,  d'une  cap 
tivité  aussi  longue  que  la  vie  ?  Tout  cela  n'est-ce  pas , 
autant  qu'il  le  peut  être,  une  espèce  d'éternité?  Or 
nous  voyons  néanmoins  que  la  justice  humaine  em- 
ploie tout  cela  contre  un  attentat  presque  aussitôt 
commis  et  achevé  ,  qu'entrepris  et  commencé.  Et 
quand  pour  venger  cet  attentat  si  peu  médité  quel- 
quefois ,  et  si  promptement  exécuté ,  elle  fait  servir 
tout  cela,  nous  ne  trouvons  rien  dans  la  peine  qui 
excède  le  crime.  Elle  va  plus  loin;  et  qu'est-ce  que 
la  mort,  demande  encore  saint  Augustin?  cette  mort, 
de  toutes  les  choses  terribles  ,  selon  la  nature ,  la  plus 
terrible  ;  cette  mort  qui,  de  tous  les  biens  temporels , 
enlève  à  l'homme ,  en  le  détruisant ,  le  plus  précieux 
qui  est  la  vie;  cette  mort  dont  le  coup  est  irrémé- 
diable, et  dont  les  suites  par  là  même,  sont  comme 
éternelles.  Toutefois ,  que  ce  soit  le  châtiment  de 
certîiins  crimes,  quelque  subits  d'ailleurs  et  quelque 
passagers  qu  ils  aient  été,  c'est  ce  que  nous  approu- 


MALHEUREUSE.  227 

vons;  c'est  en  quoi  nous  admirons  et  la  sagesse,  et 
l'équiié  des  lois  du  monde.  Il  est  vrai  5  continue  le 
même  Père  ,  et  cette  observation  convient  parfaite- 
ment à  mon  sujet,  il  est  vrai  que  le  sentiment  de 
celte  mort  passe,  mais  l'effet  ne  passe  point,  et  c'est 
surtout  ce  que  se  propose  la  loi. 

Car  prenez  garde  ,  s'il  vous  plaît ,  que  la  première 
et  la  plus  directe  intention  de  la  loi  n'est  pas  de 
tourmenter  pour  quelque  temps  le  criminel  sur  qui 
elle  lance  son  arrêt;  mais  que  par  cet  arrêt  irrévo- 
cable elle  pe'nèlre  jusque  dans  l'avenir ,  et  que  sa 
vue  principale  est  de  le  retrancher  pour  jamais  à\i 
commerce  et  de  la  sociëié  des  vivans ,  dont  elle  l'a 
jugé  indigne  :  Qui  i^erà  morte  mulctatur ,  nvmquid 
moram  quâ  occiditur ,  quœ  hrevis  est ,  ejus  suppli- 
cium  leges  œstimant  ;  an  non  potiîis  qubd  in  sem~ 
piternum  eiim  auferant  de  societaie  viçentium  ?  Ce 
sont  les  paroles  du  saint  docteur  ;  d'où  il  s'ensuit 
que  pour  mesurer  la  proportion  de  la  peine  et  de 
l'offense  ,  ce  n'est  donc  pas  une  règle  toujours  à 
prendre  que  la  durée  de  l'un  ou  de  l'autre ,  et  que 
dans  un  supplice  qui  ne  finit  jamais ,  pour  un  péché 
qui  finit  si  vite  et  dont  le  plaisir  est  si  court ,  la 
justice  divine  peut  être  à  couvert  de  tout  reproche. 

Voilà  ,  encore  une  fois  ,  chrétiens  ,  la  réponse  que 
j'aurois  à  vous  faire ,  et  qui  seroit  pour  vous ,  sinon 
une  preuve  convaincante,  du  moins  une  des  plus 
fortes  et  des  plus  sensibles  conjectures.  Mais  ce  n'est 
point  là  ce  que  je  me  suis  prescrit;  et  sans  quitter 
mon  dessein  ,  j'en  reviens  à  la  foi. 

Que  me  dit-elle?  deux  choses  :  que  Dieu  est  juste, 

i5. 


228  SUR  l'Éternité 

et  que  ses  vengeances  sont  éternelles.  Elle  ne  me 
peut  tromper  sur  aucune  de  ces  deux  vérités,  puisque 
ce  sont  autant  d'oracles  émanés  de  la  première  vérité. 
Par  conséquent ,  ce  sont  pour  moi  deux  vérités  in- 
contestables ;  par  conséquent ,  ces  deux  vérités  ne  se 
combattent  point  l'une  et  l'autre,  et  concourent  par- 
faitement ensemble  ;  par  conséquent ,  la  peine  des 
damnés  subsistant  dans  toute  sou  éternité,  la  justice 
de  Dieu  subsiste  dans  toute  son  intégrité  :  que  dis-je? 
c'est  dans  celle  éternité  même  qu'éclate  la  justice 
divine,  puisque  la  peine  des  damnés  n'est  éternelle 
que  parce  que  Dieu  est  juste,  et  qu'autant  qu'il  est 
juste  ;  par  conséquent ,  lorsqu'on  me  représente  cette 
peine  éternelle  ,  je  ne  dois  pas  conclure  que  Dieu 
est  injusle  :  car  rien  d'injuste,  dit  saint  Augustin, 
quand  c'est  le  Juste  par  excellence  qui  l'a  résolu  : 
^iliil  injustum   esse  pot  est ,    quod  pi  a  cet  Justo, 
Mais  la  conclusion  que  je  dois  tirer  ,  est  celle  de 
saint  Ambroise  :  qu'il  faut  donc  que  le  péché  soit  le 
plus   grand  de  tous  les  maux  ,  puisqu'un  Dieu  si 
juste  le  punit  par  la  plus  grande  de  toutes  les  peines; 
qu'il  faut  donc  que  le  péché  renferme  un  fonds  de 
malice  inépuisable  ,  puisqu'au  jugement  mémo  de  la 
souveraine  justice,  il  demande  pour  réparation  une 
éternité  toute  entière;  qu  il  faut  donc  que  le  monde 
soit  bien  aveugle ,  lorsqu'il  regarde  avec  tant  d'in- 
différence le  péché ,  et  qu'il  en  témoigne  si  peu  de 
crainte  ,  puisqu'un  seul  péché  le  conduit  dans  le  plus 
profond  abîme  de  la  misère  pour  n'en  sortu'  jamais. 
Tout  cela  fondé  sur  les  principes  indubitables  et 
inébranlables  de  la  religion. 


MALHEUREUSE.  229 

Que  lui  reste-l-il  à  celle  foi  si  droite  et  si  éclairée? 
de  corriger  la  troisième  erreur,  qui  refuse  à  Dieu  le 
pouvoir  d'exercer  sur  le  raême  sujet  une  vengeance 
éternelle ,  et  de  lui  faire  toujours  égalemi  iit  sentir 
les  cruelles  atteintes  et  les  vives  impressions  du  feu 
qui  le  brûle.  Erreur  entre  toutes  les  autres  la  plus 
frivole  et  la  plus  vaine,  pour  quiconque  a  quelque 
notion  d'un  Dieu  tout-puissant.  Gomme  si  Dieu  ne 
pouvoit  pas  donner  au  feu  qu'il  a  choisi  pour  être 
l'instrument  de  sa  colère ,  des  qualités  propres  ,  et 
au-dessus  de  l'ordre  naturel.  Comme  si  Dieu  ,  qui  de 
rien  a  tout  créé,  et  qui  d'un  seul  acte  de  sa  volonté 
soutient  tout ,  ainsi  que  la  foi  nous  le  fait  connoîlre, 
manquoit  de  force  et  de  vertu  pour  soutetenir  toute 
1  activité  de  ce  feu,  sans  aliment  et  sans  matière. 
Comme  s'il  étoit  difficile  à  Dieu  ,  après  avoir  formé 
et  le  corps  et  l'ame,  de  rendre  l'un  incorruplible 
aussi  bien  que  l'autre ,  sans  le  rendre  ,  non  plus  que 
l'autre,  impassible;  et  de  les  conserver  dans  les 
flammes ,  pour  en  éprouver  les  plus  violentes  ardeurs, 
sans  en  recevoir  la  plus  légère  altération.  Comme  si 
c'étoientlà  de  plus  grands  miracles  pour  Dieu  ,qi!e 
tant  de  prodiges  éclatans  que  la  foi  nous  met  devant 
les  yeux  ,  et  où  elle  nous  donne  à  entendre  qu'il  n'a 
même  fallu  que  le  doigt  du  Seigneur  :  Digitus  Dei 
est  Me  (1).  Qu'est-ce  donc  quand  il  déploie  tout  son 
bras,  et  qu'il  l'appesantit  sur  de  rebelles  créatures 
frappées  de  sa  haine?  Qui  le  peut  savoir,  et  quelle 
horreur  de  l'apprendre  par  soi-même  ?  Brachium 
Domini  cul  rcvelaluni  est?  (2)  Ah  !  mes  thers  au- 

(i)  Exod.  8.  —  (2)  Isaï.  53. 


23o  sua  l'éternité 

diteurs ,  ne  cherchons  point ,  par  d'inutiles  question? 
et  des  recherches  dangereuses  ,  à  diminuer  les  salu- 
taires frayeurs  qu'excite  en  nous  l'esprit  chrétien. 
Croyons  ,  et  dans  un  saint  tremblement,  rendons  à 
la  bonté  de  notre  Dieu  ,  à  la  justice  de  notre  Dieu , 
à  la  puissance  de  notre  Dieu  ,  tous  les  hommages 
qui  leur  sont  dus.  N'écoutons  point  noire  cœur , 
qui  se  trompe  et  qui  voudroit  nous  tromper.  Parce 
que  la  vue  d'un  tourment  éternel  le  trouble  ,  et  que 
ce  trouble  intérieur  l'importune  et  le  gêne  dans  ses 
passions  déréglées  ,il  lâche  par  toute  sorte  de  moyens 
à  rompre  ce  frein  ,  et  devient  ingénieux  à  inventer 
mille  subtilités  contre  les  vérités  les  plus  essentielles. 
Ne  discourons  point  tant ,  mais  agissons.  Ce  ne  sera 
ni  noire  philosophie  ,  ni  tous  nos  discours  qui  nous 
garantiront  de  ce  jugement  de  Dieu  si  formidable  : 
mais  ce  qui  nous  en  préservera ,  c'est  la  docilité  de 
notre  foi  avec  la  sainteté  de  nos  œuvres  ;  et  voilà 
sans  contredit,  de  tous  les  partis,  le  plus  sage, 
puisque  c'est  évidemment  le  plus  sûr. 

Je  ne  prétends  pas  néanmoins  que  la  raison  ne 
puisse  être  ici  consultée  ,  selon  qu'elle  est  soumise 
à  la  foi  et  qu'elle  compatit  avec  la  foi.  Je  ne  crain- 
drai point  même  de  la  faire  ici  parler  ,  et  de  recueillir 
lout  ce  qu'elle  a  découvert  ,  pour  justifier  la  con- 
duite de  Dieu  et  cet  arrêt  irrévocable  ,  qui  réprou- 
vant le  pécheur,  le  condamne  à  une  peine  éternelle. 
Car  c'est  là  ,  chrétiens  ,  le  terrible  mystère ,  qui 
de  tout  temps  a  exercé  les  premiers  hommes  de 
l'Eglise  et  les  plus  versés  dans  les  choses  divines. 
Et  quoique  les  jugemens  du  Seigneur  n'aient  pas 


MALHEUREUSE.  23l 

besoin  de  la  justification  des  hommes ,  puisqu'ils  se 
justifient  assez  par  eux-mêmes  ,  comme  dit  le  Pro- 
phète ;  Judîcia  Domini  vera  ,  justijicata  in  semei- 
ipsa  (i)  ;  toutefois  ces  saints  docteurs  ont  pensé  que 
sur  l'élernilé  malheureuse  des  réprouvés ,  il  étoit  bon 
de  voir  toutes  les  convenances  qui  s'y  rencontrent, 
et  pour  cela  même  ,  d'user  de  toutes  les  lumières  et 
de  toutes  les  raisons  que  l'esprit  humain ,  tout  borné 
qu'il  est,  nous  fournit.  Peut-être  les  avez-vous  déjà 
plus  d'une  fois  entendues  ,  ces  raisons  que  j'ai  à 
produire  :  mais  peut-être  aussi  vais-je  vous  les  pro- 
poser tout  autrement  qu'on  ne  vous  les  a  fait  con- 
cevoir. Car  mon  dessein  ,  en  les  produisant ,  n'est 
pas  tant  de  vous  en  faire  sentir  toute  la  force  ,  que 
de  vou%  faire  ensuite  comprendre  comment  la  foi 
les  perfectionne.  C'est  à  quoi  je  me  suis  engagé  ,  et 
ce  qui  demande  une  nouvelle  attention. 

Or  ,  la  première  raison  est  de  saint  Jérôme  et  de 
saint  Augustin.  Oui ,  mes  frères  ,  dit  saint  Jérôme  , 
Ihomme  pécheur  doit  éternellement  satisfaire  à 
Dieu ,  parce  que  sa  volonté  éloit  de  résister  éter- 
nellement à  Dieu.  Cette  pensée  est  solide  et  vraie  ; 
mais  pour  y  bien  entrer  ,  écoutons  saint  Augustin  , 
lequel  a  pris  soin  de  l'éclaircir  et  de  la  mettre  dans 
tout  son  jour.  Car  ,  selon  la  belle  remarque  de  ce 
saint  docteur  ,  dans  une  volonté  perverse  et  crimi- 
nelle ,  ce  n'est  point  précisément  l'effet  qn  il  faut 
regarder,  mais  encore  plus  la  volonté,  l  afleclion 
du  cœur  ;  et  quoique  l'elïet  manque  ,  parce  qu'il 
ne  dépend  pas  de  l'homme  ,    il  est  juste   que  la 

(i)  Ps.  18. 


232  SUR  l'Éternité 

volonté  soit  punie,  el  qu'elle  le  soit  d'une  peine  pro- 
portionnée à  sa  mauvaise  disposition  :  Mérita  malus 
punitiir  aff^'ctus  ,  etiam  ciim  non  succedit  ejfectus. 
Or  ,  j'en  appelle  an  témoignage  de  la  Conscience  ; 
et  n'est-il  pas  certain  que  ces  amateurs  d'eux-mêmes 
et  du  monde,  que  ces  esclaves  du  plaisir  et  de  leurs 
sensuelles  cupidités  ,  que  tant  de  pécheurs  vendus 
au  péché  ,   se  trouvent  devant  Dieu  ,  scrutateur  des 
âmes  et  de  leurs  plus  secrètes  intentions ,  tellement 
disposés  ,   qu'ils  voudroient  ne  quitter  jamais  cette 
vie  présente  dont  ils  goûtent  les  faux  biens  ,  qu  ils 
voudroient  éternellement  y  jouir  des  mêmes  objets 
de   leurs  passions  ,   et  que  volontiers  ils  renonce- 
roient  à  toute  autre  félicité  ?  Si  donc  l'acte  du  péché 
ne  dure  pas  ,  l'amour  du  péché  et  l'attachement  au 
péché  est  en  quelque  manière  éternel  :  de  sorte  que 
dans  la  disposition  du  pécheur  est  renfermée  une 
volonté  secrète  ,  ou  ,  pour  parler  avec  l'école  ,  une 
volonté  interprétative  d'être  à  jamais  pécheur  ,  puis- 
qu'il voudroit   toujours  posséder  ce  qui  entretient 
son  péché.  Aussi ,  c'est  la  réflexion  de  saint  Grégoire 
pape  ,  à  bien  considérer  les  impies  ,  el  tout  ce  que 
nous  comprenons  sous  le  nom  de  pécheurs  ,  ils  ne 
cessent  de  pécher  que  parce  qu'ils  cessent  de  vivre  ; 
et  ils  souhaiteroient  de  ne  cesser  jamais  de  vivre  , 
pour  ne  cesser  jamais  de  pécher  ;  et  s'ils  désirent  de 
vivre  ,  ce  n'est  point  proprement  pour  la  vie  ,  mais 
pour  le  péché  :  car  sans  le  péché  ,  cette  vie  ,    qui 
leur  est  si  chère  et  si  précieuse  ,   leur  deviendroit 
insipide  et  ennuyeuse.  11  y  a  donc  toute  la  propor- 
tion nécessaire  entre  l'éternilé  de  leur  peine  et  la 


MALHEUREUSE.  233 

malignité  de  leur  cœur ,  et  l'on  ne  doit  point  tant 
s'étonner  que  le  châtiment  n'ait  point  de  fin  ,  après 
que  la  volonté  de  pécher  n'a  point  eu  de  terme. 

Ce  n'est  pas  assez:  mais  à  celte  raison  ,  S.  Thomas 
en  ajoute  une  seconde.  C'est ,  dit  ce  docteur  angé- 
lique  ,  qu'en  quelque  disposition  de  volonté  que 
puisse  être  l'homme  quand  il  pèche ,  il  m'est  évident 
que  le  péché  qu'il  commet  est  irréparable  de  sa 
nature  ;  qu'étant  irréparable  ,  il  est  en  ce  sens  éter- 
nel ,  et  que  par  là  même  il  mérite  un  supplice  éternel. 
Appliquez- vous  à  ceci ,  chrétiens.  Tout  péché  mortel 
une  fois  commis  ,  ne  peut  être  aboli  qu'en  l'une  de 
ces  deux  manières  :  ou  de  la  part  du  pécheur  ,  par 
une  satisfaction  digne  d'être  acceptée  ;  ou  de  la 
part  de  Dieu  ,  par  une  cession  gratuite  et  absolue 
de  ses  intérêts.  Que  le  pécheur  ,  je  dis  le  pécheur 
réprouvé  ,  satisfasse  dignement  à  Dieu ,  c'est  de  quoi 
il  est  incapable  ,  dès  qu'il  est  privé  de  la  grâce.  Que 
Dieu  cède  ses  droits  ,  c'est  à  quoi  rien  ne  l'oblige  , 
et  ce  qu'on  ne  peut  exiger  de  lui.  Donc  ,  à  s'en 
tenir  aux  termes  de  la  justice  ,  ce  péché  dans  toute 
l'éternité  ne  se  réparera  jamais  ,  et  paroîtra  toujours 
aux  yeux  de  Dieu  comme  péché.  Or  ,  tandis  que  le 
péché  demeure  sans  être  effacé  par  nulle  réparation  , 
il  doit  avoir  sa  peine  ,  conclut  l'Ange  de  1  école , 
et  la  durée  de  la  peine  doit  répondre  à  la  durée  du 
péché. 

Il  y  a  plus ,  et  c'est  la  troisième  raison  que  les 
théologiens  ,  après  saint  Augustin,  tirent  encore  de 
la  nature  du  péché.  Car,  qu'est-  ce  que  le  péché  ? 
c'est  un  éloigntment  volonlaire  de  Dieu  ,  c'est  un 


234  SUR  l'Éternité 

mépris  formel  de  Dieu  ,  c'est  un  amour  de  la  créa- 
ture préféiablement  à  Dieu,  c'est  une  injure,  et 
l'injure  la  plus  atroce  faite  à  la  majesté  de  Dieu, 
Cela  posé  comme  une  vérité  universellement  recon- 
nue ,  mesurons ,  dit  saint  Augustin  ,  la  grièveté  de 
cette  injure  par  la  grandeur  du  Maître  qu'elle  ou- 
trage ,  et  nous  trouverons  qu'elle  est  infinie  dans 
son  objet  ,  puisqu'elle  blesse  une  grandeur  infinie. 
Or  ,  un  péché  dont  la  malice  est  infinie  ,  demande 
une  peine  infinie  :  et  comment  le  sera-t-elle?  sera-ce 
en  elle-même  et  dans  son  essence  ?  c'est  ce  qui  ne 
se  peut  ,  et  ce  que  nul  être  créé  n'est  en  état  de 
porter.  Reste  donc  que  ce  soit  une  peine  infinie 
autant  qu'elle  le  peut  être  ,  je  veux  dire  dans  sou 
éternité  ,  et  qu'elle  s'étende  jusque  dans  l'immensité 
des  siècles  à  venir.  Voilà  l'unique  voie  que  Dieu  ait 
de  se  satisfaire  soi-même.  Sans  cette  éternité  ,  il  y 
auroit  toujours  une  distance  infinie  entre  l'offense 
et  la  peine  :  mais  par  celle  éternité ,  quoique  Dieu 
ne  soit  jamais  pleinement  satisfait  ,  parce  que  la 
peine  étant  éternelle  ,  n'est  jamais  entièrement  rem- 
plie, il  y  a  néanmoins  entre  le  châtiment  et  le  crime 
toute  l'égalité  possible. 

Telles  ont  été ,  dis-je ,  mes  chers  auditeurs  ,  sur 
le  grand  sujet  de  l'éternité  malheureuse  ,  les  pro- 
ductions de  l'esprit  de  l'homme.  Voilà  où  sont  par- 
venus ces  esprits  sublimes  que  Dieu  avoit  remplis 
de  sa  sagesse  et  du  don  d'intelligence.  Voilà  les 
découvertes  qu'ils  ont  faites  ,  et  les  lumières  qu'ils 
ont  suivies.  Respectons  leurs  sentimens  :  ils  sont 
solidement  établis.  Prenons  bien  leurs  vues ,  et  elles 


MALHEUREUSE.  235 

nousparoîiront  justes  et  toutes  saintes.  Mais  avouons- 
le  ,  après  tout  :  il  faut  que  la  foi  vienne  au  secours 
pour  les  perfectionner  et  les  confirmer.  Vous  voulez 
savoir  par  oii  elle  les  confirme  et  les  perfectionne  : 
ah  !  chrétiens  ,  c'est  un  de  ces  secrets  qui  ne  sont 
connus  qu'aux  âmes  humbles  et  aux  vrais  fidèles. 
Car  ,  si  la  foi  donne  à  toutes  ces  connoissances  une 
perfection  et  une  force  particulière  ,  ce  n'est  point 
en  élevant  nos  esprits  ,  mais  plutôt  en  les  abaissant  ; 
ce  n'est  point  en  leur  laissant  une  liberté  présomp- 
tueuse d'examiner  et  de  raisonner  ,  mais  en  les 
soumeUant  à  l'autorité  et  à  la  mystérieuse  obscurité 
de  la  parole  de  Dieu  ;  ce  n'est  point  en  tirant  le 
voile  qu'elle  nous  met  sur  les  yeux  et  en  nous 
présentant  la  vérité  dans  un  plein  jour  ,  mais  eu 
nous  réduisant ,  contre  toutes  les  difficultés  et  tous 
les  embarras,  à  cette  réponse  de  saint  Paul,  qui 
dans  un  mol  résout  tous  les  doutes  et  fixe  toutes 
nos  incertitudes  :  0  altitudo  (i)  /  O  jugement  de 
mon  Dieu  !  ô  trésors  inépuisables  et  cachés  ,  non- 
seulement  de  sa  sagesse  et  de  sa  miséricorde  ,  mais 
de  sa  justice  !  Je  puis  bien  en  entrevoir  quelques 
apparences  ,  mais  m'apparlient-il  d'en  pénétrer  le 
fond?  Quàmincomprehensihilia  sunt  judlcia  ejus , 
et  investigahilcs  viœ  cjiis  (2)  /  El  qui  de  nous ,  en 
effet ,  peut  Hre  dans  le  sein  de  Dieu  tout  ce  qu'il 
veut,  et  pourquoi  il  le  veut  ?  Qui  de  nous  a-t-  il 
appelé  à  ses  conseils?  Quis  notait  sensu  m  Domini  ^ 
aut  quis  consiliarins  cjus  juit  (3)  ?  Quand  donc 
j'aurai  fait  mille  efforts  pour  sonder  cet  abîme ,  si 

(1)  Rom.  1 1.  —  (2)  Ihïà,  —  (3)  Ihid. 


236  SUR  l'éternité 

je  ne  veux  pas  m'égarer  el  me  perdre  ,  je  dois  ton- 
jours  en  revenir  au  principe  fondamenlal ,  et  m'écrier 
en  m'humiliant  :  0  altitudo  ! 

Chose  admirable  !  chrë liens  :  dès  que  la  fol  nous 
a  mis  en  celte  préparallon  de  cœur  et  dans  cette 
soumission  intérieure  ,  c'est  alors  que ,  dispose's  à 
faire  le  sacrifice  de  tous  nos  raisonnemens  et  à  y 
renoncer  ,  nous  pouvons  mieux  raisonner  que  ja- 
mais ;  et  en  voici  lévidente  démonstration  :  parce 
que  n'ayant  plus  ni  préjugés,  ni  vues  propres  à 
quoi  nous  demeurions  opiniâtrement  attachés  ,  nous 
voyons  d'un  œil  plus  épuré  ,  et  nous  jugeons  d  un 
sens  beaucoup  plus  rassis.  Ces  hautes  idées  que  la 
foi  nous  donne  de  la  majesté  de  Dieu ,  de  la  bonlé 
de  Dieu  ,  de  sa  justice  et  de  sa  sainteté  ;  par  con- 
séquent, de  l'audace  de  l'homme  qui  s  élève  par 
le  péché  contre  cette  majesté  infinie  ,  de  l'ingrati- 
tude de  l'homme  qui  se  tourne  par  le  péché  contre 
cette  bonlé  souveraine ,  de  la  malignité  el  de  la 
corruption  du  cœur  de  l'homme  qui  oiFense  par  le 
péché  cette  justice  inflexible  et  cette  sainteté  éter- 
nellement et  nécessairement  ennemie  de  tout  dé- 
sordre :  ces  grands  objets  n'étant  plus  affoiblls  ,  ou 
par  les  fausses  préventions  d'un  esprit  indocile  ,  ou 
par  les  aveugles  cupidités  d'un  cœur  passionné  ,  se 
présentent  dans  toute  leur  force,  et  font  sans  obstacle 
toute  leur  impression.  On  les  comprend  avec  moins 
de  peine  ;  et  même  à  certains  momens  ,  il  semble 
qu'on  en  ait  une  connoissance  distincte  ,  et  je  ne  sais 
quel  sentiment  actuel  qui  remplit  lame  etquila  saisit. 
Il  semble  qu'on  ail  devant  les  yeux  l'élernité  toute 


MALHEUREUSE.  20^ 

«niière  ,   et  qu'on  en  parcoure  l'Immense  étendue. 
On  la  voit  ,    autant  qu'il  est  possible  à  la  foiblesse 
de  nos  esprits  ,  dans  toute  son  horreur  ;   et  au  lieu 
de  s  arrêter  à  de  vaines  discussions  ,  on  ne  pense 
qu'à  s'iuuiiilier  sous   la  main  toute  -  puissante  de 
Dieu  5  el  à  prévenir  ses  redoutables  arrêts.   On  dit 
comme  le  saint  homme  Job  :    Ferè  scio  qiibd  iia 
sit  (i)  ;  Oui  ,  il  en  est  ainsi  :  car  c'est  ainsi  que  la 
parole  même  de  mon  Dieu  me  l'assure  ;  et  le  plus 
sage  parti  pour  moi  n'est  pas  d'entrer  en  de  sèches 
disputes  el  d'opiniâtres  contestations  sur  la  vérité  de 
celte  divine  parole  ,  mais  de  prendre  de  solides  me- 
sures pour  éviter  l'affreux  malheur  qu'elle   m'an- 
nonce. Tout  ce  que  j'ai  donc  à  faire  ,  est  do  me 
prosterner  aux  pieds  de  mon  juge  ,  est  de  me  tenir 
devant  lui  dans  un   saint   tremblement  ,   el  de   le 
fléchir  par  l'humilité  et  par  la  ferveur  de  ma  prière. 
Serois-je  le  plus  juste  des  hommes  ,  voilà  la  dispo- 
sition où  je  dois  être  et  où  je  dois  demeurer  jusqu'au 
dernier  soupir  de  ma  vie  :  Etiam  si  Jiabuero  quip- 
piam  justum  ,  noîi  respondeho  ,  sed  judiccm  meum 
dcprecahor  (2).  C'est  là,  encore  une  fois,  ce  qu'on 
dit ,  et  c'est  là  qu'on   porte   toutes  ses  réflexions. 
Effet  salutaire  de  la  fui  :  d'une  foi  prudente  ,   mais 
du  resle  docile  ,   et  dans  sa  pieuse  docilité  ,  mille 
fois  plus  éclairée  que   toute   la  science  et  toute  la 
sagesse    du  monde  ;    dune   foi  soumise  que  Dieu 
soutient  par  certaines  touches  secrètes  ,  qu'il   élève 
par  certaines  lumières  de  sa  grâce  ,    et  à  qui  il  dé- 
couvre ses  plus  impénélrables  mystères.  Telle  a  élé 

(1)  Job.  9.  —  (a)  Ihid. 


^38  SUR  l'éternité 

la  foi  des  saints.  Etoii-ce  dans  eux  petitesse  d'esprit? 
«'toit -ce  superstition?  muis  ne  savons  -  nous  pas 
d'ailleurs  qi.eis  étoient  ces  lares  génies  ,  et  ce  que 
toute  l'antiquité  a  pensé  de  ces  grands  hommes 
qu'elle  a  révérés  comme  ses  maîtres  ,  et  que  nous 
îîoiis  proposons  encore  comme  nos  guides  et  nos 
modèles  ?  Ce  qu'ils  ont  cru  ,  ne  pouvons-nous  pas 
bien  le  croire?  et  serons -nous  bien  justifiés  au  tri- 
bunal de  Dieu  ,  quand  nous  lui  dirons  :  Seigneur , 
je  n'ai  tenu  nul  compte  de  cette  éternité  ,  je  l'ai 
négligée  parce  que  je  ne  la  croyois  pas  ?  Non  ,  vous 
ne  la  croyiez  pas  :  mais  pourquoi  ?  parce  que  vous 
ne  vouliez  pas  la  croire  ,  parce  que  vous  affectiez  de 
ne  la  pas  croire  ,  afin  de  n'en  être  point  troublé  dans 
vos  désordres.  Car  ,  voilà  le  principe  ordinaire  de 
l'incrédulité.  Cependant ,  mon  cher  auditeur ,  que 
vous  l'ayez  crue  ,  ou  que  vous  ne  l'ayez  pas  crue , 
elle  n'en  est  pas  moins  réelle  ;  les  preuves  qui  pou- 
voieat  vous  en  convaincre  ,  n'en  sont  pas  moins 
solides ,  et  ce  sera  votre  condamnation.  N'en  demeu- 
rons pas  là.  Nous  avons  vu  comment  la  foi  doit  nous 
confirmer  dans  la  créance  de  l'éternité  malheureuse; 
et  nous  allons  voir  comment  la  créance  de  l'éternité 
malheureuse  doit  nous  engager  à  la  pratique  des 
œuvres  de  la  foi  et  à  toute  la  sainteté  de  vie  qu'elle 
exige  de  nous.  C'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

De  toutes  les  conséquences ,  il  n'en  est  point  de 
plus  juste  que  celle  qui  va  servir  de  fond  à  celte 
seconde  partie,  oii  j'ai  à  vous  montrer  comment  la 


MALHEUREUSE.  23^ 

créance  d'une  éternité  malheureuse  doit  exciter  toute 
noire  ferveur  dans  la  pratique  des  œuvres  chré- 
tiennes, et  nous  engager  à  une  réformation  entière 
de  nos  moeurs.  Car  ce  feu  éternel ,  ce  feu  de  l'enfer, 
ou  ,  si  vous  voulez  ,  ce  feu  de  l'autre  vie  ,  doit 
éteindre  en  celle-ci  un  feu  qui  nous  dévore  et  qui 
nous  perd ,  c'est  le  feu  de  nos  passions  déréglées  ; 
et  en  allumer  un  autre ,  qui  est  celui  d'une  charité 
agissante  et  d'un  saint  zèle  pour  le  règlement  et  le 
bon  ordre  de  toute  notre  conduite.  Conséquence 
fondée  sur  deux  principes.  L'un  est  l'amour  de  nous- 
mêmes  ;  je  dis  cet  amour  raisonnable  ,  cet  amour 
chrétien  ,  que  Dieu  même  nous  commande  et  qui 
nous  oblige  à  nous  préserver  ,  autant  qu'il  nous  est 
possible  ,  et  par  les  moyens  que  nous  en  avons ,  du 
plus  grand  de  tous  les  malheurs.  L'autre  est,  selon 
les  maximes  de  notre  foi ,  l'indispensable  nécessité 
d'une  vie  sainte,  c'est-à-dire,  dune  vie  innocente 
ou  pénitente  ,  pour  se  garantir  de  ce  souverain  mal 
et  pour  ne  pas  tomber  dans  l'état  de  celte  affreuse 
damnation. 

En  effet ,  pour  peu  que  nous  nous  aimions  nous- 
mêmes  ,  comme  il  nous  est  ordonné  de  nous  aimer , 
que  devons-nous  craindre  davantage  et  que  devons- 
nous  éviter  avec  plus  de  soin  que  la  perte  entière 
de  nous-mêmes,  et  une  perte  irréparable?  Voyons 
ce  que  nous  faisons  tous  les  jours  pour  la  vie  natu- 
relle de  nos  corps.  Parce  que  nous  y  sommes  atta- 
chés ,  à  cette  vie  mortelle  et  fragile  ,  est-il  rien  qui 
nous  coûte  pour  la  conserver  ?  Y  a-t-il  danger  qui 
ne  nous  alarme  ,  y  a-l-il  remède  auquel  nous  n'ayons 


n4o  SUR  l'Éternité 

recours  ,  est  -  il  précaution  que  nous  ne  prenions  ^ 
est-il  dépense  que  nous  ménagions,  est -il  état  où 
nous  ne  nous  réduisions,  est -il  plaisir  à  quoi  nous 
ne  renoncions?  Quelle  altenlion  ,  quelle  vigilance, 
quelle  détermination  à  tout  entreprendre  et  à  tout 
soufiVir  !  pourquoi  ?  pour  ne  pas  perdre  une  vie 
d'ailleurs  passagère  ,  et  pour  retarder  une  mort  du 
reste  inévitable  ,  et  dont  la  peine  ne  se  fait  sentir 
que  quelques  momens.  D'où  il  est  aisé  de  juger 
quelle  impression  doit  faire  ,  avec  plus  de  sujet ,  sur 
nos  cœurs  ,  la  crainte  d'une  mort  éternelle  et  d'une 
réprobation  où  l'homme  rejeté  de  Dieu  sans  res- 
source et  abandonné  à  tous  les  fléaux  de  la  plus 
rigoureuse  justice  ,  ne  subsistera  durant  des  siècles 
infinis  et  ne  vivra  que  pour  son  tourment.  Si  l'aveu- 
glement de  notre  esprit  n'est  pas  encore  allé  jusqu'à 
nous  oublier  absolument  nous-mêmes  ,  à  quoi  de- 
vons-nous nous  employer  avec  plus  d  ardeur,  qu'à 
mettre  notre  ame  à  couvert  d'une  si  fatale  destinée 
et  à  la  sauver  de  cette  ruine  totale  ?  Or ,  il  n'y  a, 
vous  le  savez,  point  d'autre  voie  pour  cela  que  la 
fuite  du  péché  ,  que  le  renoncement  au  monde, 
que  le  service  de  Dieu ,  que  l'observation  de  la  loi 
de  Dieu  ,  que  tous  ces  exercices  du  christianisme 
qui  nous  sanctifient  devant  Dieu  et  qui  nous  entre- 
tiennent dans  la  grâce  de  Dieu.  Voilà  donc  ma  pro- 
position vérifiée ,  que  de  croire  une  éternité  de  peine , 
c'est  le  motif  le  plus  puissant  pour  nous  remettre 
dans  la  règle  ou  nous  y  maintenir  ,  et  pr)ur  nous 
porter  à  vivre  en  chrétiens.  Donnez-moi  le  pécheur 
le  plus  obstiné  :  je  le  délie  ,  si  la  foi  n'est  pas  tout 

£1 


MALHEUREUSE.  zl^l 

à  fait  morte  dans  son  coeur  ,  de  rien  répliquer  à  ce 
raisonnement. 

Mais  pour  mieux  développer  ce  point  qu'il  nous 
est  si  uiile  de  méditer  ,  et  dont  Texlrême  impor- 
tance demande  toutes  nos  réflexions,  je  prétends 
que  dans  la  foi  de  l'éternité  malheureuse ,  nous  avons, 
pour  corriger  tous  les  désordres  de  notre  vie  et  pour 
ne  rien  omettre  de  tout  ce  qui  peut,  selon  l'évangile, 
nous  affermir  et  nous  avancer  dans  les  voies  de 
Dieu,  le  motif  tout  ensemble  et  le  plus  universel,  et 
le  plus  sensible.  Appliquez-vous  à  ces  deux  pensées. 
Je  ne  dis  pas  le  motif  le  plus  parfait ,  mais  je  dis 
seulement  d'abord  le  motif  le  plus  universel.  Car 
entre  les  motifs  dont  une  ame  chrélienne  peut  être 
mue  ,  et  qui  peuvent  la  conduire  et  la  faire  agir  , 
je  conviens  que  celui-ci ,  quoique  saint  et  surna- 
turel ,  suivant  l'expresse  définition  du  concile  de 
Trente ,  est  après  tout  le  moins  relevé.  Mais  sans 
être  dans  le  même  degré  d  excellence  que  les  autres  , 
je  soutiens  aussi  qu'il  a  sur  les  autres  cet  avantage  , 
d'être  plus  propre  de  tous  les  étals  ,  et  d'étendre 
plus  loin  sa  vertu.  Je  m'explique. 

Il  est  vrai,  se  retirer  du  vice  ,  et  après  de  longs 
égaremens  revenir  à  Dieu  par  un  pur  amour  de 
Dieu  ;  s'adonner  à  la  pratique  de  ses  devoirs  et  les 
observer  en  vue  de  la  récompense  qui  y  est  promise, 
et  qui  n'est  autre  que  Dieu  même  :  ce  sont  des  mo- 
tifs supérieurs  et  beaucoup  plus  dignes  de  l'esprit 
chrétien.  Il  est  à  souhaiter  que  toutes  les  âmes  se 
portent  là,  et  l'on  doit,  autant  quon  le  peut,  les  y 
élever.  Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  tous  ne  sont 
TOME  \iu  iti 


243  SUR  l'éternité 

pas  ëgalemenl  disposés  à  prendre  ces  senlimens  ,  ni 
à  se  laisser  toucher  de  ces  vues  toutes  pures  et  toutes 
divines.  Il  y  a  des  justes,  des  fervens ,  des  parfaits  , 
qui ,  comme  des  enfans  dans  la  maison  du  Père  cé- 
leste ,  cherchent  à  lui  plaire ,  à  le  posséder  pour  le 
posséder  et  pour  l'aimer  ;  et  qui  par  là  même ,  sans 
cesse  excités  et  animés ,  s'attachent  inviolablement 
à  ses  divins  préceptes,  et  se  font  une  loi  étroite  de  ses 
moindres  volontés  :  ils  le  servent  par  une  affection 
toute  filiale.  Mais  aussi  il  y  a  des  lâches  ,  des  mon- 
dains ,  des  pécheurs  ,  de  ces  hommes  terrestres  et 
tout  matériels  dont  a  parlé  saint  Paul ,  qui  ne  sont 
guère  susceptibles  d'autre  impression  que  la  crainte 
des  jugemens  et  des  vengeances  de  Dieu.  Parlez-leur 
des  grandeurs  de  Dieu  ,  des  perfections  de  Dieu  , 
des  bienfaits  de  Dieu  ,  des  récompenses  même  de 
Dieu ,  à  peine  vous  écouleront-ils  ;  et  s'ils  vous 
donnent  quelque  attention  ,  tout  ce  que  vous  leur 
ferez  entendre  leur  frappera  l'oreille  sans  descendre 
jusque  dans  leur  cœur  :  pourquoi  ?  parce  que  leur 
cœur  obscurci  des  épaisses  ténèbres  que  les  passions 
y  ont  répandues,  et  rempli  des  idées  les  plus  gros- 
sières ,  est  devenu  tout  animal ,  selon  l'expression 
de  l'Apôtre.  Or  l'homme  animal  ,  ajoute  ce  même 
docteur  des  gentils  ,  ne  comprend  point  les  mys- 
tères de  Dieu ,  ou  ne  les  comprend  qu'autant  qu'ils 
ont  de  rapport  à  ses  sens.  Animalis  homo  non  per- 
cîpit  ea  (juœ  sunt  Spiritùs  Dei  (i).  Voulez- vous 
donc  les  remuer,  les  exciter  ,  les  réveiller  de  ce 
sommeil  léthargique  où  ils  demeurent  profondément 

(l)  1.   Cor.  ■>.. 


MALHEUREUSE.  243 

assoupis  ?  faites  retentir  autour  d'eux  les  tonnerres 
de  la  colère  divine  ,  et  ce  foudroyant  arrêt  qui  les 
doit  condamner  à  des  flammes  éternelles  :  Disccdite 
à  me ,  maledicti  ^  in  ignem  œtermim  (  i  ).  Faites- 
leur  considérer  attentivement  ,  et  représentez-leur 
avec  toute  la  force  de  la  grâce  ,  les  suites  et  l'horreur 
de  cette  parole  :  Sternum,  Demandez-leur  avec  le 
Prophète  comment  ils  pourront  dans  l'éternité  toute 
entière  souffrir  toujours,  brûler  toujours,  être  toujours 
tourmentéssans  jamais,  non-seiilementparvenirà  lafin 
de  leur  supplice,  mais  y  recevoir  quelque  soulagement 
et  y  avoir  quelque  relâche  :  Quis poterit  hahitarecum 
igné  dévorante  ,  cuni  ardorihus  scmpiternis  (2)  ? 
Peignez-leur  la  douleur ,  le  regret ,  la  désolation , 
que  dis-je?  la  fureur,  le  désespoir  de  tant  de  malheu- 
reux sur  qui  Dieu  a  lancé  ce  redoutable  analhême 
dont  vous  les  menacez  et  dont  ils  ressentiront  éter- 
nellement toute  la  rigueur.  Engagez-les  à  faire 
quelque  retour  sur  eux-mêmes  ,  et  montrez-leur  que 
ces  réprouvés,  dont  h  condition  leur  paroît  si  dé- 
plorable ,  et  pour  qui  il  n'y  a  plus  désormais  d  es- 
pérance ,  n'ont  point  été  dans  la  vie  plus  criminels 
qu'eux  ,  et  que  plusieurs  même  ne  l'ont  pas  été 
autant  qu'eux  :  qu'ils  suivent  la  même  roule  ,  et 
qu'ils  marchent  dans  le  même  chemin  ,  et  par  con- 
séquent,  qu'ils  vont  à  la  même  perdition  ,  et  qu'ils 
doivent  s'attendre  à  tomber  dans  le  même  abîme  , 
d'oi^i  rien  ne  les  pourra  retirer.  Donnez-leur  à  juger 
ce  que  feroient  ces  damnés  pour  se  racheter  ,  s'il 
leur  restoit  encore  là-dessus  quelque  ressource  ;  ce 

(1)  MaUh.  25.  —  (2)  Isai.  33. 

16. 


^  SUR   L  ÉTERNITÉ 


qu'ils  enlreprendroieiil  pour  cela  ,  ce  qu'ils  endure" 
loient  pour  cela  ,  ce  quiis  sacrifîeroient  pour  cela  , 
à  quelles  habitudes  ils  renonceroient  ,  à  quelles 
pénitences  ils  se  condamneroient ,  à  quelles  extré- 
mités ils  en  vieudroient;  et  annoncez-leur  que  tout 
l'avantage  qu'ils  ont  présentement  ,  est  de  pouvoir 
re  que  ces  réprouvés  ne  peuvent  pins  ;  mais  que 
bientôt  ,  s"ils  n'y  prennent  bien  garde,  ce  qu'ils 
peuvent  maintenant ,  ils  ne  le  pourront  plus  eux- 
mêmes.  Enfin,  conjurez-les  d'avoir  pitié  de  leur 
ame  :  Miserere  anirnœ  iuœ  (i).  Quand  vous  leur 
tiendrez  ce  langage,  vous  vous  en  ferez  plus  aisé- 
ment écouter.  Comme  un  malade  plongé  dans  une 
mortelle  léthargie  ,  commence  à  donner  quelque 
marque  de  sentiment  et  à  ouvrir  les  yeux  lorsqu'on 
lui  applique  le  fer  et  le  feu  ,  ce  pécheur  ,  à  moins 
qu'il  ne  soit  tombé  dans  le  dernier  endurcissement , 
aura  peine  à  tenir  contre  ces  réflexions  effrayantes. 
Elles  le  frapperont,  elles  le  consterneront,  la  cons- 
cience les  lui  retracera  mille  fois  dans  l'esprit ,  et 
surtout  en  certaines  rencontres  plus  favorables  ;  la 
grâce  peu  à  peu  ,  et  peut-être  tout  à  coup  ,  fera 
germer  ces  semences  de  conversion  ;  cet  homme 
enfin  reviendra  à  lui ,  se  reconnoltra ,  et  la  parole 
du  Saint-Esprit  s' accomplira  dans  sa  personne  ,  que 
la  crainte  du  Seigneur  est  le  commencement  de  la 
sagesse  :  Initiiim  sapientiœ  timor  Domini  (2). 

G'  est  ainsi  que  tant  de  mondains  et  de  libertins 
ont  été  retirés  de  leurs  voies  corrompues ,  et  qu  ds 
sont  rentrés  dans  la   voie    du  salut.  11  n'y  a  qu'à 

(i)  Eccli.  3o.  — (2)  Ps.  110. 


MALHEUREUSE.  245 

consulter  l'histoire  de  tous  les  siècles,  et  l'on  verra 
combien  celle  pensée  de  l' éternité  malheureuse  a 
eu  d'efficace  dans  tous  les  temps,  et  quels  fruits  de 
pénitence  et  de  sanciificalion  elle  a  produits;  que 
c'est  elle  qui  a  conduit  sur  le  sommet  des  mon- 
tagnes et  dans  les  plus  ténébreuses  cavernes,  tant 
de  voluptueux ,  amateurs  du  monde  et  encore 
plus  amateurs  d'eux-mêmes  et  de  leur  chair  ;  que 
cest  elle  qui  leur  a  fait  rompre  les  nœuds  les 
plus  étroits  et  les  plus  forts  engagemens  ;  qui  de 
la  plus  molle  sensualité ,  les  a  fait  passer  à  tous 
les  exercices  de  la  plus  dure  mortification  ;  qui  les  a 
réduits  aux  jeûnes  ,  aux  veilles ,  aux  larmes  con- 
tinuelles et  aux  plus  sanglantes  macérations;  que 
c'est  elle  qui  a  rempli  les  cloîtres  et  les  monastères 
de  religieux,  dhommes  ,  de  filles,  de  femmes  pé- 
nitentes; qui  les  a  tous  assujettis  au  joug  de  la  plus 
anstèi'-e  et  de  la  plus  pesante  régularité  ;  qui  les  a 
portés  à  s'immoler  comme  des  victimes ,  sans  épar- 
gner ni  biens  ,  ni  fortune,  ni  plaisirs,  ni  liberté, 
ni  santé  ,  ni  vie. 

Et  il  ne  faut  pas  penser  que  cette  vue  d'un 
malheur  éternel  ne  convienne  qu'aux  amcs  enga- 
gées dans  le  crime,  ou  à  ces  amcs  foibles  et  encore 
toutes  couvertes  ,  si  j'ose  ainsi  m'exprimer  ,  de  la 
poussière  du  monde  et  des  impuretés  de  leurs  in- 
clinations vicieuses.  Je  l'ai  dit ,  et  je  le  répète  , 
c'est  une  vue  convenable  à  tous  les  degrés  de  per- 
fection ;  et  quand  je  pourrois  ,  avec  quelqu'appa- 
rence  ,  me  flatter  d  être  au  premier  rang  des  élus  do 
Dieu,  alors  même  ne  cesserois-je  point,  pour  me 


2^6  SUR  l'étkrnité 

soutenir,  pour  me  fortifier,  pour  m  élever,  de  me 
remettre  dans  l'esprit  et  de  méditer  les  vengeances 
infinies  de   Dieu  :  car  je  regarderois  comme  une 
présomption  de   croire  ,  ainsi  que  se  le  persuadent 
quelques  âmes  chrétiennes  ,  que  ce  seroit  en  quelque 
manière  dégénérer  de  l'état  parfait  ,   en  m'arrêtant 
à  de  pareilles  considérations.  Ah  !  mes  chers  audi- 
teurs,  nous  ne  sommes  pas  plus  parfaits  que  l'étoit 
David  ,  qui ,  selon  qu'il  le  témoigne  lui-même  , 
s'entretenoit  de    l'éterniié  dans  ses  plus  profondes 
réflexions,   et  en    mesuroit ,  autant   qu'il    lui   éloit 
permis ,  l'immense  étendue  :  Cogitavi  dies  antiquos , 
et  annos  œternos  in  mente  hahui\  nous  ne  sommes 
pas  plus  saints  que  l'étoit  saint  Jérôme,  qui,  dans 
le  souvenir  de  l'éternité  ,  se  frappoit  sans  cesse  la 
poitrine ,  pour  attirer  sur  lui   les  miséricordes  du 
Seigneur  ,  et  pour  détourner  les  coups  redoutables 
de  sa  colère  ;  nous  ne  sommes  pas  dans  un  degré  plus 
élevé  que  tant  de  solitaires  et  d'anachorètes  ,  qui  , 
des  plus  sublimes  contemplations  où  Dieu  sembloit 
les  transporter  jusqu'au  troisième  ciel  ,  descendoient 
si  souvent  en  esprit  dans  le  fond  des  enfers  ,  et  se 
perdoient  dans  ce  vaste  abîme  de  l'éternité.  Bien- 
heureux Arsène  !  voilà  ce  qui   vous  occupoit  et  la 
nuit  et  le  jour  ,  ce  qui  vous  faisoit  verser   tant  de 
pleurs  ,  ce  qui  vous  faisoit  adresser  au  ciel  tant  de 
vœux ,  ce  qui  vous  faisoit  pratiquer  tant  de  jeûnes 
et  tant  d'austérités.  Bienheureux  nous-mêmes  si  nous 
y  pensions  comme  vous  !  on  en  verroit  bientôt  le« 
mêmes  fruits. 

Car,  si  ce  motif  est  le  plus  universel,  je   puis 


MALHEUREUSE.  247 


ajouter  que  c'est  encore  le  plus  sensible.  Ce  qui  se  tait 
sentir  à  nous  sur  la  terre  plus  vivement ,  et  ce  qui  nous 
touche  davantage  ,  c'est  la  peine  ,  et  l'idée  que  nous 
nous  en  formons.  Le  plaisir  perd  de  sa  pointe  à  propor- 
tion de  sa  durée,  jusque-là  même  que  ,  tout  plaisir 
qu'il  est,  il  nous  devient  insipide  ,  il  nous  devient 
incommode  et  fatigant  par  une  trop  longue  conti- 
nuité. Mais  la  peine  ,  au  contraire  ,  fût-ce  la  plus 
légère  en  elle  même  ,  bien  loin  de  diminuer  par  le 
temps  ,  croît  toujours  et  se  rend  enfin  insupportable. 
De  là  viennent  ces  frayeurs  que  nous  cause  la  seule 
vue  d  un  mal  dont  nous  pouvons-être  atteints  comme 
les  autres,  et  dont  nous  avons  à  nous  préserver; 
il  suffit  que  l'esprit  en  soit  frappé ,  pour  en  imprimer 
presque  par  avance  dans  les  sens  toute  la  douleur. 
Or,  si  cela  est  vrai,  à  l'égard  d'un  mal  passager  , 
combien  plus  l'est-il  à  l'égard  d'un  mal  éternel?  Si 
donc  je  veux  arrêter  les  mortelles  atteintes  d'une  pas- 
sion impure  qui  naît  dans  mon  cœur  et  qui  commence 
à  le  corrompre  ;  si  je  veux  réprimer  le  penchant 
malheureux  qui  m'entraîne  vers  le  monde  et  vers 
certains  objets  du  monde  ,  que  je  ne  puis  éviter 
avec  trop  de  soin  ,  et  dont  je  ne  connois  que  trop 
la  contagion  ;  s'il  s'agit  de  renoncer  à  un  attachement 
criminel,  à  une  habitude  qui  me  tyrannise,  et  que 
je  veuille  résister  aux  violentes  attaques  cii  je  me 
trouve  sans  cesse  exposé  ;  s'il  faut  me  relever  d'une 
langueur  paresseuse  et  lâche  qui  me  fait  négliger 
mes  devoirs  ,  et  qui  pourroit  peu  à  peu  m'emporter 
et  me  conduire  aux  plus  grands  désordres;  s'il  est 
question  de  régler  ma  vie  et  de  la  rendre  plus  exacte. 


248  SUll    LÉTKRNITÉ 

plus   fervente  ,  plus  laborieuse  et  plus  mortifiée  , 
malgré  les  révoltes  de  la  nature  qui  s'y  oppose  ,  et 
tous  Il'S   combats  qu'elle  me  livre  ,  que  fais-je  ?  je 
recueille    toute    mon    attention    ])our     contempler 
l'éiernilé;,  cette  éternité  de  peine  et  de  malheur.  Dans 
l'horreur  d'une  si  triste   destinée  ,  j'applique  toutes 
les  puissances  de  mon  esprit  à  cette  éternité  ,  je  l'en- 
visage par   tous  les  endroits ,  et  j'en  preiids  ,  pour 
ainsi   dire  ,  toutes  les   dimensions.  Pour  me  tracer 
encore  une  plus  vive  image  de  celte  éierniié  ,  et  me 
la  représenter  d'une  manière  plus  conforme  aux  sens 
et  à  l'intelligence  humaine  ,  je  me  sers  des  mêmes 
comparaisons  que  les  Pères  ,  et  je  fais ,  si  j'ose  ainsi 
m'exprimer  ,  les  mêmes  supputations.  Je  me  figure 
toutes  les  étoiles  qui  brillent  dans  le  firmament  ;  à  celle 
multitude  innombrable  ,  j'ajoute  toutes  les  gouttes 
d'eau  rassemblées  dans  le  sein  de  la  mer;  et  si  ce  n'est 
pas  assez ,  je  compte  ,  ou  je  tâche  à  compter  tous  les 
grains  de  sable  qu'elle  étale  sur  ses  rivages.  De  là  ,  je 
m'interroge  moi-même  ,  je  raisonne  avec  moi-même, 
et  je  me  demande  :  Quand  sur  ces  brasiers  ardens  que  le 
souille  du  Soigneur  et  sa  colère  ont  allumés  pour  ses 
vengeances    éternelles  ,   j'aurois  souffert   autant  de 
siècles  et  mille  fois  au-delà,  l'éternité  seroil-elle  finie 
pour  moi  ?  non  :  et  pourquoi  ?  parce  que  c'est  1  éter- 
nité ,   et  que   l'éierniié  n'a  point    de  lin.  On    peut 
absolument  savoir  le  nombre  des  éloiles  du  ckl,  des 
goulles  d'eau  dont  la  mer  est  composée,  des  grains 
de  sable  qu  elle  jette  sur  ses  bords;  mais  de  mesurer 
dans  l'éternité  le  nombre  dès  jours,  des  années,  des 
siècles,  c'est  à  quoi  l'on  ne  peut  atteindre,  parce 


MALHEUREUSE.  2^9 

que  ce  sont  des  jours ,  des  années ,  des  siècles  sans 
nombre  ,  disons  mieux  ;  parce  que  ,  dans  réterniié  , 
il  n'y  a  proprement  ni  jours,  ni  années  ,  ni  siècles, 
et  que  c'est  seulement  une  durée  infmie. 

Voilà ,  encore  une  fois,  à  quoi  je  m'attache ,  et  sur 
quoi  je  fixe  mes  regards  :  car  je  m'imagine  que  je 
vois  celte  éternité,  que  je  marche  dans  cette  éter- 
nité, et  que  je  n'en  découvre  jamais  le  bout.  Je 
m'imagine  que  j'en  suis  enveloppé  el  investi  de  toutes 
parts  ;  que  si  je  m'élève ,  si  je  descends  ,  de  quelque 
côté  que  je  me  tourne  ,  je  trouve  toujours  celte  éter- 
nité ;  qu'après  mille  elTorls  pour  m'y  avancer ,  je  n'y 
ai  pas  fait  le  moindre  progrès ,  et  que  c'est  toujours 
réterniié.  Je  m'imagine  qu'après  les  plus  longues  ré- 
volulions  des  temps,  je  vois  toujours  au  milieu  de 
cette  éternité  une  ame  réprouvée  dans  le  même  état, 
dans  la  même  désolation,  dans  les  mêmes  transports; 
et ,  me  substituant  moi-même  en  esprit  à  la  place 
de  cette  ame  ,  je  m'imagine  que,  dans  ce  supplice 
éternel ,  je  me  sens  toujours  dévoré  de  ce  feu  que 
rien  n'éleint,  que  je  répands  toujours  ces  pleurs  que 
rien  ne  tarit ,  que  je  suis  toujours  rongé  de  ce  ver 
qui  ne  meurt  point  ,  que  j'exprime  toujours  mon 
désespoir  par  ces  grincemens  de  dents  et  ces  cris 
lamentables  qui  ne  peuvent  fléchir  le  cœur  de  Dieu. 
Cette  idée  de  moi-même,  celte-  peinture  me  saisit 
et  m'épouvante  ;  mon  corps  même  en  frémit ,  et 
j'éprouve  tout  ce  qu'éprouvoit  le  Prophète  royal , 
lorsqu'il  disoit  à  Dieu  :  Seigneur,  pénétrez  ma  chair 
de  votre  crainte,  et  de  la  crainte  de  vos  jugemens: 
Conjîge  timoré  iuo  carnes  meas  ;  à  judiciis  enim 


25o  suu  l'éternité 

tuis  tîmui{y)  .-Heureuse  disposition  contre  tous  les 
assauts  des  plus  dangereuses  tentations  et  tous  les 
charmes  des  plaisirs  les  plus  engageans.  Dans  le  sai- 
sissement où  je  suis,  quoi  que  le  christianisme  puisse 
exiger  de  moi ,  il  n'y  a  rien  à  quoi  je  ne  sois  déter- 
miné et  que  je  n'entreprenne  de  pratiquer  :  car  j'en 
conçois  la  nécessité  ,  et  je  la  conçois  par  la  vue  de 
l'éternité.  De  sorte  que  la  foi ,  par  cette  vue  de  l'éter- 
nité et  par  la  grâce  qui  l'accompagne ,  exerce  sur 
moi  comme  un  empire  absolu  ;  elle  me  réduit  aux 
devoirs  les  plus  rigoureux  de  la  justice  chrétienne  ; 
elle  m'encourage  à  vaincre  toutes  les  difficultés  qui 
s'y  rencontrent ,  et  à  me  faire  pour  cela  de  salutaires 
violences;  elle  tient  en  bride  toutes  mes  passions; 
elle  m'instruit ,  elle  me  gouverne  j  elle  m'assujettit 
pleinement  à  Dieu. 

Mais  l'éternité  est  incompréhensible ,  et  le  moyen 
de  craindre  ce  que  Ion  ne  comprend  pas?  Et  moi, 
mon  cher  auditeur  ,  je  vous  réponds  :  Le  moyen  de 
ne  le  pas  craindre  ?  Elle  est  incompréhensible,  cette 
éternité  malheureuse  :  il  est  vrai;  mais  c'est  par  là 
qu'elle  est  plus  terrible;  si  je  la  comprenois,  je  la 
craindrois  moins ,  parce  qu'elle  seroit  bornée ,  puisque 
je  ne  puis  rien  comprendre  que  de  borné  ;  si  je  la 
comprenois ,  elle  auroit  un  terme  dans  sa  durée  aussi 
bien  que  dans  mon  esprit,  et  dès-là  j'en  devrois  être 
moins  etfrayé,  parce  que  je  pourrois  espérer  de  par- 
venir à  ce  terme,  et  que,  dans  l  élat  de  damnation  , 
il  me  resteroit  encore  une  ressource  ;  mais  un  mal 
si  grand  qu'il  en  est  inconcevable ,  c'est  ce  qui  jette 

(i)Ps.  118. 


MALHEUREUSE.  sSl 

dans  toutes  les  facultés  de  mon  ame  une  terreur 
dont  je  ne  puis  revenir.  En  effet,  dès  que  c'est  un 
mal  que  je  ne  conçois  pas ,  il  est  donc  au-dessus  de 
tous  les  maux  que  je  conçois;  et  quand  je  les  verrois 
tous  réunis  dans  un  même  sujet  pour  le  tourmenter , 
les  comprenant  tous,  je  conclurois  qu'ils  sont  donc 
tous,  quoique  rassemblés,  infiniment  au-dessous  de 
ce  mal  que  je  ne  puis  comprendre.  D'où  je  tirerois 
encore  cette  conclusion ,  qui  en  est  la  suite  néces- 
saire ,  que  ,  quand  il  faudroit  souffrir  tous  les  autres 
maux ,  je  devrois ,  sans  hésiter  et  même  avec  joie ,  y 
consentir,  pour  me  délivrer  d'un  mal  que  tous  les 
maux  ensemble  ne  peuvent  égaler.  Or,  à  combien 
plus  forte  raison  dois-je  donc  me  soumettre  à  une 
légère  pénitence ,  dois-je  donc  me  résoudre  à  quel- 
ques efforts  et  à  quelques  sacrifices  qu'on  me  de- 
mande ,  dois-je  donc  me  captiver  à  quelques  exer- 
cices très-soutenables  et  très-praticables ,  pour  rendre 
ma  conduite  plus  régulière  selon  Dieu ,  et  pour  vivre 
en  chrétien. 

Voilà  comment  doit  raisonner  tout  homme  sage  et 
qui  conserve  encore  dans  son  cœur  quelque  semence 
de  religion  ;  voilà  comment  il  raisonnera  et  ce  qu'il 
conclura  immanquablement  lorsqu'il  fera  sur  l'ave- 
nir une  sérieuse  réflexion  ,  et  qu'il  suivra  de  bonne 
foi  les  premiers  sentimens  qu'inspire  la  vue  d'une 
éternité  de  malheur.  Mais  on  ne  conclut  rien  et  l'on 
ne  se  porte  à  rien  ,  parce  qu'on  n'y  pense  point ,  ou 
qu'on  n'en  a  de  temps  en  temps  qu'une  réminiscence 
vague  et  superficielle.  On  pense  assez,  et  l'on  ne 
pense  même  que  trop  ,  à  tout  ce  qui  pourra  arriver 


2^^  SUR  l'éternité 

dans  le  cours  des  années  que  l'on  se  promet  de  passer 
sur  la  lerre  ;  on  n'est  que  trop  attentif  aux  revers  -, 
aux  contre-lomps,  aux  disgrâces,  aux  perles  qui 
peuvent  déranger  les  aflaires  et  renverser  la  forlune; 
on  n'examine  que  trop  ce  que  l'on  deviendra  dans 
la  suite  de  l  âge  ;  l'on  ne  prend  sur  cela  que  trop  de 
précautions  et  trop  de  mesures;  à  force  même  de 
s'en  occuper  et  de  s'en  remplir  l'esprit ,  on  se  forme 
mille  chimères  dont  on  se  laisse  vainement  agiter,  et 
l'on  se  charge  de  mille  soins  réels  et  pénibles  ,  pour 
pre' venir  des  maux  imaginaires  qu'une  timide  pré- 
voyance fait  envisager.  Cependant ,  on  vit  dans  le 
plus  profond  oubli  de  son  sort  éternel  ;  on  y  de- 
meure tranquille  et  sans  inquiétude  ;  la  vie  coule  , 
l'éternité  s'approche  ;  et  comme  ces  victimes  qui 
alloienl  les  yeux  bandés  à  l'autel  où  elles  dévoient 
être  immolées  ,  on  va  se  jeter  en  aveugle  dans  le  pré- 
cipice. Hé!  mes  frères,  sommes-nous  chrétiens? 
sommes-nous  hommes?  Sommes-nous  chrétiens  et 
où  est  notre  foi  ?  sommes-nous  hommes  et  où  est 
notre  raison  ?  Quand  donc  penserez-vous  à  celte 
éternité  ,  si  vous  n'y  pensez  maintenant  ?  sera-ce 
dans  l'élernité  même  ?  oui ,  vous  y  penserez  alors  , 
vous  y  penserez  durant  toute  l'élernilé  ;  mais  sera-t-iî 
temps  d'y  penser?  mais  comment  y  penserez-vous? 
mais  quel  tourment  sera  pour  vous  celte  pensée ,  et 
de  quels  regrets  serez-vous  déchirés ,  quels  reproches 
vous  ferez'vous  à  vous-mêmes  de  n'y  avoir  pas  plus 
tôt  pensé  ?  C'est  pour  cela  que  nous  vous  en  rappe- 
lons si  souvent  le  souvenir  ;  et  que  ne  puis-je  ,  pour 
la  réformalioiî  du  monde  et  pour  son  salul ,  faire  à 


MALHEUREUSE,  2r>3 

eliaquebenre  du  jour  retentir  dans  tontes  les  contrées 
de  l'univers  cette  seule  et  courte  parole  :  Eternité  ! 
Ce  seroit  assez  pour  y  opérer  les  plus  grands  miracles 
de  conversion. 

Non-seulement  on  ne  pense  point   à   réternilé 
malheureuse  ;  mais  je  sais  où  en  est  venu  ,  par  un 
excès  d'aveuglement,  et  où  en  vient  encore  tous  les 
jours  le  libertinage  du  siècle  :  jusqu'à  se  jouer  d'une 
si  utile  pensée  ,  jusqu'à   regarder  avec  mépris  un 
homme  qui  en  paroît  touché  et  qui  en  veut  profiter, 
jusqu'à  dire  de  lui ,  par  la  plus  scandaleuse  dérision  : 
Il  craint  l'enfer:  car  tel  est  le  langage  des  mondains. 
Ah  !  mes  chers  auditeurs  ,  vous  raillerez  tant  qu'il 
vous  plaira  ,  je  ne  l'en  craindrai  pas  moins  ,  cet  enfer. 
Je  le  crains ,  et  que  ne  suis-je  assez  heureux  pour 
vous  faire  part  de  ma  crainte  !  je  le  crains  souverai- 
nement, je  le  craindrai  constamment,  et  plaise  au 
ciel  que  je  le  craigne  efficacement!  je  le  crains  sou- 
verainement, parce  que  ma  crainte  doit  être  propor- 
tionnée à  son  sujet  ;  et  puisque  cet  enfer  que  je  crains 
est  le  souverain  malheur,  je  ne  le  craindrois  pas  au- 
tant que  je  dois  ,  si  ce  n'étoit  pas  une  crainte  sou- 
veraine. Je  le  craindrai  constamment;   et,  pour  ne 
perdre  jamais  cette  crainte,  je  la  renouvellerai  sans 
cesse  par  la  méditation  et  par  une  vue  fréquente  des 
jugemens  deDieu.  Tant  que  je  vivrai  en  ce  monde, 
quelques  vertus  que  j'aie  pratiquées,  je  ne  saurai 
jamais  avec  assurance  si  devant  Dieu  je  suis  digne 
d'amour  ou  de  haine ,  si  je  mérite  ses  récompenses 
éternelles  ou  ses  vengeances  ;  quand  môme  j'aurois 
lieu  d'(}tre  en  repos  ,    et  sur  le  passé  ,  et  sur   le 


254  SUR  l'éternité 

présent,  au  milieu  de  tant  de  pièges  qui  m'envi- 
ronnent ,  et  après  des  chutes  si  étonnâmes  dont 
on  a  été  plus  d'une  fois  témoin,  je  ne  pourrai  ja- 
mais me  répondre  de  l'avenir  ;  et  dans  cette  double 
incertitude ,  ma  plus  sure  sauve-garde  sera  la  vigi- 
lance et  la  crainte.  Enfin ,  l'une  des  plus  grandes 
grâces  que  je  puisse  obtenir  du  ciel ,  c'est  que  ma 
crainte  soit  efficace  :  car  il  y  a  une  crainte  de  l'enfer 
stérile  et  infructueuse,  comme  il  y  un  désir  inutile  du 
salut.  On  craint  et  on  désire ,  ou  l'on  croit  désirer 
et  craindre  ;  mais  on  veut  en  même  temps  que  ce 
désir  ni  cette  crainte  ne  coûtent  rien.  Crainte  réprou- 
vée !  En  craignant,  je  dois  agir,  je  dois  me  corriger, 
je  dois  m'avancer,  je  dois  me  perfectionner ,  je  ne 
dois  rien  omettre  de  tout  ce  qui  peut  me  garantir 
du  malheur  oii  je  crains  de  tomber. 

Tels  sont  mes  sentimens ,  et  puissent-ils  ne  s'effacer 
jamais  de  mon  esprit  !  Si  l'impie  les  traite  de  foiblesse 
et  de  timidité  superstitieuse  ,  je  préférerai  ma  foi- 
blesse à  toute  sa  prétendue  force;  il  rira  de  ma  sim- 
plicité ,  et  moi  j'aurai  pitié  de  sa  folie  ,  lorsqu'il  ne 
craint  point  ce  qu'ont  craint  tant  d'hommes  raille 
fois  plus  sages  et  mieux  instruits  que  lui;  de  son  in- 
sensibilité ,  lorsqu'il  prend  si  peu  de  part  à  une  affaire 
qui  le  touche  de  si  près  ,  et  qu'il  s'intéresse  si  peu  au 
plus  grand  de  tous  ses  intérêts;  de  sa  témérité  et 
de  son  audace ,  lorsqu'il  s'expose  si  légèrement  et  de 
sang  froid  à  une  éternelle  réprobation ,  et  qu'il  n'a 
point  de  peine  à  en  courir  tout  le  risque.  S'il  s'en- 
durcit aux  avis  charitables  que  je  voudrois  sur  cela 
lui  donner,  et  si ,  malgré  les  plus  fortes  remontrances , 


MALHEUREUSE.  255 

1  demeure  dans  son  obslinalion ,  à  l'exemple  de  ces 
anges  ,  qui  se  retirèrent  de  Babylone ,  je  l'abandon- 
nerai à  son  sens  réprouvé ,  et  je  penserai  à  moi- 
même  ;  je  lèverai  les  mains  vers  Dieu ,  et  je  lui  ferai 
la  même  prière  que  le  Prophète  :  Ne  perdas  cum 
impiis  ,  Deus  ,  animam  meam  (i)  ;  Ne  perdez  pas. 
Seigneur  ^  ne  perdez  pas  mon  ame  avec  les  impies  ; 
sauvez-la  par  votre  miséricorde  ;  aidez-moi  à  la  sauver 
moi-même  par  mes  œuvres.  C'est  une  ame  immor- 
telle ,  c'est  mon  unique  :  ah  !  mon  Dieu ,  dès  qu'elle 
seroit  une  fois  perdue ,  elle  le  seroit  pour  jamai?. 
Préservons-nous ,  mes  chers  auditeurs  ,  d'une  telle 
perte";  chacun  y  est  pour  soi  ;  et  de  toutes  les  affaires , 
il  n'en  est  point  qui  nous  soit  plus  propre  ni  plus  par- 
ticulière que  celle-là  :  le  succès  en  dépend  de  Dieu 
et  de  nous  ;  Dieu ,  de  sa  part ,  ne  nous  manquera  pas  ; 
ne  manquons  pas  à  sa  grâce  ,  et  disposons-nous  ,  par 
la  parfaite  observation  de  ses  commandemens  ,  à  re- 
cevoir sa  gloire  dans  l'éternité  bienheureuse,  que  je 
vous  souhaite ,  etc. 

(i)  Ps.  25. 


SERMON 

POUR  LE 

XX.'  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  LE  ZÈLE  POUPt  L'HONNEUR  DE  LA 
RELIGION. 

Credidit  ipse ,  et  domns  ejus  tota. 

//  crttt  en  Jésus-Christ ,    et   toute  sa  maison  crut  comme 
lui.  En  saint  Jean  ,  chap.  4- 

\.-i'£ST  d'un  père  de  famille  que  l'évangile  nous  pro- 
duit aujourd'hui  l'exemple.  Touché  du  miracle  que 
le  Sauveur  du  monde  venoit  d'opérer  en  sa  faveur, 
et  ayant  embrassé  la  loi  de  cet  homme-Dieu  ,  il  la 
fait  encore  embrasser  à  ses  domestiques  ,  et  ne  croit 
pas  pouvoir  mieux  employer  son  pouvoir  qu'à  lui 
soumettre  toute  sa  maison  :  Credidit  ipse  ,  et  domiis 
ejus  tota.  Ce  n'est  pas  qu'il  use  de  violence  ,  ni  que 
d'une  autorité  absolue  il  entraîne  des  esprits  rebelles, 
et  arrache  d'eux,  pour  ainsi  parler,  une  foi  contrainte 
et  forcée.  En  matière  de  religion  ,  tout  doit  être  libre 
et  pleinement  volontaire;  et  Dieu  réprouveroit  un 
culte  oi^i  le  cœur  n'auroit  point  de  part.  Si  donc  cette 
heureuse  famille  s'attache  désormais  à  Jésus-Christ 
et  en  suit  fidèlement  la  doctrine ,  c  est  qu'elle  y 
est  engagée  par  l'exemple  de  son  chef,  c'est  qu'elle 
y  est  animée  par  ses  sages  remontrances ,  c'est  que 
le  témoignage  de  ce  nouveau  chrétien  est  une  ins- 
truction 


SUR  LE  ZÈLE  POUR  l'honneur,  etc.      liSy 
tmclion  pour  elle  qui  l'éclairé ,  qui  la  convainc ,  et 
que  de  l'honneur  qu'il  rend  à  la  foi ,  elle  apprend 
elle-même  à  l'honorer.  Car  ce  fut  là  sans  doute ,  mes 
chers  auditeurs ,  la  grâce  prévenante  et  extérieure 
dont  Dieu  se  servit ,  tandis  qu'il  agissoit  intérieure- 
ment dans  les  âmes ,  et  qu'il  y  répandoit  les  rayons 
de  sa  lumière.  Si  ce  maître  n'eût  pas  cru ,  ou  si ,  dis- 
simulant sa  foi ,  il  n'eut  pas  eu  l'assurance  de  s'en 
déclarer ,  tant  de  sujets  soumis  à  son  obéissance  et 
témoins  de  sa  conduite ,  seroient  demeurés  dans  les 
ténèbres  de  l'infidélité  ;  mais  parce  qu'il  ne  se  con- 
tenta pas  de  croire  ,  et  qu'il  parla  selon  sa  créance , 
qu'il  s'expliqua   hautement,  qu'il  confessa  Jésus- 
Christ  de  bouche  et  par  oeuvres ,  sa  conversion  seule 
fut  le  principe  de  toutes  les  autres  conversions  :" 
Crcdidit  ipse ,  et  àomus  ejus  tota.  Or  voilà  le  zèle 
que   je  voudrois  allumer  dans  vos  cœurs.  Voilà, 
chrétiens ,  par  où  je  voudrois  corriger  mille  scan- 
dales que  nous  causons  à  notre  religion ,  et  qui  la 
déshonorent.  Je  vais  vous  faire  comprendre  ma  pen- 
sée :  mais  pour  vous  la  bien  développer  ,  j'ai  besoin 
de  l'assistance  du  Saint-Esprit ,  et  je  la  demande  par 
l'intercession  de  Marie  :  disons-lui  :  Ave  Maria, 

Nous  avons  tous  une  obligation  indispensable  et 
naturelle  d'honorer  notre  religion ,  comme  nous  en 
avons  une  d'honorer  notre  Dieu»  Ces  deux  obliga- 
tions sont  fondées  sur  le  même  principe,  et  l'une 
est  une  suite  nécessaire  de  l'autre.  Dieu  et  la  reli- 
gion ,  dit  saint  Thomas,  ne  se  peuvent  séparer;  car 
Dieu  est  la  fin  dernière  que  uous  cherchons  ,  et  lu 
JOME  Yii.  M 


^58  SUR   LE    ZÈLE   rOUR   L'HONNEUR 

religion  esl  le  moyen  qui  nous  lie  à  celle  fin.  Comrntï 
il  esl  donc  impossible  d'aimer  la  fin  sans  aimer  le 
moyen  ,  aussi  est-il  impossible  d'honorer  Dieu  ,  sans 
honorer  la  religion.  Voilà  le  plus  noble  zèle  que 
nous  puissions  jamais  concevoir  ,  el  celui  de  tous 
auquel  nous  sommes  le  plus  étroitement  engagés. 
(Test  le  plus  excellent  et  le  plus  noble  ,  parce  que 
faire  honneur  à  la  religion  ,  c'est  le  faire  à  Dieu 
même.  Or  ,quel  avantage  pour  une  créature ;,  qu'elle 
soit  capable  de  faire  honneur  à  son  Dieu!  C'est  celui 
auquel  nous  sommes  le  plus  étroitement  engagés, 
parce  que  le  premier  de  tous  les  devoirs,  comme 
les  païens  mêmes  l'ont  reconnu  ,  regarde  la  divinité 
et  la  religion.  L'amour  de  la  patrie,  la  foi  conjugale, 
la  piété  des  enfans  envers  leurs  pères  ,  le  lien  des 
amitiés  les  plus  intimes  :  tout  cela  est  fort,  et  ce 
sont  de  grandes  obligations  ;  mais  tout  cela  doit 
céder  à  l'obligalion  dont  je  parle,  el  plutôt  que  d'y 
manquer ,  il  faut  être  prêt  de  renoncer  à  tout  le  reste. 
Qu'est-ce  que  notre  religion  ?  cest  un  précieux 
héritage  que  nous  avons  reçu  de  nos  ancêtres  , 
comme  ils  l'avoient  eux-mêmes  reçu  de  Dieu.  C'est  à 
nous  de  le  conserver  et  de  le  maintenir  avec  honneur. 
Moïse,  Josué  et  les  autres  conducteurs  du  peuple  de 
Dieu  ,  pouvoient  tout  sur  lui  quand  ils  l'intéressoient 
par  cette  considération.  Allons  ,  dlsoient-ils ,  géné- 
reux Israélites  ,  cVst  pour  le  Dieu  d'Abraham  qu'il 
faut  combattre;  cest  le  Dieu  d  Kaac  et  de  Jacob  qui 
vous  commande  de  marcher;  c'est  le  Dieu  de  vos 
pères  qui  nous  envoie  pour  vous  témoigner  combien 
il  se  tient  offensé  de  vos  superstitions.  A  celte  parole 


DE    L  \    RELIGION.  2^^ 

<ài\  Dieu  de  leurs  pères,  ils  se  sentoient  émus,  ils 
obéissoient  sans  réplique ,  ils  brisoient  leurs  idoles , 
les  armées  eniières  se  meltoient  sur  pied  et  se  pré- 
sentoient  à  l'ennemi.  Quoi  donc,  demande  saint 
Chrysosîôme ,  est-ce  que  Dieu  étoil  pour  eux  quelque 
chose  de  plus  parce  qu'il  avoit  été  le  Dieu  d'Abraliom , 
ou  que  leur  religion  éloit  plus  sainte  parce  qu'elle 
avoit  été  celle  de  leurs  pères  ?  Non  ,  répond  ce  saint 
docteur;  mais  cependant  cette  vue  du  Dieu  de  leurs 
pères  réveilloit  en  eux  les  plus  purs  senlimens  de  leur 
foi.  Se  regardant  comme  les  successeurs  d  Abraham  , 
d  Isaac  et  de  Jacob ,  ils  avoient  honte  d'avoir  dégé- 
néré de  leur  piété;  et  ce  seul  motif  leur  inspiroit  le 
zèle  de  ces  grands  patriarches ,  je  veux  dire,  le  zèle 
de  la  vraie  religion. 

Je  ne  suis,  chrétiens,  ni  un  Moïse,  ni  un  Josué, 
pour  prétendre  la  même  autorité  sur  vous;  mais  j'en 
ai  une  autre  en  vertu  de  mon  ministère  ,  qui  ne 
m'autorise  pas  moins  à  vous  parler  de  la  part  de 
Dieu  ;  et  c'est  par  un  mouvement  particulier  de  son 
esprit,  que  je  viens  vous  solliciter  pour  les  intérêts 
de  votre  religion  et  de  la  mienne;  me  promettant  au 
reste  bien  plus  de  vous  ,  que  jamais  Moïse  n'eut  droit 
d'attendre  du  peuple  juif.  Car  c'éloit  un  peuple  gros- 
sier et  incrédule  ,  un  peuple  insensible  aux  bienfaits 
de  Dieu  ,  un  peuple  léger  et  inconstant  :  et  moi 
j'espère  trouver  en  vous  un  peuple  docile  qui  sera 
touché  des  scandales  dont  la  religion  de  Jésus-Christ 
est  déshotiorée  ,  et  qtii  conspirera  avec  moi  pour  les 
retrancher  du  royaume  de  Dieu  et  de  son  Eglise  : 

^7- 


eSo       sur  le  yJ.LK  POUR  l'honneur 

Et  coîligcnt  de  regno  cjus  omnia  scandala  (i).  Il 
ne  s'agil  ici  que  des  scandalosqui  allaqiienl  spéciale- 
ment la  religion,  et  voici  le  dessein  de  ce  discours. 
Je  suppose  deux  qualités  essentielles  dont  je  vous  ai 
déjà  entretenus ,  et  que  nous  reconnoissons  ,  comme 
chrétiens  ,  dans  notre  religion  ;  savoir  ,  la  vérité  et 
la  sainteté.  La  vérité  de  sa  doctrine ,  et  la  sainteté 
de  sa  morale.  Or,  de  là  je  tire  deux  conséquences 
qui  vont  partager  ce  discours.  Notre  religion  est 
vraie  ;  donc  nous  devons  tous  l'honorer  par  la  pro- 
fession de  notre  foi ,  c'est  la  première  partie.  Notre 
religion  est  sainte  ;  donc  nous  devons  tous  l'honorer 
par  la  pureté  de  nos  moeurs ,  c'est  la  seconde  partie. 
Voilà  où  se  réduit  ce  zèle  dont  j'ai  entrepris  de  vous 
entretenir  ,  et  ce  qui  me  donnera  lieu  de  combattre 
bien  des  désordres  que  nous  ne  pouvons  assez  dé- 
plorer dans  le  christianisme.  Donnez -moi  votre 
attention. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

C'est  une  décision  de  l'Apôtre ,  que  pour  acquérir 
la  justice  chrétienne  et  pour  parvenir  au  salut ,  il 
faut  deux  choses  :  croire  dans  le  cœur ,  el  faire  au- 
dehors  profession  de  sa  créance.  Professer  la  foi  et 
ne  l'avoir  pas  dans  le  coeur  ,  ce  seroit  hypocrisie  ; 
mais  aussi  l'avoir  dans  le  cœur  et  n'oser  pas  dans 
les  rencontres  et  dans  les  sujets  où  son  honneur  le 
demande,  la  produire  au  dehors  et  en  faire  une  dé- 
claration publique ,  ce  seroit  pour  elle  un  outrage, 

(0  Matth.  i3. 


DE   LA  RELIGION,  261 

puisque  ce  seroii  la  désavouer  dans  la  pratique  et  en 
rougir  :  Corde  creditur  ad  justîtîam  ;  ore  autem 
confessio  fit  ad  salutem  (i).  11  est  d'un  devoir  es- 
sentiel, à  l'e'gard  de  tout  chrétien  ,  de  joindre,  pour 
honorer  sa  religion ,  à  la  soumission  de  l'esprit ,  la 
confession  de  la  bouche;  et  tel  a  élé  l'hommage  que 
lui  ont  rendu  si  hautement  et  avec  tant  d'éclat  les 
premiers  fidèles.  Rien  n'a  plus  contribué  à  sa  gloire 
que  la  sainte  liberté  de  ces  parfaits  chrétiens  à  la  re- 
eonnoîlre  et  à  la  publier.  Voulez-vous  savoir  com- 
ment au  milieu  des  plus  violentes  persécutions,  bien 
loin  de  déchoir  en  aueime  sorte  et  de  rien  perdre  de 
sa  splendeur,  elle  s'est  toujours  élevée?  C'est,  répond 
saint  Cyrille,  qu'elle  recevoit  alors  de  grands  et  d'il- 
lustres témoignages.  Les  empereurs  pensoienl  la  dé- 
truire en  exerçant  toute  leur  sévérité  contre  ceux 
qui  la  professoient ,  et  c'étoil  justement  le  moyen 
de  l'établir.  Ils  iravailloient  par  là ,  sans  le  vouloir , 
à  son  accroissement,  parce  qu'ils  lui  procuroient 
autant  de  témoins,  qu'ils  condamnoient  de  prétendus 
criminels.  Chaque  confession  lui  coûtoil  un  martyr; 
mais  chaque  martyr  lui  altiroit  ime  troupe  de  nou- 
veaux défenseurs. 

Ecoulez  l'excellente  raison  qu'en  donne  Terlulllen: 
C'est,  dit-il,  que  l'inébranlable  et  admirable  cons- 
tance des  fidèles  dans  la  profession  de  leur  foi ,  étoit 
une  leçon  sensible  et  convaincante  pour  les  païens  1 
Illa  ipsa  ,  quam  exprohratis  ,  ohsiinatio  confitendi 
magistra  est.  Et  en  elTet,  ces  idolâtres,  tout  atta- 
chés qu'ils  étoient  ù  leurs  superstitions ,  voyant  dans 

(1)  Rom.  10. 


-iD2  SUR   LE    ZÈLL    POUR    L  HONNEUR 

le  christianisme  qu'ils  perséculoient  une  telle  fer- 
meté ,  se  senioient  portés  à  examiner  le  fond  de 
celte  religion  prêchée  avec  tant  de  zèle  ,  défendue 
avec  tant  de  force ,  avouée  avec  tant  d'assurance  et 
au  péril  même  des  plus  cruels  tourmens  et  de  la 
mort  :  Quis  cniin  contemplatione  ejus  non  concutiiur 
aâ  requirendum  quid  intùs  in  re  sit  ?  Par  celle  re- 
<  iierche  et  cet  examen  qu  ib  en  faisoient,  ils  appre- 
iioient  à  la  connoîlre  ,  et  c'étoit  assez  qu  ils  la  con- 
nussent pour  la  révérer  et  pour  l'embrasser  :  Qiiis 
autcm  uhi  requisivit  ,  non  ac redit  /*  Voilà  ,  conclut 
Tertullien  ,  ce  qui  augmenloit  tous  les  Jours  le  nombre 
«les  disciples  de  Jésus-Christ,  et  ce  qui  donnoit  tant 
<le  lustre  et  tant  de  crédit  à  la  loi  qu'ils  professoient. 
Mais  au  contraire,  qu'un  d'eux  eût  fait  une  fausse 
démarche  et  se  fût  démenti  dans  une  malheureuse 
occasion  ;  que  la  crainte  des  hommes  et  leurs  me- 
naces l'eussent  ébranlé  ;  qu'une  espérance  humaine 
Teût  tenté  et  surmonté;  qu'il  eût  honteusement  dis- 
paru pour  ne  pas  répondre  et  ne  pas  rendre  raison 
de  sa  foi,  ou  qu'obligé  de  paroître  il  eût,  par  une 
lâche  dissimulation  ,  caché  ce  qu'il  étoit ,  ah  !  la  honte 
en  rejaillissoit  jusque  sur  la  face  de  l'Eglise;  la  peine 
qu'elle  en  ressentoit  lui  étoit  plus  douloureuse  que 
les  roues  et  que  les  croix  ;  et  comme  disoit  saint 
Cyprien  ,  la  foiblesse  des  membres  faisoit  languir  le 
corps  et  lui  causoit  les  plus  tristes  défaillances  :  In 
prostratis  fratribus  et  nos  prostravit  affectus. 

Or,  il  est  vrai,  mes  frères  ,  ces  temps  d'une  per- 
sécution ouverte  et  générale  ont  cessé  ,  et  nous  ne 
sommes  plus  appelés  devant  les  tribunaux  ni  exposés 


DE    LA    RELIGION.  2.(jO 

giix  arrêts  des  tyrans.  Ou  ne  nous  fait  plus  un  ciime 
d  être  chrétiens  ,  el  même  on  nous  en  feroil  un  de 
ne  l'être  pas  :  mais  ne  nous  flattons  point  de  celle 
paix;  car  à  le  bien  prendre,  cela  veut  dite  que  nous 
ne  sommes  plus  en  pouvoir  d'honorer  autant  notre 
religion  que  l'ont  honorée  ces  glorieux  athlètes,  qui 
eurent  le  courage  et  le  bonheur  de  signer  leur  foi  de 
leur  sang.  Cependant ,  sans  être  en  étai  de  l'honorer 
comme  eux ,  il  y  a  un  témoignage  qu'elle  attend  de 
nous;  et  parce  que  souvent  nous  lui  refusons  ce  té- 
moignage si  juste  et  si  raisonnable  ,  qu'arrive-t-il  ? 
C'est  qu'au  lieu  de  lui  faire  tout  l'honneur  que  nous 
pourrions  au  moins  lui  procurer,  nous  la  déshonorons 
par  nos  scandales  et  la  décreditons.  Si  je  puis  bien 
vous  développer  ce  mystère  d'iniquité ,  vous  en  gé- 
mirez avec  moi ,  et  vous  apprendrez  à  en  réparer 
les  suites  funestes.  Suivez-moi ,  je  vous  prie. 

Oui,  chrétiens  ,  la  profession  de  notre  foi  et  l'hon- 
neur qu'en  retire  la  religion  ,  est  pour  nous  d'un 
devoir  tellement  rigoureux  ,  que  nous  n'y  pouvons 
manquer  sans  en  devenir  responsables  et  à  Dieu,  et 
a  l'Eglise ,  et  à  toute  la  société  des  fidèles  :  trois 
preuves  exprimées  en  trois  mots  ,  et  fondées  sur  la 
doctrine  de  S.  Thomas  ;  expliquons-les.  Car  quand 
Dieu  a  voulu  instituer  une  religion  sur  la  terre ,  il 
n'a  pas  prétendu  qu'elle  y  demeurât  obscure  et  dans 
les  ténèbres  ;  parce  qu'elle  devoit  servir  àsa  gloire, 
et  qu  elle  n'étoit  même  établie  que  pour  sa  gloire  , 
il  ne  sullisoit  pas  quelle  fût  toute  intérieure  et  ren- 
fermée dans  le  secret  des  âmes;  mais  il  falloit  qu'elle 
fut  visible;  il  falloit  qu'elle  parût  au  jour,  el  au  plus 


n64  SUR   LE  ZÈLE  POUR  l'hONNEUR 

grand  jour,  afin  que  par  son  éclat  elle  contribuât  à 
relever  la  grandeur  du  maître  à  qui  elle  nom  soumet 
et  qu'elle  nous  propose  comme  l'objet  de  notre  culte. 
Or  elle  ne  peut  ainsi  paroîlre ,  qu'autant  que  nous 
la  professons  ;  et  de  là  ces  exercices  publics  qu'elle 
nous  fait  pratiquer  ,  de  là  ces  sacrés  mystères  qu'elle 
nous  fait  célébrer ,  de  là  ces  solennités  et  ces  fêles 
qu'elle  nous  fait  observer,  de  là  ces  pieuses  assem- 
blées oii  elle  nous  appelle,  et  ces  augustes  cérémonies 
où  elle  nous  fait  assister;  de  là  ces  prières  com- 
munes, ces  louanges  divines  qu'elle  nous  fait  réciter; 
de  là  tout  cet  extérieur  de  religion  que  nous  devons 
accompagner  de  l'esprit ,  et  qui ,  nous  donnant  une 
haute  idée  du  service  de  Dieu  ,  nous  attache  plus 
étroitement  à  Dieu  même ,  et  nous  excite  à  le  glori- 
fier. Si  donc  nous  voulons  nous  borner  à  une  fausse 
obéissance  du  cœur,  et  que  nous  dépouillons  notre 
religion  de  ces  apparences  et  de  ces  dehors;  si  nous 
craignons  de  la  faire  voir,  nous  l'obscurcissons ,  nous 
la  retenons  captive  dans  un  honteux  silence;  toute 
■vraie  qu'elle  est ,  nous  en  altérons ,  non  pas  la  vérité, 
qui  est  toujours  la  même ,  mais  la  foi ,  qui  a  divers 
degrés,  et  qui  peut  être  plus  ou  moins  vive.  La  tache 
se  communique ,  elle  s'étend  en  quelque  sorte  jusqu'à 
Dieu ,  et  par  là  nous  lui  dérobons  une  partie  de  la 
gloire  qu'il  avoit  en  vue,  et  dont  nous  lui  sommes 
redevables. 

Il  n  est  donc  pas  surprenant  que  Dieu ,  par  un 
commandement  exprès ,  nous  oblige  de  nous  faire 
connoîire  sur  le  point  de  la  religion  ,  de  parler  ou- 
vertement et  sans  déguisement ,  d'ajouter  aux  paroles 


DE   LA   RELIGION.  265 

tout  ce  qui  peut  dans  la  pratique  découvrir  et  meure 
en  évidence  noire  foi ,  d'en  rehausser  par  cette  con- 
fession les  avantages  et  d'en  confirmer  la  vérité.  Mais 
ce  n'est  pas  tout  ,  poursuit  l'Ange  de  l'école  ,  et  cette 
même  confession  de  la  foi  que  la  lumière  céleste  a 
gravée  dans  notre  sein  ,  l'Eglise  ,  par  un  autre  pré- 
cepte ,  a  droit  encore  de  nous  la  demander ,  et  ea 
effet  nous  la  demande  ,  comme  une  ratification  de 
la  promesse  faite  pour  nous  dans  notre  baptême , 
et  de  l'engagement  contracté  en  notre  nom.  Celte 
pensée  est  solide  ,  comprenez-la.  Sur  les  sacrés  fonts 
de  baptême  nous  avons  fait  à  l'Eglise  un  serment 
d'obéissance  ,  et  nous  nous  sommes  présentés  pour 
êlre  admis  parmi  ses  enfansetau  nombre  des  fidèles. 
A  la  face  des  autels,  nous  avons  solennellement  re- 
connu la  vérité  de  la  loi  où  nous  voulions  êlre 
agrégés  pour  y  vivre  et  pour  y  mourir.  Nous  avons 
renoncé  au  démon ,  au  monde ,  à  la  chair ,  pour 
nous  dévouer  à  Jésus-  Christ ,  pour  porter  le  joug 
de  Jésus-Christ,  pour  être  revêtus  de  Jésus-Christ. 
Tout  cela  en  présence  du  ministre  qui  nous  a  con- 
féré la  grâce  en  présence  des  spectateurs  ,  les  uns 
garans  ,les  autres  seulement  témoins  de  notre  protes- 
tation authentique  et  irrévocable.  Voilà  comment 
nous  avons  reçu  la  foi  dès  la  naissance  :  mais  après 
tout ,  ce  n'étoit  point  nous  proprement  alors  qui 
agissions  ,  nous  qui  parlions  ,  nous  qui  nous  enga- 
gions et  qui  répondions.  On  répondoit  pour  nous, 
on  parloit  pour  nous ,  on  agissoitpour  nous.  L'Eglise 
a  bien  voulu  se  contenter  de  ce  premier  engagement  ; 
elle  l'a  accepté  ,  mais  à  une  condilioii  j  c'est  que  dans 


2G6  SUR   LE    ZÈLE    POUR   l'iIONNEUR 

la  suile  il  seroil  rallilé  :  et  par  qui?  par  nous-mêmes  j 
€t  par  où?  non  poinl  tant  par  un  aveu  de  l'esprit, 
quoique  nécessaire  ,  que  par  un  aveu  de  la  bouche, 
par  un  aveu  déclaré  ,  publié  ,  notifié  à  tout  le 
monde  chrétien.  Sans  cela  ,  sans  une  telle  profes- 
sion ,  nous  révoquons  tacitement  ce  que  nous  avons 
dit  par  le  ministère  de  ceux  qui  nous  ont  prêté  leur 
voix  pour  nous  faire  entendre  ;  nous  les  démen- 
tons ,  et  nous  nous  démenions  nous  -  mêmes  ;  du 
moins  nous  rendons  notre  foi  suspecte  ,  et  nous 
faisons  cette  injure  à  la  religion  où  lEglise  nous  a 
associés  et  incorporés  ,  de  ne  plus  oser  prendre  son 
parti  ni  lui  marquer  notre  attachement ,  dès  que 
notre  raison  développée  peut  en  discerner  la  vérité  , 
il  que  nous  nous  trouvons  en  état  de  l'honorer  par 
notre  propre  témoignage. 

Le  mal  va  encore  plus  avant  ,  et  nous  violons 
«ne  troisième  et  dernière  obligation  ;  c'est  celle  de 
l'exemple  que  doit  chaque  fidèle  à  toute  la  société 
chrétienne  dont  il  est  le  membre.  Car  ,  nous  ne 
sommes  tous  qu'un  même  corps  en  Jésus -Christ  ; 
et  ce  qui  fortifie  ce  corps  mystique  ,  ce  qui  lui  donne 
une  sainte  vigueur  ,  ce  qui  soutient  la  foi  qui  en 
est  l'ame  ,  ce  qui  la  fait  fleurir  ,  c'est  l'édification 
commune  que  l'un  reçoit  et  qu'il  rend  à  l'autre.  Ce 
sont  ces  dehors  de  religion  qui  frappent  les  yeux , 
et  qui  font  d'autant  plus  d'impression  sur  les  cœurs , 
que  nous  nous  sentons  naturellement  excités  à  imi- 
ter ce  que  nous  voyons.  Touché  de  cet  extérieur  , 
on  conçoit  pour  la  religion  même  un  profond  respect. 
L'impiété  est  forcée  de  se  taire ,  et  la  vérité  triomphe. 


DE    LA    RELIGION.  2^-T 

Mais  par  une  règle  toute  contraire ,  que  ce  culte  vi- 
sible et  apparent  commence  à  s'abolir ,  tout  com- 
mence à  languir.  On  ne  sait  presque  plus  ce  que 
c'est  que  la  religion.  Les  libertins  s'en  prévalent  ; 
les  fidèles  en  sont  troublés  :  qu'est-  ce  que  la  foi, 
dit -on,  et  y  en  a-t-il  encore  dans  le  monde? 
Hlius  hominis  veniens  ,  putas  ,  Jidem  im-eniet  in 
ierrâ  (i)i* 

Voilà  ,  dis-je ,  mes  chers  auditeurs  ,  les  principes 
évidens  et  incontestables  d'oii  le  Docteur  angélique 
a  tiré ,  comme  une  conséquence  infaillible ,  l'im- 
portant devoir  que  je  vous  prêche.  Devoir  général 
et  qui  nous  regarde  tous  ;  mais  devoir  particulier 
pour  vous ,  grands  de  la  terre.  Un  grand  par  son 
élévation  est  plus  en  étal  de  faire  honneur  à  sa  reli- 
gion ;  de  même  aussi  que  sa  grandeur  et  la  distinc- 
tion de  son  rang  ,  par  un  malheur  inséparable  ,  le 
met  en  pouvoir  de  nuire  davantage  à  la  religion  et 
de  lui  porter  des  coups  plus  mortels.  Devoir  parti- 
culier pour  vous,  pères  et  mères  :  un  père  et  une 
mère  ,  par  l'autorité  qu'ils  ont  dans  leur  famille  , 
sont  plus  capables  d'y  entretenir  l'esprit  de  religion, 
et  par  conséquent  en  deviennent  beaucoup  plus  cri- 
minels s'ils  ne  prennent  pas  soin  de  l'y  conserver , 
et  que  par  un  abandon  total  des  œuvres  religieuses 
ils  le  laissent  peu  à  peu  se  détruire  ,  soit  dans  eux- 
mêmes,  soit  dans  ceux  que  le  ciel  leur  a  soumis. 
Devoir  particulier  pour  vous  ,  à  qui  la  réputation  , 
l'érudition  ,  le  génie  ,  donnent  sans  autre  droit , 
un  certain  crédit  dans  le  monde  :  il  ne  faut  souvent 

(i)  Luc.  18. 


2BS  SUR  LE   ZÈLE  POUR  l'hONNEUS 

qu'une  parole  d'un  homme  de  ce  caractère  pour 
maintenir  ou  pour  affoiblir  la  foi  et  la  religion  dans 
des  esprits  prévenus  en  sa  faveur  et  disposés  à 
l'écouter.  C'est  ce  qu'avoit  si  bien  compris  le  Pro- 
phète royal ,  et  ce  que  nous  devons  nous  -  mêmes 
conclure ,  en  disant  comme  lui  :  Credidi ,  propter 
quod  locutus  sum  (i)  ;  J'ai  cru  ,  et  je  ne  m'en  suis 
pas  tenu  là;  je  n'ai  point  cherché  à  déguiser  mes 
sentimens ,  ni  ma  créance  ;  je  o'ai  point  eu  peur 
qu'on  en  fût  instruit  et  qu'on  les  connût  ;  mais  dans 
la  persuasion  où  j'ai  été  et  où  je  suis  encore  ,  que 
je  devois  cet  hommage  à  la  vérité ,  et  cette  recon- 
noissance  au  bienfait  du  Maître  qui  me  l'a  révélée  , 
je  m'en  suis  expliqué  dans  tous  mes  discours  et  dans 
toute  ma  conduite  :  Propter  cjuod  locutus  sum. 

Telle  étoit  la  fidélité  de  ce  saint  roi  :  mais  par 
une  prévarication  contre  laquelle  les  prédicateurs 
de  l'évangile  ne  peuvent  trop  fortement  s'élever  ^ 
et  qui  doit  exciter  toute  l'ardeur  de  leur  zèle  ,  que 
faisons-nous?  Ah  ,  mes  frères  ,  que  ne  puis-je  vous 
le  représenter  dans  toute  son  étendue  et  dans  toute 
son  horreur  !  Au  lieu  d'honorer  notre  foi  en  la  pro- 
fessant selon  les  règles  d'une  religion  pure  et  sin- 
cère ,  nous  la  déshonorons  par  des  scandales  dont 
le  christianisme ,  qui  est  pour  nous  en  cette  vie  le 
royaume  de  Dieu ,  se  trouve  rempli.  Scandales  de 
toutes  les  sortes  :  les  uns  directs  ,  et  ce  sont  des 
scandales  de  libertinage  et  d'irréligion  ;  les  autres 
indirects  ,  et  ce  sont  des  scandales  d'indifférence  , 
de  lâcheté ,  de  respect  humain  en  matière  de  reli- 

(i)Ps.  Il 5. 


DE   LA  RELIGION.  269 

ligion.  J'entre  dans  un  fonds  de  morale  que  je  n'en- 
ireprends  pas  d  épuiser  ,  puisqu'il  est  presque  iné- 
puisable ;  mais  la  simple  exposition  que  je  vais  faire 
des  désordres  du  siècle  ,  je  dis  de  ce  siècle  mal- 
heureux où  nous  vivons ,  suffira  pour  vous  tou- 
cher ,  et  vous  convaincre  mieux  que  tous  les  raison- 
nemenst 

Scandales  de  libertinage  et  d'irréligion.  Je  ne 
prétends  point  ici  parler  de  ces  scandales  énormes 
qui  n'éclatent  que  trop  souvent ,  lorsque  dans  l'excès 
et  dans  la  licence  d'une  débauche ,  sans  ménagement 
et  sans  égard  ,  des  impies  font  gloire  de  traiter  avec 
profanation  les  choses  de  Dieu ,  de  parler  insolem- 
ment de  nos  mystères ,  de  se  jouer  des  plus  horribles 
sacrilèges,  et  d'employer  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint 
et  de  plus  divin  à  leurs  divertissemens.  Gela  s'est 
vu ,  chrétiens  ,  et  Dieu  veuille  que  ces  anathêmes 
qui  ont  été  au  milieu  de  nous ,  pour  user  du  terme 
de  l'Ecriture  ,    n'aient  pas  attiré  sur  nos  têtes  les 
malédictions  et  les  fléaux  dont  nous  sommes  conti- 
nuellement affligés.  Peut-être  en  portons -nous  la 
peine  sans  le  savoir.  Quoi  qu'il  en  soit ,   de  telles 
impiétés  et  leurs  auteurs  ont  plutôt  besoin  d'être 
réprimés  par  la  sévérité  des  lois ,  que  par  les  salu- 
taires avis  des  ministres  évangéliques  :  et  malheur 
à  ceux  qui ,  revêtus  d'une  puissance  légitime  pour 
arrêter  ces  scandales ,  les  laissent  impunis  ;  malheur 
à  ceux  par  qui  Dieu  en  doit  être  vengé  ,  et  par  qui 
il  ne  l'est  pas  :  car  il  saura  bien  se  venger  lui-même 
et  sur  eux-mêmes.  G'étoii  à  eux  d'être  les  protec- 
teurs et  les  défenseurs  de  la  cause  de  Dieu  j  mais 


270  SUR   LE   ZÈLE   POUR   l'hONNEUR 

parce  qu'une  molle  connivence  ,  qu'une  considéi  t- 
lion  toute  humaine  les  a  retenus  ,  c'est  à  eux  que 
Dieu  demandera  raison  de  sa  cause  abandonne'e  et 
de  ses  intérêts  trahis.  Cependant  le  comble  du  scan- 
dale ,  n'est-ce  pas  de  voir  quelquefois  des  libertins  si 
scandaleux  et  si  diiïamés  ,  aspirer  encore  après  cela 
aux  premiers  rangs  ,  et  peut-être  aux  premiers  rangs 
de  cette  même  religion  qu'ils  ont  profanée  avec  tant 
de  mépris  et  tant  d'outrages  :  voulant  porter  jusque 
sur  le  faîte  de  la  dignité  une  tache  qui  ne  s'effacera 
jamais,  une  flétrissure  qui  les  exposera  toujours  aux 
reproches  que  le  libertinage  même  pourra  leur  faire 
et  leur  fera  ,  et  qui  par  là  les  rend  presque  absolu- 
ment incapables  d'être  dignement  et  utilement  ce 
qu'ils  travaillent  néanmoins  à  devenir  ? 

Je  ne  veux  point  non  plus  parler  de  ces  abomi- 
nations de  désolation  qui  paroissent  tous  les  jours 
dans  les  lieux  saints  ,  c'est  -  à-  dire  ,  de  ces  irrévé- 
rences qui  se  commettent  à  la  face  des  autels  ,  à  la 
vue  des.  prêtres  du  Dieu  vivant  ,  aux  yeux  de  tout 
un  peuple  assemblé  et  humilié  devant  le  Seigneur  ; 
comme  si  1  on  avoit  entrepris  de  venir  insulier  Dieu 
même  dans  sa  propre  maison  ;  connue  si  son  sanc- 
tuaire éloit  destiné  aux  plus  sales  entreliens,  aux  plus 
criminelles  libertés  ,  aux  plus  indignes  adorations. 
Scandale  qui ,  par  une  espèce  de  providence,  ne  se 
voit  plus  que  dans  l'Eglise  chrétienne  et  parmi  nous  : 
Dieu,  dit  excellemment  saint  Augustin,  ayant  ,  ce 
semble  ,  voulu  de  notre  impiété  même  nous  faire 
une  preuve  de  la  vérité  de  notre  religion  ,  puisque 
c'est  la  seule  dont  le  démon  tâche  de  corrompre  le 


DE   LA    RELIGION.  27! 

culte  et  s'efforce  de  pervertir  les  pieuses  pratiques. 
Pourquoi  la  seule  ?  il  n'est  pas  difficile  d'en  con- 
cevoir la  raison.  Car  de  toutes  les  religions  ,  c'est  la 
seule  où  le.  vrai  Dieu  est  servi  ;  et  l'intérêt  de  ce 
capital  ennemi  de  Dieu  ,  est  que  tous  les  autres 
cultes  ,  quoique  faux  et  superstitieux  ,  soient  reli- 
gieusement observés  ,  parce  que  ce  sont  ses  ouvrages , 
et  qu'il  y  est  lui-même  adoré.  Encore  une  fois  ,  ce 
n'est  point  de  tout  cela  que  je  parle.  Ce  sont  plutôt 
des  monstres  que  des  scandales;  et  sans  que  je  m'ar- 
rèie  à  vous  en  faire  d'affreuses  images  ,  il  ne  faut 
que  le  moindre  sentiment  du  christianisme  pour  les 
détester. 

Je  passe  donc  à  d'autres  où  nous  tombons  avec 
moins  de  peine  ,  que  nous  évitons  avec  moins  de 
soin  ,  à  quoi  peu  à  peu  l'esprit  du  siècle  nous  fami- 
liarise ,  que  nous  nous  figurons  assez  innocens  et 
dont  quelquefois  nous  nous  piquons  jusqu'à  en  faire 
vanité  ,  quoiqu'en  effet  ce  soient  des  scandales  d  ir- 
réligion. Examinons  la  conduite  du  monde  ,  et  nous 
aurons  bientôt  appris  à  les  connoîlre.  Scandales 
d'Irréligion  ,  remarquez  ceci ,  s'il  vous  plaît  ;  scan- 
dales d'Irréligion  :  ce  sont  mille  railleries  des  choses 
saintes,  où  l'on  s'égaye  et  dont  on  s'applaudit.  On 
raille  de  tout ,  on  raille  des  personnes  de  piété  ,  et 
cela  détourne  les  esprits  foibles  de  la  voie  de  Dieu. 
On  raille  des  pasteurs  des  âmes  et  des  vicaires  de 
Jésus-Christ ,  et  cela  les  empêche  de  glorifier  Dieu 
dans  leur  ministère.  On  raille  des  prédications  et 
des  prédicateurs  ,  et  cela  fait  que  la  divine  parole 
est  abandonnée  et  qu'elle  n'opère  rien.  On  raille  des 


^-72  SDR   LE    ZÈLE   POUR   l'hONNEUR 

dévotions  de  l'Ej^llse  sous  ombre  de  crédidlté ,  de 
simplicilé ,  d'imagination  et  de  vision  dans  les  peuples 
qui  les  pratiquent  ,  et  cela  tourne  au  mépris  de 
l'Eglise  même  qui  les  autorise.  On  raille  de  certaines 
sociétés  ,  de  certaines  indulgences  sous  prétexte  des 
aLus  qu'on  y  découvre  ,  ou  que  l'on  croit  y  décou- 
vrir :  an  lieu  d'imiter  saint  Augustin  ,  qui  ,  tout 
évêque  qu'il  étoit ,  n'osoit  souvent  s'élever  contre 
un  abus  ,  de  peur  que  la  substance  môme  de  la  chose 
n'en  fût  altérée  :  car  c'est  ainsi  qu'il  s'en  déclare 
dans  une  de  ses  lettres.  On  raille  de  la  fréquentation 
des  sacremens  ,  et  de  là  vient  que  ces  sources  de 
grâces  et  ces  remèdes  salutaires  sont  négligés. 

Scandale  d'irréligion  :  c'est  cette  malignité  dont 
tant  d'esprits  aujourd'hui  sont  préoccupés  contre 
l'Eglise.  Car  ,  vous  en  verrez  qui  là  -  dessus  ont  un 
fonds  de  chagrin  et  d'amertume  dont  ils  ne  sauroient 
se  défendre.  A  peine  peuvent-ils  souffrir  que  l'Eglise 
soit  dans  l'éclat  oii  elle  est  maintenant  :  ses  revenus 
les  choquent  ,  sa  juridiction  leur  déplaît.  Us  vou- 
droient  qu'elle  fût  aussi  dépendante  des  puissances 
temporelles  ,  aussi  pauvre  et  aussi  abjecte  dans  le 
monde  ,  qu'elle l'étoit  du  temps  des  premiers  Césars  ; 
c'est-à-dire,  qu'elle  fût  aussi  esclave  sous  les  chré- 
tiens qui  sont  ses  enfans  ,  qu'elle  l'étoit  sous  ses 
persécuteurs  et  ses  ennemis.  Nouveaux  Hérodes ,  dit 
saint  Bernard  ,  qui  laissent  Jésus  -  Christ  en  paix 
dans  l'obscurité  de  son  berceau ,  mais  qui  sont  jaloux 
de  le  voir  puissant  et  exalté  dans  les  progrès  et  J  exal- 
tation de  son  épouse  :  Aller  Herodes  ,  qui  Christum 
non  in  cunis  hahet  suspectum  ,  sed  in  Ecclesiis 

invidet 


DE   LA   RELIGION.  2^3 

inviâet  eocaltatum.  Entendez-les  parler  de  l'Ej^lise, 
il  n'y  a  rien  qu  ils  ne  défigurent.  S'y  consacrer  pour 
vaquer  à  Dieu  ,  c'est  paresse  ;  s'y  établir  ,  c'est  am- 
bition et  intérêt.  Qu'un  ecclésiastique  ou  un  religieux 
s'oublie  en  quelque  rencontre  ,  vous  diriez  qu'ils  en 
triomphent.  Qu  il  y  ait  eu  quelque  chose  à  censurer 
dans  un  homme  constitué  en  diguité ,  dans  un  sou- 
verain pontife ,  c'est  sur  quoi  ils  sont  savans  et  élo- 
quens.  Toujours  disposés  à  raisonner  sur  ce  que 
l'Eglise  ordonne  ,  et  jamais  à  le  favoriser  ;  n'ayant 
d'esprit  que  contre  lEglise  ,  et  jamais  pour  l'Eglise; 
n'étant  attentifs  qu'à  borner  son  autorité  ,  sans  être 
dociles  à  s'y  soumettre. 

Scandale  d'irréligion  :  c'est  cette  témérité  si  dan- 
geieuse  et  si  ordinaire  avec  laquelle  des  hommes 
sans  étude  ,  sans  lettres  ,  sans  nulle  teinture  des 
sciences  divines ,  s'énoncent  hardiment  sur  tout  ce 
qu'ils  ne  goûtent  pas  dans  notre  créance  ,  ou  qui 
n'est  pas  conforme  à  leur  sens  dans  1  Ecriture ,  quoi- 
que les  seules  raisons  humaines,  dit  saint  Augustin, 
dussent  leur  rendre  cette  créance  et  cette  Ecriture 
vénérables  :  et  cela  ,  chrétiens  ,  parce  qu'ils  sont  du 
nombre  de  ceux  que  décrivoil  l'apôtre  saint  Jude , 
qui  blasphèment  tout  ce  qu'ils  ignorent:  (^uœcum- 
que  ignorant  ,  blasphémant  (  i  ).  Au  lieu  qu'ils 
devroient  dire  :  Du  moins  je  porterai  ce  respect  à 
ma  foi  et  à  ma  religion ,  de  ne  condamner  jamais 
ce  que  je  n'entendrai  pas  ,  et  d'en  accuser  plutôt 
mon  ignorance  ,  que  de  m'en  prendre  à  celui  dont 
les  ténèbres  valent  mieux  pour  moi  que  toutes  les 

(i)  Jud.  V.  lo. 

TOME  VU,  l8 


274  SUR   LE   ZÈLE   POUR  l'HONNEUR 

lumières  de  mon  esprit.  Scandales  d'irréligion  :  ce 
sont  ces  livres  contagieux  et  ces  ouvrages  où  la  foi 
est  artificieusement  corrompue  ,  où.  la  vertu  est  tra- 
duite en  ridicule,  oii  la  crainte  de  l'enfer  et  des  juge- 
mens  de  Dieu  est  représentée  comme  une  foiblesse. 
Ouvrages  reçus  avec  une  estime  générale  ,  lus  avec 
une  avidité  insatiable  ,  récités  dans  tous  les  cercles 
et  proposés  pour  des  modèles.  En  vérité ,  peut-oa 
dire  alors  qu'il  y  ait  de  la  religion  dans  le  monde  ? 
ie  peut-on  penser  ?  Scandales  d'irréligion  :  ce  sont 
ces  liaisons  avec  des  gens  connus  pour  être  des 
incrédules  et  des  athées  :  liaisons  dont  les  plus  ver- 
tueux ,  ou  ceux  qui  passent  pour  tels  ,  ne  font  point 
de  scrupule  ;  liaisons  fondées  sur  cela  seul  que  ce 
sont  des  esprits  agréables  ,  qu'ils  divertissent  et 
qu'ils  plaisent  ,  qu'ils  brillent  dans  les  conversa- 
tions et  qu'on  les  écoute  volontiers,  sans  se  soucier 
du  péril  où  l'on  expose  sa  conscience  et  sa  foi  ;  sans 
se  mettre  en  peine  de  l'avantage  qui  en  revient  à 
l'impiété  ,  quand  on  voit  que  pour  n'avoir  point  de 
religion  on  n'en  est  pas  moins  estimé  ni  moins  re- 
cherché. Ah  !  chrétiens  ,  où  est  ce  zèle  du  Roi  pro- 
phète ,  lorsqu'il  protestoit  si  hautement  à  Dieu  qu'il 
n'auroit  jamais  de  commerce  avec  les  impies  ,  et 
que  jamais  il  ne  leur  donneroil  le  moindre  accès 
auprès  de  sa  personne  ,  parce  qu'il  craignoit  de 
paroître  en  quelque  sorte  les  approuver  et  les  auto- 
riser :  Odii'i  ecclesiam  malignantium  ,  et  cum  impiis 
non  sedeho  (i)? 
Poursuivons ,  et  ne  nous  lassons  point  d'un  détail 

(i)  Ps.  25. 


DE   LA    RELIGION.  275 

toujours  abrégé,  quelque  étendu  d'ailleurs  qu'il  puisse 
être.  Scandales  d'irréligion  :  ce  sont  ces  entreliens 
011  se  débitent  mille  maximes  formellement  opposées 
à  la  morale  de  l'évangile  ;  par  exemple  :  que  rien 
n'est  plus  cher  que  l'honneur  ,  et  qu'il  ne  faut  jcimais 
souffrir  une  injure  ;  que  chacun  par  rapport  aux  biens 
temporels,  doit  pensera  soi,  et  se  pourvoir  comme 
il  peut  ;  qu'on  n'est  heureux  qu'autant  qu'on  est  riche , 
qu'autant  qu'on  est  puissant  et  accrédité  ,  qu'on  jouit 
des  commodités  et  des  douceurs  de  la  vie  ;  qu'il  y  a 
un  âge  pour  la  retraite,  et  un  autre  pour  le  plaisir; 
que  certaines  fautes  ne  sont  point  de  si  grands  péchés , 
qu'il  n'est  pas  à  croire  que  Dieu  s'en  tienne  si  griève- 
ment offensé  ,  ni  qu'il  les  punisse  si  sévèrement. 
Maximes  toutes  mondaines ,  mais  dont  on  se  prévient, 
auxquelles  on  se  conforme  ,  que  Ion  répand  ,  que 
l'on  suit  malgré  les  anathemes  du  Fils  de  Dieu  qui 
les  a  tant  de  fois  foudroyées  et  proscrites.  Enfin  scan- 
dales d'irréligion  :  ce  sont  ces  nouveautés ,  ces  erreurs 
qu'on  veut  introduire  aux  dépens  de  la  saine  doctrine. 
Erreurs  qui  n'éclatent  pas  tout  à  coup  ,  mais  qui  se 
glissent  secrètement  et  par  degrés.  On  les  couvre  d'un 
voile  de  religion  et  de  réforme.  On  les  insinue  dans 
des  discours  publics,  dans  des  conférences  particu- 
lières ,  dans  des  libelles  et  des  écrits.  On  leur  donne 
un  air  de  régularité,  d'austérité,  de  pur  christianisme, 
qui  impose  et  qui  engage.  Elles  ont  bientôt  leurs 
fauteurs  ,  surtout  parmi  le  sexe  ,  plus  facile  à  séduire 
et  plus  sujet  à  s'entêter.  Elles  ont  bientôt  leur  parti  ; 
et  ce  parti  croit,  s'avance  ,  lève  la  iete,se  souîienl 
par  ses  intrigues,  ses  artifices,  ses  discours;  désole 

18. 


276  SUR    LE    ZÈLE    POUR   l'iïONNEUR 

le  champ  du  père  de  famille  en  y  semant  la  zizanie, 
et  cause  dans  le  troupeau  de  Jésus-Christ  les  schismes 
et  les  divisions.  Ce  ne  sont  point  là  des  fantômes  ; 
et  plût  au  ciel  que  tout  ce  que  j'en  pourrois  dire  ne 
fût  qu'imaginaire  et  en   idée  ! 

Or,  je  vous  demande,  mes  chers  auditeurs,  si 
tout  cela  et  tout  ce  que  je  passe  ne  sont  pas  des  scan- 
dales, et  des  scandales  directement  contraires  à  cette 
profession  simple ,  soumise,  droite  et  ouverte  qui 
honore  la  religion  ?  El  combien  d'autres  aurois-je 
encore  à  vous  reprocher  ?  Scandales  indirects  ,  je 
veux  dire  ,  scandales  d'indifférence ,  scandales  de  né- 
gligence ,  scandales  de  complaisance  ,  scandales  de 
respect  humain  et  d'une  servile  dépendance.  Quelle 
matière  à  de  nouvelles  réflo&ions  !  Elle  est  infinie ,  et 
je  suis  obligé  de  la  renfermer  en  peu  de  paroles. 

J'appelle  scandale  d'indifférence ,  une  froideur 
mortelle  et  une  malheureuse  neutralité  sur  ce  qui 
louche  les  intérêts  de  la  religion.  Qu'il  s'élève  quel- 
ques différends  sur  des  questions  importantes  oii  la 
vraie  foi  est  attaquée,  des  gens  demeurent  tranquil- 
lement à  l'écart ,  et  ils  ne  prennent  point ,  disent-ils  , 
de  pajti  ;  ils  ne  sont  ni  pour  l'un ,  ni  pour  l'autre  ; 
se  flattant  de  suivre  en  cela  l'avis  du  grand  Apôtre  , 
qui  reprenoit  les  chrétiens  de  Corinthe  d'être  les  uns 
pour  Paul,  et  les  autres  pour  Apollo;  mais  ne  faisant 
pas  attention  à  ce  quajoutoit  le  même  apôtre ,  qu'ils 
dévoient  être  pour  Jésus-Christ  :  et  par  conséquent , 
que  si  Paul  soutenoit  la  doctrine  de  Jésus-Christ  , 
s'il  combattoit pour  lEglise  de  Jésus-Christ,  ils  dé- 
voient nécessairement  se  tourner  du  côlé  de  Paul  et 


DE    LA   RELIGION.  277 

le  seconder.  Cependant  on  se  lient  en  paix;  on  entend 
tout ,  et  l'on  ne  s'attache  à  rien.  Que  la  religion  soit  en 
danger,  que  l'Eglise  de  Jésus-Christ  soit  humiliée  , 
qu'elle  soit  méprisée ,  qu'elle  soit  insultée  ,  on  n'en 
est  nullement  ému  ;  et  c'est ,  à  ce  qu'il  semble  ,  une 
sagesse ,  une  discrétion  ,  un  esprit  de  dégagement. 
Comme  si  dans  la  cause  de  Dieu  ,  tout  homme ,  selon 
le  mot  de  Tertullien,  n'étoit  pas  né  soldat.  Gomme 
si  jamais  il  éioit  permis  à  des  enfans  de  rester  neutres 
entre  leur  mère  et  ses  ennemis  ;  à  des  sujets,  entre 
leur  prince  légitime  et  des  peuples  révoltés;  à  des 
chrétiens,  à  des  catholiques,  entre  l'Eglise  et  des 
rebelles  qui  lui  déchirent  le  sein.  J'appelle  scandale 
de  négligence  une  omission  habituelle  et  presque 
nniverselle  de  tout  ce  qui  est  du  culte  de  Dieu  :  et 
que  peut-on,  en  effet  juger  de  la  religion  d'un  homme 
à  qui  l'on  ne  voit  jamais  pratiquer  nul  exercice  de 
religion  ?  Point  de  prière  ,  ni  en  commun  ,  ni  en  par- 
ticulier; point  d'abstinences  ni  de  jeûnes,  quoique 
ordonnés  par  l'Eglise;  point  de  confessions,  de  com- 
munions, pas  même  souvent  au  temps  de  la  Pâque, 
Or  ,  vous  savez  combien  cet  état  est  fréquent ,  et 
dites- moi  quel  vestige  du  christianisme  on  y  peut 
reconnoître.  J'appelle  scandale  de  complaisance  une 
damnable  facilité  à  prêter  l'oreille  aux  paroles  licen- 
cieuses de  quelques  amis  d'une  foi  très-suspecte  et 
peut-être  tout  à  fait  perdue.  Ce  n'est  pas  qu'on  se 
plaise  à  ces  sortes  de  conversations  ;  mais  par  une 
criminelle  condescendance,  on  parolts'y  plaire.  On 
voit  assez  ce  qu'on  auroità  répondre,  mais  on  crain- 
droitde  se  rendre  i'ûciieux  et  critique.  On  se  persuade 


278  SUR    LE    ZÈLE   POUR   l'kONNEUR 

pouvoir  tout  accorder  à  la  liberté  et  à  renjouement 
de  l'entrelien.  On  consent  à  tout ,  ou  l'on  semble  y 
consentir  ,  dès  qu'on  n'y  résiste  pas  ;  et  tout  fidèle 
qu'on  peut  être  ,  on  passe  pour  impie  avec  les  impies. 
J'appelle  scandales  de  respect  humain  ei  d'une  serv  ile 
dépendance ,  celte  lâche  timidité  qui  nous  ferme  la 
bouche  en  la  présence  d'un  maître  ,  d'un  grand  k 
qui  l'on  a  vendu  son  ame  et  sa  religion  ;  ces  vues  de 
fortune  par  où  l'on  se  laisse  entraîner  dans  un  parti 
que  l'on  sait  être  le  parti  de  Terreur  ;  ces  ménagemens 
au  moins  et  ces  réserves  pour  ne  le  pas  choquer  et 
ne  s'en  attirer  pas  la  disgrâce. 

Hé  !  Seigneur  ,  si  dans  la  naissance  de  votre  Eglise 
et  dans  ces  premiers  temps  où  elle  eut  à  livrer  tant 
de  combats  et  à  essuyer  tant  de  persécutions  ,  elle 
n'avoit  point  eu  d'autres  défenseurs,  que  seroil-elle 
devenue  ?  Si  les  premiers  chrétiens  eussent  été  des 
indifFérens,  des  négligens ,  de  faux  complaisans  ,  des 
sages  et  des  poli  tiques  mondains  ,  auroienl-ils  sacrilié 
leurs  biens  et  répandu  leur  sang  pour  l'honneur  de 
îa  religion?  En  combien  d'occasions  l'auroient-ils 
trahie ,  non  pas  toujours  en  se  déclarant  contre  elle  , 
mais  en  ne  se  déclarant  pas  pour  elle  ,  mais  en  dissi- 
mulant ,  mais  en  se  taisant  !  Car,  dit  saint  Ghrysos- 
tôme  ,  il  ne  faut  pas  seulement  réputer  pour  traître 
à  sa  religion,  celui  qui  l'abandonne  ouvertement  en 
appuyant  le  mensonge,  mais  celui  qui  ne  la  confesse 
pas  hautement  en  soutenant  la  \énié:  No fi  cm' m 
solus  ille  proditor  est  veritatis  qui  mendacium  lo- 
t^uitur  y  sed  qui  veritatem  ^  cîim  oportet ,  non  con- 
Jiielur.  Soyons  de  bonne  foi ,  mes  frères,  et  puisque 


DE   LA  RELIGION.  279 

nous  Sommes  chrétiens  ,  soyons-le  pleinement ,  en 
faisant  gloire  de  l'être.  C  est  ne  l'être  qu'à  demi, 
que  de  ne  le  vouloir  pas  parcîire.  Appliquons-nous  à 
nous-mêmes  les  justes  reproches  que  falsoit  aux  Juifs 
le  prophète  Elie  :  Usquequb  claudicatis  in  duas 
partes  ?  (i)  Que  ne  vous  déterminez-vous  à  l'un  ou 
à  l'autre?  et  comment,  par  un  monstrueux  assem- 
blage de  religion  et  d'infidélité,  prétendez- vous  être 
tout  ensemble  au  Seigneur  et  à  Baal  ?  Si  le  Seigneur 
est  votre  Dieu ,  que  ne  le  reconnoissez-vous  sans 
déguisement  ?  et  s'il  ne  l'est  pas ,  que  ne  le  désavouez- 
vous  absolument  ?  Si  Dominus  est  Deus  ^  sequimini 
eum  ;  si  autem  Baal ^  sequimini illiim  (2).  Telle  est , 
mes  chers  auditeurs  ,  la  disjonclive  que  l'Eglise  vous 
propose  encore  aujourd'hui ,  ou  que  je  vous  propose 
en  son  nom  :  choisissez  ;  mais  que  dis-je?  et  y  a-t-il 
là-dessus  une  autre  résolution  à  prendre  que  de  nous 
dévouer  plus  fortement  que  jamais  à  l'excellente  et 
divine  foi  où  nous  avons  été  élevés  ,  et  de  lui  rendre 
tous  les  hommages  qu'elle  attend  de  nous  ?  Respec- 
tons la  religion  ,  et  tout  ce  qui  a  quelque  rapport  à 
la  religion:  car  il  n'y  a  rien  pour  nous  de  plus  grand 
ni  de  plus  sacré.  Professons-la  avec  assurance  ,  et 
ne  rougissons  jamais  d'une  si  glorieuse  confession. 
Dieu,  dit  saint  Ambroise,  ne  nous  a  pas  donné  la 
honte  et  la  pudeur  pour  nn  tel  sujet ,  et  ce  seroit 
bien  mal  l'employer  que  de  la  faire  servir  contre  lui- 
même.  Notre  foi  est  aveugle  (  c'est  la  pensée  de 
Zenon  de  Vérone  )  ,  elle  doit  être  moins  sujette  à 
rougir;  et  comme  elle  ne  voit  pas  ce  qu'elle  croit, 

(i)3.  Rcg.  18. -.(2)/i.irf. 


28o  SUR   LE    ZÈLE   POUR  L'hONNEUR 

elle  doit  aussi  nous  fermer  les  yeux  à  toules  îés  con- 
sidérations du  monde ,  quand  il  s'agit  de  repousser 
les  scandales  qui  l'oirens?nl.  Ne  nous  contenions  pas 
de  riioiiorer  comme  vraie  ,  par  une  profession  libre 
et  publique:  mais  puisqu'elle  est  sainte,  honorons-la 
par  la  pureté  et  la  sainteté  de  nos  mœurs.  Antre 
devoir  dont  j'ai  à  vous  parler  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Que  notre  religion  soit  sainte ,  et  même  de  toutes 
les  religions  la  plus  sainte  ,  disons  mieux,  et  même 
de  toules  les  religions  Tunique  vraiment  et  parfai- 
tement sainte  ,  c'est  un  principe,  chrétiens,  que  j'ai 
déjà  établi  dans  un  discours  exprès  sur  celle  matière  , 
et  qui ,  selon  mon  dessein ,  ne  demande  point  ici  de 
nouvelles  preuves  pour  vous  en  convaincre.  Elle  est 
sainte  dans  son  auteur,   sainte  dans  ses  maximes, 
sainte  dans  ses  préceptes  ei  ses  conseils,  sainte  dans 
ses  mystères ,  sainte  en  tout  :  car  c'est  ainsi  que  le 
Sainl-Esprit  nous  l'a  représentée  toute  pure  et  sans 
tache  ,  et  voilà  l'idée  que  je  vous  en  ai  donnée  moi- 
inême ,  et  que  vous  en  avez  dû  concevoir.  Ceci  donc 
posé  ,  j'ajoute  nue  aulre  vérité,  non  moins  certaine 
ni  moin^  indubitable  :  que  de  toutes  les  qualilés  et 
de  toutes  les  prérogatives  qui  relèvent  la  religion  de 
Jésus-Christ  que  nous  professons,  il  n'en  est  point 
de  plus  cxcelleute  ,  ni  par  conséquent  de  plus  glo- 
rieuse que  sa  sainteté  ;  jioiuqnoi?  parce  que  c'est  par 
sa  saioleféqu  tlle  est  ùigne  ue  Dieu;  parce  que  c  est 
sa  sainteté  qui  la  i  eiid  agréable  à  Dieu  ;  parce  qu'entre 
tous  les  lémoiguages  ,  nul  autre  que  la  sainteté  ne 


DE   LA   RELIGION.  agi 

montre  plus  infailliblement ,  ni  même  si  infaillible- 
menî qu'elle  est  de  Dieu.  Dans  cette  religion,  Dieu  a 
renfermé  tous  les  dons:  le  don  des  miracles  ,  le  don 
des  langues  ,  le  don  de  propliëlie  ,  le  don  de  science , 
le  don  de  sagesse,  et  les  autres  dont  saint  Paul  nous  fait 
le  dénombrement  :  mais  avec  ces  dons  ,  si  ce  n'étoit 
une  religion  sainte  ,  dès-là  elle  seroit  réprouvée  de 
Dieu  ;  et  indépendamment  de  ces  dons  ,  elle  seroit 
toujours  selon  le  gré  de  Dieu  ,  dès  qu'elle  seroit 
sainte.  D'où  il  s'ensuit  que  ce  qui  honore  davantage 
la  religion ,  c'est  ce  qui  fait  plus  éclater  sa  sainteté  , 
parce  que  c'est  ce  qui  la  rend  plus  vénérable. 

Or  ,  il  est  constant  que  ce  qui  fait  plus  paroître  la 
sainteté  de  notre  religion  ,  c'est  la  sainte  vie  de  ceux 
qui  la  professent.  Car,  pour  appliquer  ici  la  figure 
de  l'évangile,  on  juge  de  l'arbre  par  ses  fruits  :  s'il 
produit  de  bons  fruits  ,  on  connoît  que  c'est  un  bon 
arbre:  Arhor  hona  facit fructus  honos.  La  sainteté 
des  effets  marque  la  sainteté  du  principe  qui  les 
opère;  et  il  faut  qu'une  religion  soit  sainte  pour  avoir 
la  vertu  de  sanctifier.  Ce  n'est  pas,  après  tout,  qu'elle 
ne  puisse  être  sainte  en  elle-même  ,  sans  que  ceux 
qui  en  portent  le  nom  et  qui  s'en  déclarent  les  secta- 
teurs, acquièrent  la  même  sainteté.  Car,  bien  qu'ils  y 
soient  attachés  par  un  engagement  de  parole  et  de 
foi,  la  perversité  de  leur  cœur  peut  les  en  détacher 
dans  la  pratique  par  une  criminelle  et  volontaire  cor- 
ruption de  mœurs.  Ils  peuvent  croire  ses  vérités,  ils 
peuvent  admirer  ses  maximes ,  ils  peuvent  même  dé- 
sirer saperfection  d'un  désir  inefiieace  et  de  pure  com- 
plaisance ,  tandis  qu'entrainés  par  le  poids  de  la  na- 


282  SUR   LE    ZÈLE   TOUR   l'hONNEUR 

lure  et  emportés  par  l'ardeur  des  passions  auxquelles 
ils  se  laissent  gouverner,  ils  vivent  tout  autrement 
qu  ils  ne  croient ,  et  suivent  des  maximes  toutes  con- 
traires. Le  désordre  de  leur  vie  vient  de  leur  volonté 
qui  se  dérègle,  et  non  point  de  leur  religion,  qui 
n'en  est  en  soi  pas  moins  parfaite  :  et  voilà  la  juste 
et  solide  réponse  à  ceux  qui  voudroienl  s'en  prendre 
à  la  religion  chrétienne  des  vices  qui  régnent  parmi 
les  chrétiens.  Tout  cela  est  incontestable  :  mais  enfin, 
il  faut  toujours  avouer  que  ce  qui  donne  plus  de  lustre 
à  la  sainteté  d'une  loi ,  c'est  la  sainteté  de  ceux  qui 
l'ont  embrassée.  Etre  saint  et  paroître  saint ,  ce  sont 
deux  choses  toutes  différentes.  D'être  sainte  ,  c'est  ce 
que  la  loi  évangélique  a  de  son  fonds,  ou  ce  qu'elle 
a  reçu  de  Dieu  :  mais  de  paroîlre  sainte ,  d'être  es- 
timée sainte,  d'èîre  révérée  comme  sainte  ,  c'est  ce 
qu'elle  peut  recevoir  de  nous  et  de  notre  sainteté  : 
comment  ?  parce  que  notre  sainteté  sera  le  témoignage 
visible  et  irréprochable  de  la  sienne. 

Si  donc ,  mes  chers  auditeurs  ,  nous  voulons  l'ho- 
norer sous  cette  précieuse  qualité  de  sainte,  qui  lui 
est  si  légitimement  acquise  et  qui  fait  un  de  ses  plus 
beaux  ornemens  ,  nous  ne  le  pouvons  mieux  qu'en 
travaillant  à  notre  propre  sanctification.  Et  c'est  pour 
cela  que  saint  Paul  recoramandoit  tant  aux  fidèles  de 
se  rendre  irrépréhensibles  dans  toute  leur  conduite, 
et  de  faire  en  sorte  que  les  païens  et  les  idolâtres  ne 
trouvassent  rien  à  censurer  en  eux  ;  persuadé  qu'il 
étoit  que  rien  ne  releveroit  davantage  la  gloire  du 
christianisme ,  et  ne  contribueroit  plus  à  le  répandre 
dans  toutes  les  parties  du  monde.  C'est  pour  cela 


DE   LA   RELIGION.  283 

qu'il  exhorloit  si  expressément  ces  mêmes  fidèles  à 
pratiquer  le  bien ,  non-seulement  devant  Dieu ,  mais 
devant  les  hommes  ,  afin  que  l'honneur  en  rejaillît 
sur  la  religion  qui  le  leur  enseignoit ,  et  qu'elle  en 
devînt  plus  respectable.  C'est  pour  cela  que  tous  les 
Pères  de  lEglise  se  sont  tant  appliqués  à  entretenir 
dans  ceux  qu'ils  instruisoient  ,  l'innocence  et  la  pu- 
reté de  la  vie  ,  et  à  n'y  rien  souffrir  contre  l'édilica- 
tion  publique  ;  ayant  en  vue  ,  outre  le  salut  de  chaque 
particulier,  l'avantage  qu'en  tireroit  tout  le  corps  de 
la  religion  et  le  crédit  oii  elle  s'établiroil.  C'est  pour 
cela  que  toutes  les  nouvelles  sectes  ,  toutes  les  héré- 
sies, ont  toujours  affecté  un  air  de  réforme  et  un 
extérieur  de  régularité ,  par  oii  elles  se  sont  insinuées 
dans  les  esprits  ,  et  elles  ont  fait  de  si  tristes  progrès. 
Aussi ,  quand  saint  Augustin ,  parlant  aux  infidèles, 
vouloit  exalter  la  religion  chrétienne  et  leur  en  don- 
ner une  haute  idée  ,  il  leur  faisoit  considérer  les 
chrétiens;  et  voilà  ce  qui  tantde  fois  a  touché  les  plus 
grands  ennemis  de  l'évangile  et  ses  plus  cruels  persé- 
cuteurs. Quand  ils  voyoient  parmi  le  troupeau  de 
Jésus-Christ  tant  d'équité  et  de  droiture,  tant  de 
candeur  et  de  bonne  foi,  tant  de  piété  et  de  retenue, 
tant  d'union  et  de  charité  ,  tant  de  force  ,  de  patience  , 
de  désintéressement,  tant  de  vertus ,  ils  ne  pouvoient 
refuser  à  une  religion  qui  forraoit  de  tels  hommes , 
les  éloges  qui  lui  étoient  dus  ,  et  que  leur  arrachoit 
comme  malgré  eux  la  vérité  dont  ils  étoient  témoins. 
Voilà  par  où  tons  les  saints  l'ont  honorée,  tan!  de 
saints  ecclésiastiques^  tant  de  saints  religieux,  tant 
de  saints  solitaires,  tant  de  saints  de  tous  les  étals  et 


284  SUR   LE    ZÈLE   POUR   l'HONNEUR 

de  toutes  les  conditions.  Nous  avons  la  même  foi , 
nous  en  avons  reçu  les  mêmes  avantages,  nous  en 
attendons  les  mêmes  ré'compenses  :  qui  peut  n«jus  dis- 
penser d'avoir  pour  elle  le  même  zèle  ,  et  de  lui  pro- 
curer le  même  honneur  ? 

Mais  qu'est-il  arrivé  dans  le  cours  des  siècles ,  et 
que  voyons-nous  dans  le  nôtre  plus  qu'on  ne  le  vit 
jamais  ?  C'est  que  nous  avons  dégénéré  ,  et  que  nous 
dégénérons  tous  les  jours  de  celle  première  sainteté, 
qui  faisoit  autrefois  fleurir  le  christianisme,  et  dont 
ses  défenseurs  se  sorvoient  pour  en  inspirer  l'estime 
et  pour  l'autoriser.  Regardez,  disoii  Tertullien  pour 
sa  justification  et  pour  celle  de  ses  frères  attaqués  de 
toutes  parts ,  et  exposés  à  toute  la  violence  des  tyrans, 
regardez  comment  nous  vivons  ,  el  vous  ne  mépri- 
serez pas  ce  que  nous  croyons.  Il  n'y  a  entre  nous 
ni  fraude  ni  injustice  ;  il  n'y  a  ni  traîtres  ni  scélérats. 
Vous  avez  dans  vos  prisons  des  chrétiens  ;  mais  leur 
seul  crime ,  c'est  le  nom  qu'ils  portent  et  la  profession 
qu'ils  en  font.  Hors  de  là,  que  pouvez-vous  dire  contre 
eux  ,  et  de  quoi  les  pouvez-vous  accuser  ?  Nous  nous 
assemblons ,  mais  seulement  pour  invoquer  notre 
Dieu;  et  nos  prières  presque  continuelles  sont  suivies 
des  exercices  d'une  sainte  pénitence.  Du  reste ,  quel 
tort  faisons-nous  à  personne ,  et  quelle  charité  même 
n'exerçons-nous  pas  envers  tous  ?  A  quels  devoirs 
manquons-nous  ?  Jugez  donc  _,  concluoit  cet  ardent 
apologiste ,  jugez  par  notre  vie  qui  nous  sommes  ;  et 
de  ce  que  nous  sommes,  jugez  quelle  doit  être  cette 
foi  par  qiii  nous  le  sommes.  Telle  étoit  la  règle  qu'il 
donnoit  pour  bien  connoîlre  la  religion  chrétienne  , 


DE   LA   RELIGION.  :285 

Cl  pour  en  faire  voir  l'excellence.  Mais  à  s'en  tenir 
maintenant  et  précisément  à  cette  règle  ,  au  lieu  que 
c'étoit  alors  la  gloiT^e  de  la  religion  ,  n'en  seroiî-ce 
pas,  dans  l'éiat  présent  du  christianisme,  la  honte? 
Je  l'ai  dit,  et  je  ne  puis  trop  le  répéter,  ni  trop 
fortement  vous  l'imprimer  dans  lesprit  :  il  y  a  ,  selon 
la  belle  remarque  de  Teriullien  et  celle  d'Arnobe 
après  lui,  il  y  a  entre  les  fausses  religions  du  paga- 
nisme et  la  religion  chrétienne ,  cette  ditFérence  essen- 
tielle ,  que  dans  le  paganisme  ceux  qui  éloient  bons 
et  vertueux  ne  l'étoient  point  par  religion  ,  puisqu'aii 
contraire  les  religions  païennes  ne  portoient  qu'aux 
vices ,  et  en  donnoient  dans  leurs  prétendues  divi- 
nités les  exemples.  De  sorte  que  tous  les  désordres 
qui  se  commettoient  parmi  les  païens  ,  on  pouvoit 
les  attribuer  à  leur  religion  ,  ou  plutôt  à  leur  supers- 
tition ,  sans  lui  pouvoir  rien  attribuer  de  toutes  les 
vertus  qui  se  pratiquoient.  Mais  par  un  privilège  di- 
rectement opposé  ,  tout  ce  qui  se  fait  de  bien  dans 
le  christianisme  doit  retourner  à  Ihonneur  de  la  re- 
ligion chrétienne,  puisque  c'est  elle  qui  l'ordonne 
et  qui  le  persuade  :  et  rien  de  tout  ce  qui  se  fait  de 
mal ,  ne  doit  tourner  à  sa  confusion  ,  puisqu'elle  est 
la  première  et  la  plus  rigoureuse  à  le  défendre  et  à 
le  condamner.  C'est  ainsi ,  mes  frères,  qu'il  en  devroit 
être  ;  mais  nous  savons  néanmoins  que  par  la  mali- 
gnité des  esprits  ,  il  en  va  tout  autrement.  On  a  tou- 
jours voulu, et  l'on  veut  toujours,  quoiqu'injuslement, 
que  notre  foi  soit  responsable  de  notre  mauvaise  con- 
duite. Et  quel  avantage  en  effet  pour  les  libertins , 
lorsqu'ils  voient  au  milieu  du  peuple  chrétien   et 


:i86  SUR   LE    ZÈLE   POUR   l'hONNEUR 

parmi  nous  les  trahisons  el  les  perfidies ,  les  inimitiés 
et  les  vengeances  ,  les  débauches  el  les  impudicilés  ? 
Je  dis  parmi  nous;  car  prenez  garde  ,  s'il  vous  plaît, 
qui  sont  ceux  qui  scandalisent  la  foi  que  nous  pro- 
fessons et  qui  la  déshonorent  par  les  excès  et  les  dé- 
réglemens  de  leur  vie  ?  Sont-ce  les  hérétiques?  dès 
qu'ils  se  sont  séparés  de  sa  communion,  elle  n'entre 
plus  en  rien  de  tout  ce  qui  vient  de  leur  part ,  et  n'y 
prend  plus  d'intérêt.  Elle  ne  se  glorifie  point,  dit 
Terlullien ,  de  leurs  bonnes  œuvres  et  de  leurs  vertus 
apparentes;  mais  aussi,  depuis  le  grand  scandale  qu'ils 
lui  ont  causé  en  l'abandonnant ,  de  quelque  manière 
qu'ils  se  comportent ,  ils  ne  sont  plus  capables  de  lui 
en  causer  d'autres  :  Nec  viiiis  inquinatur ,  nec  i'irtu- 
tihus  coTonatur.  Il  n'y  a  qu'^  nous  ,  mes  chers  audi- 
teurs ,  qui  puissions  ,  dans  l'opinion  des  hommes ,  la 
relever  ou  la  rabaisser  ,  la  couronner  de  gloire  ou  la 
charger  de  confusion.  Soyons  saints  comme  elle  et 
selon  elle  ,  la  voilà  dans  le  plus  haut  point  de  son 
crédit.  Mais  si  nous  violons  toutes  ses  règles  ;  mais 
si  nous  traitons  son  culte  avec  de  scandaleuses  irrévé- 
rences ;  mais  si  nous  allions  ,  ou  si  nous  prétendons 
allier  la  pus-,  té  de  sa  morale  avec  la  contagion  du 
siècle  ,  avec  les  excès  de  la  passion,  avec  les  cupi- 
dités de  la  chair,  avec  le  goût  du  plaisir  et  des  vo- 
luptés sensuelles  ,  c'est  alors  qu'elle  tombe  dans  le 
mépris  ,   et  si  j'ose  dire  ,   dans  l'ignominie. 

Or,  n'est-ce  pas  là  que  nous  la  réduisons  ?  n'est- 
ce  pas  à  quoi  nous  l'exposons,  el  n'esl-il  pas  à  craindre 
qu'il  en  soit  de  l'Eglise  de  Jésus-Clirist  ,  comme  il 
Ki\  fut  de  Jérusalem  ,  lorsque  ses  ennemis  la  irouvaiu 


DE   LA   RELIGION.  287 

toute  dépeuplée  et  déserte ,  kii  falsoient  les  plus 
cruelles  insultes  ?  Hœccine  est  urhs  perfecti  de- 
coris  (i)  ?  Est-ce  là  cette  Eglise  jadis  si  florissante  et 
si  belle  ?  cette  Eglise  qui  remplissoit  le  monde  de 
l'éclat  de  ses  vertus  et  de  l'odeur  de  sa  sainteté;  celte 
Eglise  qui  sanclifioit  les  villes  ,  les  provinces ,  les 
empires;  cette  Eglise  qui  consacroit  les  solitudes  et 
les  déserts  ,  qui  formoit  les  apôtres,  les  martyrs  ,  les 
confesseurs  ,  les  vierges  :  Hœccine  est  ?  Est-ce  là 
elle  ,  et  en  quel  état  l'apercevons-nous  ?  qui  l'a  ainsi 
défigurée,  et  quels  traits  y  pouvons-nous  découvrir 
de  son  ancienne  splendeur?  Facti suntjiliiperditi  (2). 
Ses  enfans,  qu'elle  avoit  élevés  dans  son  sein,  qu'elle 
avoit  instruits  à  son  école  ,  qu'elle  avoit  éclairés  de 
tontes  ses  lumières  et  pourvus  de  ses  secours  les  plus 
pnissans  ,  sont  devenus   des  enfans  de    perdition. 
Manum  suam  misit  hosiis  ad  omnia  desiderabilia 
ejiis  (3).  Elle  avoit  toujours  combattu  le  péché  comme 
son  ennemi  capital ,  elle  l'avoit  tant  de  fois  vaincu  et 
banni  des  cœurs  oii  il  s  étoit  établi  :  mais  il  a  repris 
sur  elle  tout  l'avantage  qu'elle  lui  avoit  enlevé.  Il  a 
répandu  son  venin  sur  tout  ce  qu'elle  avoit  de  plus 
clicr  ,  de  plus  sacré  ,  et  qu'elle  conservoit  avec  pins 
de  soin.  Il  n'a  pas  même  épargné  les  ministres   de 
ses  autels  ,  et  la  dépravation  est  générale.  Faut-il 
s'étonner  qu'elle  en  ressente  une  si  vive  douleur  ,  1 1 
quelle    soit   plongée    dans   l'amertume  ?   Et  ipsa 
oppressa  amaritudine  (4).  Elle  adresse  sur  cela  ses 
plaintes  à  son  Dieu  et  à  son  époux  ;  elle  lui  repré- 
sente sa  peine  :  Voyez  ,  Seigneur ,  Ini  dii*-eUe  ,  coa- 

(0  TJueii.  10.  —(2)  llià..  —  (5)  IhuU  —  (/j)  IhU. 


288  SUR    LE    ZÈLE    POUR    l'hONNEUR 

sidérez  raflliclioM  où  je  suis  et  le  décri  oii  m'ont  mise 
ceux-là  mêmes  que  je  portois  entre  mes  bras ,  et  à 
qui  j'avois  communiqué  vos  dons  les  plus  précieux 
pour  en  profiter  :  Vide,  Domine  y  et  considcra  quo- 
niam  fada  sum  çilis  (i).  Mais  tandis  qu'elle  gémit 
et  qu'elle  se  plaint,  elle  est  toujours  en  butte  aux 
railleries  et  aux  sanglans  outrages  des  impies ,  des 
athées,  des  partisans  de  l'hérésie  qui  ne  1  envisagent 
qu'avec  dédain  ,  et  qui  se  jouent  de  ses  plus  pieuses 
observances  :  Viderunt  eam  et  deriserunt  sahbata 
ejus  ,    quoniam  viderunt  ignominiam  ejus. 

Voilà  ,  dis-je  ,  ce  que  nous  attirons  à  l'Eglise  du 
Dieu  vivant,  et  voilà  à  quoi  nous  ne  donnons  que 
trop  d'occasion.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ail  encore  des 
âmes  fidèles,  dont  la  piété,  dont  la  vie  régulière  et 
sainte  peut  faire  honneur  à  la  religion  :  et  à  Dieu  ne 
plaise  que  je  leur  refuse  les  justes  éloges  qui  leur 
sont  dus.  Il  y  en  a  dans  le  clergé  ,  il  y  en  a  dans  le 
cloître ,  il  y  en  a  même  parmi  les  grands  et  parmi 
les  petits.  Car  il  a  été  de  la  bonté  de  Dieu  de  ne  pas 
laisser  prendre  au  vice  un  empire  si  universel ,  que 
la  ruine  de  son  peuple  fût  entière;  et  il  a  été  de  sa 
sagesse  et  de  son  adorable  providence ,  pour  la  con- 
viction des  uns  et  pour  leur  condamnation  ,  de  con- 
. server  toujours  dans  le  christianisme ,  et  dans  tous 
les  ordres ,  dans  tous  les  rangs  du  christianisme  ,  cer- 
tains exemples.  C'est  la  consolation  de  l'EgHse  ,  et 
là-dessus  nous  pouvons  lui  dire  comme  le  Prophète 
disoit  à  Jérusalem:  Consolamini ,  consolomini  {2)', 
Sainte  Mère,  soutenez-vous  dans  votre  allliclion  ,  et 

(11)  Thren.  1.  —  (a)  Isaï.  4- 

consolez-vous» 


DE    LA    RELIGION.  289 

consolez-vous.  Malgré  vos  pertes ,  voici  encore  de 
dignes  enfans  qui  vous  restent  et  qui  peuvent  eft 
quelque  sorte  vous  dédommager  :  Consolaminî, 
Mais  que  dif>-je  ,  chrétiens?  et  qu'est-ce  que  celte 
consolation ,  si  nous  observons  bien  deux  choses  : 
premièrement ,  la  multitude  presque  infinie  de  pé- 
cheurs qui  déshonorent  leur  foi ,  et  qui ,  sans  la  re- 
noncer peut-être  d'esprit  et  de  cœur  ,  la  renoncent 
dans  la  pratique  et  par  leurs  actions  criminelles; 
secondement,  l'injustice  des  hommes,  surtout  des 
«nnemis  de  la  vraie  religion  ,  qui  ferment  les  yeux 
à  tout  ce  qu'il  y  a  d'édifiant  pour  n'en  être  point 
touchés  ,  parce  qu'ils  ne  le  veulent  pas  être;  et  qui 
ne  les  tiennent  ouverts  qu'aux  scandales  dont  ils  font 
îe  sujet  de  leurs  discours  injurieux  et  oii  ils  appli- 
quent toute  leur  réflexion. 

Car  ne  dois-je  pas  aujourd'hui  reconnoîlre  dans 
le  christianisme  ce  que  le  Prophète  royal  avoit  déjà 
depuis  si  long-temps  reconnu  dans  le  judaïsme  ;  et 
faut-il  qu'un  prédicateur  de  l'évangile  en  soit  réduit 
à  faire  publiquement  cet  aveu  ?  Omnes  declinave- 
Tunt  (1);  Tous  se  sont  égarés;  ils  ont  tous  quitté 
les  voies  de  la  sainteté  qu'on  leur  avoit  tracées  et  où 
ils  éloient  appelés ,  pour  s'engager  dans  leurs  voies 
propres ,  dans  la  voie  de  leur  ambition  ,  dans  la  voie 
de  leur  intérêt ,  dans  la  voie  de  la  passion  qui  les 
domine.  Oui ,  tous  ,  ils  se  sont  ainsi  livrés  au  péché  : 
Omnes  ;  c'est-à-dire ,  qu'entre  eux  le  plus  grand 
nombre  est  celui  des  pécheurs;  c'est-à-dire,  que 
pour  un  juste  qui  se  sépare  de  la  multitude ,  nous 

(1)  Ps.  i3. 

TOME   VII.  19 


290  SUPi   LE   ZÈLE   POUR   L'hONNEUR 

pouvons  compter  mille  pécheurs  ;  c'est-à-dire ,  que 
partout  et  quelque  part  que  nous  portions  la  vue  , 
rien  presque  ne  se  présente  à  nous  que  des  pécheurs. 
Pécheurs  de  tout  âge ,  de  tout  sexe  ,  de  tout  caractère 
et  de  toute  espèce.  Pécheurs  superbes  et  orgueilleux  , 
pécheurs  mercenaires  et  avares,  pécheurs  dissimulés 
et  vindicatifs ,  pécheurs  violens  et  emportés ,  pécheurs 
malins  et  médisans  :  ainsi  des  autres  :  Omnes  decli- 
nai'erunt.  Encore  s'ils  savoient  dans  leur  iniquité  se 
prescrire  de  certaines  bornes  et  demeurer  dans  les 
limites  d'une  certaine  pudeur;  mais  y  a-t-il  rien  dans 
les  plus  sales  passions  de  si  infect  et  de  si  honteux  011 
ils  ne  se  laissent  entraîner?  N'est-ce  pas  là  même, 
de  tous  les  vices,  celui  qui  leur  est  devenu  le  plus 
commun  ,  celui  oii  ils  se  plongent  plus  prompte- 
ment ,  celui  oii  ils  vivent  plus  habituellement ,  celui 
dont  ils  reviennent  plus  rarement ,  celui  dont  ils  rou- 
gissent moins,  dont  ils  se  font  moins  de  scrupule  et 
moins  de  peine,  dont  ils  se  glorifient  quelquefois  plus 
hautement?  Corrupti  sunt  (i).  Je  n'oserois  m'expli- 
quer  davantage,  et  je  les  renvoie  au  témoignage  de 
leur  conscience  pour  penser  en  eux-mêmes  (  si  ce- 
pendant il  n'est  pas  plus  à  propos  qu'ils  efraceiit 
absolument  de  leur  esprit  ces  infâmes  idées,  à  moius 
que  ce  ne  soit  un  sentiment  de  pénitence  qui  leur 
en  retrace  un  souvenir  général  ) ,  pour  penser ,  dis-je, 
en  eux-mêmes  et  pour  se  dire  à  eux-mêmes  en  quels 
abîmes  de  corruption  et  à  quelles  abominations  la  sen- 
sualité qui  les  gouverne  ,  les  a  conduits  :  Ahomina- 
iilesfacti  sunt  (2).  Ah!  mes  frères,  Jésus-Christ, 

(1)  Ps.  1-3.  {9,}  IVul. 


DE   LA   RELIGION.  291 

notre  législateur  et  noire  maître ,  fut  moqué ,  fui 
insulté  ,  fut  outragé  dans  sa  passion  ;  mais  comme 
nous  la  renouvelons  par  le  péché  ,  celte  passion  si 
ignominieuse  ,  je  puis  bien  conclure  avec  l'éloquent 
Salvien ,  que  nous  en  renouvelons  tous  les  opprobres, 
et  qu'ils  retombent  sur  la  sainte  loi  que  ce  divin 
Sauveur  est  venu  nous  enseigner  :  In  nohis  oppro- 
Irium  patitur  Christus, 

Il  est  vrai,  et  il  en  faut  toujours  convenir,  que 
parmi  tant  d'ivraie  semée  dans  le  champ  de  l'Eglise, 
il  y  a  quelque  bon  grain.  Je  sais  qu'il  se  trouve  en- 
core dans  la  religion  chrétienne  quelques  chrétiens 
capables  d'en  soutenir  l'honneur.  Mais  est-ce  sur 
eux  que  le  libertinage  attache  ses  regards?  est-ce  au 
bien  qu'ils  font,  est-ce  aux  exemples  qu'ils  donnent 
et  aux  vertus  qu'ils  patiquent ,  que  le  monde  se  rend 
attentif?  Dans  une  société,  dans  une  compagnie, 
un  liomme  scandaleux  fait  plus  d'impression  sur  les 
esprils  que  tous  les  autres  ensemble,  quelque  réglés 
qu'ils  puissent  être. 

Finissons ,  mes  chers  auditeurs ,  et  fasse  le  ciel 
que  ce  discours  rallume  tout  votre  zèle  pour  le  sou- 
tien de  votre  foi  et  pour  sa  gloire.  C'est  ainsi  que, 
sans  passsr  les  mers  et  sans  porter  l'évangile  à  des 
peuples  éloignés,  vous  pouvez  participer  au  minis- 
tère des  apôtres.  Ne  détruisons  pas  dans  le  sein  de 
l'Eglise  ce  que  d'autres  bâtissent  au  milieu  de  l'ido- 
lâtrie; et  tandis  que  des  ouvriers  infatigables  vont 
chercher  des  nations  barbares  et  leur  inspirer  le  res- 
pect de  nos  saints  mystères  ,  ne  les  avilissons  pas 
dans  l'esprit  même  des  fidèles ,  et  ne  leur  donnons 

^9- 


292     SUR    LE    ZÈLE   POU  H    l' HONNEUR,    etC. 

pas  lieu  (À' en  èire  moins  touchés.  Nous  sommes  si 
sensibles  à  l'honneur  dune  famille  où  nous  avons  pris 
naissance,  si  sensibles  à  l'iionneur  d'un  corps  011 
nous  avons  été  associés  comme  membres  :  ne  le  se- 
rons-nous point  à  l'honneur  d'une  religion  où  nous 
avons  été  si  heureusement  régénérés ,  à  qui  nous 
nous  sommes  si  étroitement  engagés,  par  qui  nous 
avons  reçu  tant  de  grâces,  et  dont  nous  attendons 
encore  une  couronne  immortelle?  Car  si  nous  som- 
mes ,  selon  l'expression  de  l'Apôtre  ,  par  la  sainteté 
de  nos  mœurs ,  la  joie  et  la  couronne  de  notre  re- 
ligion :  Gaudium  meum  et  corona  mea  ,  elle  sera  la 
nôtre;  et  autant  que  nous  l'aurons  honorée  en  cette 
vie,  autant  serons-nous  glorifiés  dans  l'éternité,  que 
je  vous  souhaite  ,  etc. 


SERMON 

POL'R  LE 

XXI/  DIMANCHE  APRES  LA  PENTECOTE. 


SUR  LE  PARDON  DES  INJURES. 

Tanc  vocavit  {illam  tlomînus  suus ,  et  ait  llli  :  Serve  ne- 
qaam  ,  omne  tlebitnm  di'iiisi  tibi  ,  qnonicim  rogasti  me  j 
noane  ergô  oportuit  et  te  raisererl  conservi  tai ,  sicut  et; 
ego  tuî  misertus  sutn  ?  Et  iratus  doiuinus  ejus,  tradidit 
«um  torloribus. 

Jlors  son  maître  le  fit  appeler^  et  hî  dît  :  Méchant  ser- 
viteur ,  je  vous  ai  remis  tout  ce  que  vous  me  deviez  ,  parce 
(jue  vous  m'en  avez  prié  :  ne  falloit-il  donc  pas  avoir  pitié  de 
votre  compagnon  ,  comme  j'ai  eu  pitié  de  vous  /  Sur  cela  le 
maître  indigné  le  livra  aux  exécuteurs  de  la  justice.  En  saint 
Matthieu,  cbap.  î8. 

Jamais  reproche  ne  fut  plus  convaincant,  ni  jamais 
aussi  châtiment  ne  fut  plus  juste.  Pour  peu  que  nous 
ayons  de  hiraières  et  de  droiture  naturelle ,  il  n'y  a 
personne  qui  ne  sente  toute  la  force  de  l'un  ,  et  qui 
n'approuve  toute  la  rigueur  de  l'autre.  Car  que  poii- 
voit  répondre  ce  serviteur  impitoyable  et  si  dur  à  se 
faire  payer  sans  délai  une  somme  de  cent  deniers  , 
lors  même  que  son  maître  ,  touché  pour  lui  de  com- 
passion et  ayant  égard  à  sa  misère ,  venoit  de  lui  re- 
mettre jusques  à  dix  mille  talens  ?  Si  donc,  irrité 
d'une  telle  eoiiduile ,  le  maître  ne  diiïère  pas  à  punir 


294  SUR   LE   PARDON 

ce  misérable  ,  s'il  le  traite  comme  ce  malheureux  û 
traité  son  débiteur,  et  s'il  le  fait  enfermer  dans  une 
obscure  prison ,  c'est  un  arrêt  dont  l'équité  se  pré- 
sente d'abord  à  l'esprit,  et  dont  la  raison  est  évi- 
dente. Voilà,  mes  cliers  auditeurs,  la  ligure:  et  dès 
que  nous  en  demeurons  là,  nous  n'y  voyons  rien  qui 
nous  surprenne  ,  ni  rien  qui  ne  soit  conforme  aux 
lois  d'une  étroite  justice.  Mais  laissons  la  figure ,  et 
faisons-en  l'application..  Jésus- Christ  l'a  faite  lui- 
même  dans  noire  évangile,  et  il  y  a  sans  doute  de 
quoi  nous  étonner.   Car  c'est  ainsi,  dit  le  Fils  de 
Dieu,  que  votre  Père  céleste  se  comportera  envers 
vous  :  Sic  et  Pater  vester  cœlesiisfaciet  çohis.  Quelle 
menace  !  et  à  qui  parle  le  Sauveur  du  monde?  à  vous, 
chrétiens,  et  à  moi,   si  nous  ne  pratiquons  pas  à 
l'égard  du  prochain  la  même  charité  que  ce  Dieu  de 
miséricorde  a  tant  de  fois  exercée  en  notre  faveur, 
et  qu'il  exerce  encore  tous  les  jours  ;   si  dans  les 
offenses  que  nous  recevons  du  prochain ,  nous  nous 
livrons  à  nos  ressentimens  et  à  nos  vengeances  ;  si 
nous  ne  pardonnons  pas,  si  nous  ne  remettons  pas 
libéralement  toute  la  dette,  ou  si  nous  ne  la  remet- 
tons pas  sincèrement  et  de  bonne  foi  :  Sic  et  Pater 
vester  cœlestis  faciet  vohis  ^  si  non  remiseritis  iinus" 
(juisque  proximo  suo  de  cordihus  vestris.  De  là  ,  mes 
frères,  vous  jugez  de  quelle  importance  il  est  de  vous 
exhorter  fortement  au  pardon  des  injures.  Or,  c'est 
ce  que  j'entreprends  aujourd'hui.  Matière  d'une  con- 
séquence infmie  ;  matière  où  je  n'aurois  pas  la  con- 
fiance de  m'engager  ,  si  je  ne  comptois  ,  Seigneur  , 
sur  l'onction  divine  et  l'efficace  toute-puissante  de 


DES   INJURES.  295 

voire  parole.  Soiilenez-moi ,  mon  Dîeu  ,  dans  un 
sujet  où  votre  grâce  m'est  plus  nécessaire  que  jamais. 
Je  le  demande  par  la  médiation  de  Marie.  Açe^,  Maria» 

Si  je  parlois  à  des  païens  et  en  philosophe,  je 
pourrois  trouver,  dans  les  principes  mêmes  de  la 
prudence  du  siècle ,  de  quoi  réprimer  les  saillies  de 
la  vengeance,  et  de  quoi  condamner  les  excès  d'une 
passion  aussi  aveugle  qu'elle  est  violente  et  emportée; 
mais  ,  du  reste  ,  mes  chers  auditeurs ,  convenons 
qu'avec  toutes  les  preuves  de  la  philosophie  humaine, 
je  discourrois  beaucoup  et  avancerois  peu;  et  que  les 
plus  spécieux  raisonnemens  n'aboutiroient  tout  au 
plus  qu'à  satisfaire  votre  curiosité  ,  et  non  point  à 
convaincre  vos  esprits,  ni  à  toucher  vos  coeurs.  Il 
faut  donc  prendre  la  chose  de  bien  plus  haut ,  et 
c'est  à  la  religion  que  je  dois  avoir  recours  ;  il  faut 
vous  parler,  non  en  sage  du  monde,  mais  en  prédi- 
cateur de  Jésus-Christ;  il  faut,  pour  vous  soumettre, 
employer  l'autorité  de  Dieu  même,  et  pour  vous  en- 
gager, vous  proposer  un  intérêt  éternel.  Appliquez- 
vous,  s'il  vous  plaît,  à  mon  dessein  ,  que  j'explique 
en  deux  mots.  Je  viens  vous  entretenir  d'un  des  plus 
grands  commanderaens  delà  loi;  et  afin  de  vous  en 
persuader  solidement  la  pratique ,  je  viens  établir 
deux  propositions  qui  partageront  ce  discours.  Dieu 
a  droit  de  nous  ordonner  ,  en  faveur  du  prochain , 
le  pardon  des  injures  que  nous  en  avons  reçues: 
c'est  la  première  proposition  et  la  première  partie. 
Si  nous  refusons  au  prochain  ce  pardon  ,  nous  don- 
nons à  Dieu  un  droit  particulier  de  ne  nous  pardonner 


296  SUR    LE    PARDON 

jamais  à  nous-mêmes  :  c'est  la  seconde  proposition 
et  la  seconde  partie.  Prenez  garde ,  mon  clier  audi- 
teur :  voulez-vous  disputer  à  Dieu  son  droit?  je  vais 
le  justifier  ;  prétendez-vous  que  Dieu  vous  pardon- 
nant, après  que  vous  n'avez  pas  pardonné,  se  relâche 
ainsi  de  son  droit  ?  c'est  de  quoi  je  vais  vous  dé- 
tromper. Il  n'est  point  ici  question  de  belles  paroles , 
ni  des  agrémens  de  l'éloquence  chrétienne  ;  mais  il 
s'agit  de  vous  faire  vivement  comprendre  deux  des 
plus  grandes  vérités.  Commençons. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Je  l'avoue ,  chrétiens  ,  le  pardon  des  injures  est 
difficile ,  et  il  n'y  a  rien  dans  le  cœur  de  l'homme  qui 
n'y  répugne  ;  c'est  ce  que  le  christianisme  a  de  plus 
sublime  ,  de  plus  héroïque  ,  de  plus  parfait.  Pardon- 
ner sincèrement  et  de  bonne  foi,  pardonner  pleine- 
ment et  sans  réserve  :  voilà  ,  dis- je  ,  à  en  juger  par 
les  sentimens  naturels,  la  plus  rude  épreuve  de  la 
charité,  et  l'un  des  plus  grands  efforts  delà  religion; 
mais,  après  tout,  je  soutiens  que  Dieu  a  droit  de 
l'exiger  de  nous  ,  et  je  dis  qu'il  l'exige  en  effet  : 
comment  cela  ?  comme  maître  ,  comme  père ,  comme 
modèle  ,  comme  juge.  Gomme  maître  ,  par  la  loi 
qu'il  nous  impose;  comme  père,  par  les  biens  dont 
il  nous  comble  ;  comme  modèle ,  par  les  exemples 
qu'il  nous  donne,  et  comme  juge,  par  le  pardon 
qu'il  nous  promet.  Tout  ceci  est  d'une  extrême  im- 
portance :  n'en  perdez  rien. 

Pardonner  les  injures  et  aimer  ses  ennemis,  c'est 
un  précepte  ,  mes  chers  auditeurs,  fondé  sur  toutes 


DES    INJURES,  297 

les  lois  divines ,  et  aussi  ancien  que  la  vraie  religion. 
Dans  la  loi  de  nature  ,  dans  la  loi  écrite ,  dans  la  loi 
de  grâce  ,  cet  amour  des  ennemis  a  été  d'une  obli- 
i^aiion  indispensable;  et  quand  on  disoii  aux  Juifs: 
Vous  aimerez  votre  piochain  et  vous  haïrez  votre 
ennemi  ,  ce  n'éioit  pas  Dieu  qui  le  disoit,  remarque 
saint  Augustin,  mais  ceux  qui  inlerpréloient  mal  la 
loi  de  Dieu  ;  ce  n'étoit  pas  une  tradition  de  Moïse , 
mais  une  tradition  des  pharisiens,  qui ,  corrompant 
la  loi  de  Moïse  ,  croyoient  que  le  commandement 
d'aimer  le  prochain  leur  laissoit  la  liberté  de  haïr 
leurs  ennemis.  Jésus-Christ  n'a  donc  point  établi 
une  loi  nouvelle  ,  lorsqu  usant  de  toute  sa  puissance 
de  législateur,  il  nous  a  dit  :  Aimez  vos  ennemis  et 
pardonnez-leur  ;  mais  il  a  seulement  renouvelé  celle 
loi ,  qui  étoit  comme  effacée  du  souvenir  des  hommes  ; 
il  a  seulement  expliqué  cette  loi ,  qui  étoit  comme 
obscurcie  par  l'ignorance  et  les  grossières  erreurs 
des  hommes  ;  il  a  seulement  autorisé  cette  loi ,  qui 
étoit  comme  abolie  par  la  corruption  où  vivoient  la 
plupart  des  hommes.  Car  si  vous  n'aimez  que  ceux 
qui  vous  aiment,  poursuivoit  le  Sauveur  du  monde  , 
que  faites-vous  en  cela  plus  que  les  publicains?  et  si 
vous  n'avez  de  la  charité  que  pour  vos  frères  ,  qu'y 
a-t-il  là  qui  vous  relève  au-dessus  des  païens?  Toute 
votre  charité  alors  ne  peut  être  digne  de  Dieu  ,  ni 
telle  que  Dieu  la  demande  ,  puisque  ce  n  est  point 
une  charité  surnaturelle,  mais  une  charité  purement 
humaine.  Et  voilà  pourquoi ,  concluoit  le  Fils  de 
Dieu  ,  il  vous  est  ordonné  d'aimer  jusques  à  vos 
ennemis,  de  remettre  à  vos  ennemis  les  offenses  que 


298  SUR   LE   PARDON 

VOUS  pensez  en  avoir  reçues,  de  conserver  la  paix 
avec  vos  ennemis,  et  même  de  la  rechercher:  ainsi 
l'a-l-on  dû  de  tout  temps  ,  et  ainsi  le  devez-vous 
mainlcndnt,  en  vertn  de  l'ordre  que  je  vous  intime, 
ou  que  je  réitère  et  que  je  vous  fais  entendre  dans 
les  termes  le  plus  formels  :  Ego  auteni  dico  vobis  : 
Di ligue  inimicos  vestros  (i). 

Or,  supposé  ce  précepte  ,  je  prétends,  chrétiens, 
que  Dieu  a  un  droit  incontestable  de  nous  y  assu- 
jettir,  parce  qu'il  est  le  maître,  et  par  conséquent 
que  nous  sommes  indispensablement  obliges  de  nous 
y  soumettre  et  d'y  obéir  ,  pour  reconnoîlre  là-dessus  , 
aussi  bien  que  sur  tout  le  reste  ,  notre  dépendance , 
et  pour  rendre  à  son  souverain  pouvoir  l'hommage 
que  nous  lui  devons  :  précepte  aj)puyé  sur  les  rai- 
sons les  plus  soliaes  et  les  plus  sensibles  ;  mais  quand 
il  s'agit  de  l'autorité  de  Dieu  ,  et  de  l'absolue  sou- 
mission qu'il  attend  de  nous  en  qualité  de  souverain 
Etre  5  ce  seroil  en  quelque  sorte  lui  faire  outrage  que 
de  vouloir  traiter  avec  lui  par  raison.  11  commande  , 
c'est  assez  ;  il  dit  :  Ego  autem  dico  i>ohis  ,  il  n'en 
faut  pas  davantage.  Et  qui  êtes-vous ,  en  effets  ô 
homme  !  pour  entrer  en  discussion  avec  votre  Dieu; 
et  vous  appartient- il  de  raisonner  sur  ses  adorables 
et  suprêmes  volontés?  0  homo  ,  tu  quis  es  ,  quires- 
pondcas  Deo  (2)  ? 

Quelle  est  donc  d'abord  la  réponse  la  plus  courte 
et  la  plus  décisive  pour  renverser  toutes  vos  ex- 
cuses,  et  pour  détruire  toutes  les  prétendues  justi- 
fications dont  votre  vengeance  lâche  à  se  couvrir  ? 

(1)  Malth.  5.  —  (2)  Rom.  g. 


DES   INJURES.  299 

la  voici ,  et  comprenez-la.  C'est  que  Dieu  veut  que 
TOUS  pardonniez ,  et  que  vous  pardonniez  de  cœur  ; 
c'est-à-dire  ,  que  vous  ne  vous  contenliez  pas  de 
garder  certains  dehors  ,  et  de  ne  vous  porter  à  nul 
éclat  ;  mais  que  vous  bannissiez  de  votre  cœur  toute 
animosité  volontaire  et  tout  ressentiment  ;  Dieu  le 
veut,  et  je  vous  l'annonce  de  sa  part:  Ego  autem 
dico  vohis.  A  cela  vous  ne  pouvez  plus  rien  rçpli- 
quer  qui  ne  tombe  de  lui-même.  Mais  ce  sacrifice 
me  coûtera  bien  cher  ;  dès  qu'il  est  nécessaire ,  il 
n'y  a  point  à  examiner  s'il  vous  coûtera  beaucoup, 
ou  s'il  vous  coûtera  peu ,  puisqu'il  n'y  a  rien  ,  de 
quelque  prix  qu'il  puisse  être ,  que  vous  ne  deviez 
sacrifier  à  Dieu.  Mais  c'est  un  effort  au-dessus  de  la 
nature  :  aussi  n'est-ce  pas  selon  la  nature  qu'on  l'exige 
de  vous ,  mais  selon  la  grâce  j,  qui  ne  vous  manquera 
pas ,  et  qui  est  assez  puissante  pour  vous  soutenir  ; 
mais  j  y  sens  une  répugnance  que  je  ne  puis  vaincre , 
et  le  moyen  que  je  me  fasse  une  pareille  violence  ? 
Abus,  répond  saint  Jérôme;  quand  Dieu  vous  l'or- 
donne, la  chose  dès-là  vous  est  possible,  puisque 
Dieu  n'ordonne  rien  d  impossible.  Et  qu'y  a-t-il , 
ajoute  le  même  saint  docteur  ,  de  plus  possible  pour 
vous  que  ce  qui  dépend  de  vous  et  de  votre  volonté  ? 
Il  n'y  a  point  ici,  comme  à  l'égard  de  bien  d'autres 
préceptes,  à  alléguer,  ou  la  distance  des  lieux,  ou 
la  fortune  ,  ou  l'âge ,  ou  la  santé  ,  ni  le  reste.  Mais 
que  dira  le  monde  ?  il  dira  que  vous  êtes  chrétien  , 
et  que  vous  vous  comportez  en  chrétien  ;  il  dira  que 
vous  êtes  soumis  à  Dieu  ,  et  votre  fidélité  rédilicra  ; 
ou  s'il  ne  pense ,  ni  ne  parle  de  la  sorte  ,  quoi  qu'il 


3oÔ  SUR    LE    PARDON 

pense  et  quoi  qu'il  dise  ,  vous  me'priserez  ses  juge- 
mens  et  ses  discours  ,  et  vous  vous  souviendrez  que 
c'est  à  l'ordre  de  Dieu  ,  et  non  aux  idées  du  monde , 
que  vous  devez  vous  conformer.  Mais  on  me  traitera 
d'esprit  foible ,  et  il  y  va  de  mon  honneur  :  votre  plus 
grand  honneur  est  de  renoncer,  en  vue  de  Dieu,  à 
tout  honneur  mondain  ,  et  l'acte  le  plus  héroïque  de 
la  vraie  force  est  de  triompher  ainsi  tout  à  la  fois  et 
de  vous-même,  et  du  siècle  profane.  Mais  cet  homme 
se  prévaudra  de  mon  indulgence,  et  n'en  deviendra 
que  plus  hardi  à  m  attaquer  :  peut-être  sera-t-il  tou- 
ché de  votre  religion  ,  ou  ,  s'il  ne  l'est  pas ,  et  qu'il 
en  devienne  plus  mauvais  pour  vous ,  vous  en  devien- 
drez meilleur  devant  Dieu ,  à  qui  seul  il  vous  importe 
de  plaire.  Ah!  chrétiens,  que  votre  amour-propre 
est  fécond  en  subtilités  pour  se  justifier,  et  pour  se 
soustraire  impunément  à  la  loi  de  Dieu!  Si  j'entre- 
prenois  de  découvrir  tous  ses  artifices ,  c'est  une  ma- 
tière que  je  ne  pourrois  épuiser;  mais  fût-il  mille 
fois  plus  artificieux  et  plus  subtil,  il  faudra  toujours 
qu'il  plie  sous  lempire  dominant  du  maître  qui  nous 
interdit  toute  haine ,  et  qui  s'en  est  déclaré  si  expres- 
sément par  ces  paroles  :  Ego  autem  dico  vobis  :  Dili- 
gite  inimicos  vestros» 

Mais  ce  n'est  point  ,  après  tout ,  par  une  obéis- 
sance pure  et  par  une  soumission  forcée  ,  qu'il  pré- 
tend nous  engager  à  l'observation  de  sa  loi;  il  vent 
que  la  reconnoissance  y  ait  part ,  et  le  pardon  qu'il 
sollicite  pour  le  prochain  ,  c'est  encore  plus  comme 
bienfaiteur  et  comme  père,  qu'il  s'y  intéresse,  que 
comme  législateur  et  comme  maîlre.  S'il  nous  com- 


DES   INJURES.  3oi 

maiidoît  d'aimer  nos  ennemis  et  de  leur  pardonner 
pour  eux-mêmes,  son  précepte  pourroit  nous  pa- 
roître  dur  et  rigoureux.  Car  il  est  vrai  qu'à  considé- 
rer précisément  la  personne  d'un  ennemi  qui  s'élève 
contre  nous ,  nous  n'y  trouvons  rien  que  de  cho- 
quant ,  rien  qui  ne  nous  pique  et  qui  ne  soit  capable 
d'exciter  le  fiel  le  plus  amer.  Mais  que  fait  Dieu  ?  H 
se  présente  à  vous  ^  mon  cher  auditeur  ,  et,  détour- 
nant vos  yeux  d'un  objet  qui  les  blesse ,  il  vous  or- 
donne de  l'envisager  lui-même.  Il  ne  vous  dit  pas  : 
C'est  pour  celui-ci ,  c'est  pour  celle-là  que  je  vous 
enjoins  de  leur  pardonner;  mais  il  vous  dit  :  C'est 
pour  moi  ;  il  ne  vous  dit  pas  :  Pardonnez-leur  parce 
qu'ils  le  méritent;  mais  il  vous  dit:  Pardonnez-leur 
parce  que  je  l'ai  bien  mérité  moi-même  ;  il  ne  vous 
dit  pas  :  Ayez  égard  à  ce  que  vous  leur  devez  ;  mais 
il  vous  dit  :  Ayez  égard  à  ce  qui  m'est  du  et  à  ce  que 
je  leur  ai  cédé.  Ce  fut  ainsi  que  les  enfans  de  Jacob 
touchèrent  le  cœur  de  Joseph ,  leur  frère  ,  qu'ils 
«voient  si  indignement  vendu,  et  qu'ils  obtinrent 
de  lui  le  pardon  de  l'attentat  même  le  moins  pardon- 
nable ,  oii  leur  envie  les  avoit  portés  contre  sa  propre 
personne.  Votre  père ,  lui  dirent-ils ,  et  le  nôtre  , 
nous  a  chargés  de  vous  faire  une  demande  en  son 
nom  :  c'est  que  vous  ne  pensiez  plus  au  crime  de  vos 
frères,  et  que  vous  oubliiez  l'énorme  injustice  qu'ils 
ont  commise  envers  vous  :  Pater  iuus  prœcepit  nohis 
ut  hœc  tihi  verhis  illius  dicercmus  :  Ohsecro  ut  ohli- 
piscaris  sceleris  fratrum  tuorum  ,  et  peccati  atque 
maHliœ  quam  excrcueruuf  in  te(i).  Au  souvenir  de 


302  SUR   LE   PARDON 

Jacob ,  de  ce  père  que  Joseph  aimoit ,  el  dont  il 
avoil  élé  si  lendremcnl  aimé ,  ses  entrailles  s'émurent, 
les  larmes  lui  coulèrent  des  yeux,  et,  bien  loin 
d'éclater  en  menaces  ,  et  de  reprocher  à  ces  frères 
parricides  leur  barbare  inhumanité  ,  il  les  rassura  : 
Nûlùe  U'mere(i)  ;  il  prit  lui-même  leur  défense,  et 
les  excusa  en  quelque  manière  :  Vos  cogiiastis  de  me 
malum  ,  sed  Deus  vertit  iUud  in  honum  (2)  ;  il  se 
fit  leur  soutien  et  leur  protecteur  :  Ego  pascam  vos 
et  paTvulos  vestros  (3). 

Or ,  chrétiens ,  ce  n'est  point  au  nom  d'un  père 
temporel ,  ni  au  nom  d'un  homme  comme  vous  , 
c'est  au  nom  du  Père  céleste,  au  nom  d'un  Dieu 
créateur  ,  d'un  Dieu  rédempteur  que  je  m'adresse  à 
vous.  Combien  de  fois  peut-être  ,  vous  retraçant 
l'idée  de  ses  bienfaits ,  vous  êtes-vous  écriés  ,  comme 
David  ,  dans  un  renouvellement  de  piété  et  de  zèle  : 
Qiiid  rctrihuam  Domino  ,  pro  omnibus  quœ  retri^ 
luit  mihi  (4)  ?  Que  vous  donnerai-je  ,  ô  mon  Dieu  ! 
pour  tout  ce  que  vous  m'avez  donné  ,  et  que  ferai-je 
pour  vous ,  Seigneur  ,  après  tout  ce  que  vous  avez 
fait  pour  moi  ?  combien  de  fois  avez-vous  désiré 
l'occasion  où  vous  puissiez  ,  par  une  marque  solide, 
lui  témoigner  votre  amour  ?  N'en  cherchez  point 
d'autre  que  celle-ci;  et  dès  que  vous  pardonnerez 
pour  Dieu ,  comptez  avec  assurance  que  vous  aimez 
Dieu.  Je  ne  sais  si  vous  concevez  bien  toute  ma 
pensée  ;  elle  est  vraie ,  elle  est  indubitable  ,  et ,  pour 
une  ame  encore  susceptible  de  quelque  sentiment  de 
religion ,  je  ne  vois  rien  de  plus  engageant  ni  de  plus 

(i)  Gènes.  5o.  —  (2)  Ihid,  —  (5)  Ihïd,  —  (4)  Ps-  ii5. 


DES   INJURES.  3o3 

consolant.  Expliquons-nous.  La  plus  grande  conso- 
lation que  je  puisse  avoir  sur  la  terre ,  est  de  pouvoir 
croire  avec  touie  la  certitude  possible  en  cette  vie  , 
que  j'aime  Dieu  ,  et  que  je  l'aime  ,  non  d'un  amour 
suspect  et  apparent ,  mais  d'un  amour  réel  et  véri- 
table :  car,  autant  que  je  suis  certain  de  mon  amour 
pour  lui,  autant  SLiis-je  certain  de  son  amour  pour 
moi  et  de  sa  grâce.  Or ,  de  tous  les  témoignages  que 
je  puis  là-dessus  souhaiter ,  il  n'en  est  point  de  moins 
équivoque  et  de  plus  sûr ,  que  de  pardonner  à  un 
ennemi: pourquoi?  parce  qu'il  n'}^  a  que  l'amour  de 
Dieu  ,  et  le  plus  pur  amour ,  qui  me  puisse  déter- 
miner à  ce  pardon.  Ce  n'est  point  la  nature  qui  m'y 
porte  ,  puisqu'il  la  combat  directement  ;  ce  n'est 
point  le  monde,  puisque  le  monde  a  des  maximes 
toutes  contraires  ;  d'où  il  s'ensuit  que  Dieu  seul  en 
est  le  motif,  que  le  seul  amour  de  Dieu  en  est  le 
principe ,  et  qu'en  disant  à  Dieu  :  Je  vous  aime ,  Sei- 
gneur, et  pour  preuve  que  je  vous  aime,  je  remets 
de  bonne  foi  telle  injure  qui  m'a  été  faite ,  je  suis  , 
en  parlant  delà  sorte,  à  couvert  de  toute  illusion. 

Et  quelle  onction ,  mes  chers  auditeurs  ,  n'accom- 
pagne point  ce  témoignage  secret  qu'on  se  rend  à 
soi-même  :  J  al  sujet  de  penser  que  j'aime  mon 
Dieu  ,  et  que  je  l'aime  vraiment  :  je  fais  quelque 
chose  pour  mon  Dieu  ,  que  je  ne  puis  faire  que  pour 
lui ,  et  par  conséquent  que  je  fais  purement  pour  lui  ? 
Quel  goût  ne  trouve-t-on  point  en  celle  réflexion  ? 
Mais  le  mal  est  que  sans  regarder  jamais  Dieu  dans 
l'homme,  nous  ne  regardons  que  l'homme  même , 
et  de  là  ces  longues  et  vaines  déclamations  sur  l'indi- 


3o4  SUR   LE   PARDON 

gnilé  du  Iraitemenl  qu'on  a  reçu ,  sur  l'audace  de 
l'un  ,  sur  la  perfidie  de  lauire ,  sur  mille  sujets  qu'on 
défigure  souvent ,  qu'on  exagère ,  qu'on  représente 
avec  les  traits  les  plus  noirs.  Hé  !  chrétiens  ,  qu  il  en 
soit  comme  vous  le  dites  et  comme  il  vous  plaît  de 
l'imaginer,  j'y  consens;  mais  ne  comprendrez-vous 
jamais  que  ce  n'est  point  là  de  quoi  il  s'agit;  que 
quand  nous  vous  exhortons  à  pardonner  ,  nous  ne 
prétendons  pas  justilier  à  vos  yeux  le  prochain  , 
puisque  s  il  éloit  innocent,  il  n'y  auroif  point  de 
pardon  à  lui  accorder?  Que  voulons-nous  donc? 
c'est  que  vous  vous  éleviez  au-dessus  de  l'homme  ; 
c'est  que  vous  donniez  à  Dieu  ce  que  vous  refuseriez 
k  i  homme  ;  c'est  que  vous  pensiez  que  Dieu  se  tien- 
dra honoré  ,  glorifié,  et ,  si  j'ose  dire  ,  obligé  de  ce 
que  vous  ferez  en  faveur  de  l'homme.  Du  moment 
que  vous  vous  serez  bien  imprimé  dans  l'esprit  cette 
vérité  fondamentale  et  essentielle  ,  y  aura-t-il  effort 
qui  vous  étonne  et  qui  doive  vous  étonner  et  vous 
arrêter  ? 

Allons  plus  avant ,  et  si ,  pour  nous  exciter  encore 
et  nous  régler  ,  il  nous  faut  un  grand  exemple  ,  Dieu 
lui-même  ,  comme  modèle,  nous  en  servira  et  nous 
convaincra  par  la  vue  de  ses  miséricordes  envers 
nous,  et  par  la  douceur  de  sa  conduite.  Car  nous 
avons  beau  nous  plaindre  et  relever  nos  droits ,  il  n'y 
a  jamais  eu  ,  ni  jamais  il  n'y  aura  de  réplique  à  lar- 
gument  que  Dieu  nous  fait  aujourd'hui  sous  la  figure 
de  ce  maître  de  l'évangile  :  Omne  dehititm  dimisi 
tihi  :  noîine  ergb  oportuit  et  te  misereri  conser^i 
tiii?  J'aime  mes  ennemis,  et  je  leur  pardonne;  je 

vous 


DES   INJURES.  3o5 

VOUS  ai  vous-même  aimé  ,  et  combien  de  fois  vous 
ai-je  pardonné  ?  ne  devez-vous  donc  pas  m'imiter 
en  cela  et  pardonner  comme  moi  ?  Raison  qui  nous 
ferme  la  bouche  et  qui  nous  accable  du  poids  de  son 
autorité.  Et  pour  l'examiner  à  fond,  prenez -la, 
mon  cher  auditeur,  dans  tous  les  tours  qu'il  vous 
plaira.  Considérez-y  les  offenses  de  part  et  d'autre  , 
et  comparez  la  personne  qui  les  reçoit ,  celle  qui  les 
fait ,  le  pouvoir  et  la  manière  de  se  venger  ,  l'intérêt 
qui  se  trouve  à  pardonner ,  la  fin  que  l'on  peut , 
dans  l'un  ou  dans  l'autre,  se  proposer  ;  pesez ,  dis-je , 
exactement  tout  cela,  et  en  tout  cela  vous  verrez 
comment  l'exemple  d'un  Dieu  vous  condamne ,  et 
que  c'est  assez  de  ce  seul  exemple  ,  si  vous  ne  le 
suivez  pas  ,  pour  vous  rendre  criminel.  De  là  vos 
vengeances  vous  paroîiront  pleines  d'injustice,  de 
foiblesse  ,  de  lâcheté  ,  d'aveuglement ,  d'ingratitude 
envers  Dieu ,  et  d'oubli  de  vous-même.  Toutes  ces 
considérations  sont  dignes  de  vous,  et  demandent 
une  attention  particulière. 

Car ,  pour  en  venir  au  détail ,  nous  sommes  pi- 
qués d'une  injure  ,  et  quelquefois  nous  nous  en  pre- 
nons à  Dieu  même  ;  mais  combien  lui-même  en 
souffre-t-iL  tous  les  jours  ,  et  en  a-t-il  souffert?  Nous 
ne  pouvons  supporter  qu'un  homme  se  soit  attaqué 
à  nous  et  qu'il  nous  ait  outragés  ;  mais  Dieu  nous  fait 
voir  des  millions  d  hommes,  ou  plutôt  tousleshommes 
ensemble  ,  qui  se  soulèvent  contre  lui  et  qui  le  dé- 
shonorent. Nous  avons  peine  à  digérer  que  tel  et  tel 
depuis  si  long-temps  nous  rendent  de  mauvais  offices; 
mais  Dieu   nous  répond  que  depuis  qu'il  a  créé  le 

T03VIE    VII.  20 


3o6  SUR    LE   PARDON 

monde  ,  le  monde  n'a  pas  un  moment  cessé  de  l'in- 
Milter.  Il  nous  csi  fucheux  d'avoir  un  ennemi  dans 
celle  famille,  dons  celle  compagnie;  mais  Dieu  en 
a  par  toule  la  terre.  A  quoi  sommes-nous  si  sen- 
sibles, et  sur  quoi  faisons-nous  paroîlre  tant  de  dé- 
licatesse? sur  une  parole  souvent  mal  entendue,  sur 
une  raillerie  mal  prise  ,  sur  une  conleslaiion  dans 
l'enlrelien  ,  sur  une  vivacité  qui  sera  échappée  ,  sur 
im  mépris  très-léger,  sur  un  air  froid  et  indifférent , 
sur  une  vaine  préiention  qu'on  nous  dispute  ,  sur  un 
point  d'honneur.  Car  voilà,  vous  le  savez,  voilà  ce 
qui  fait  naître  parmi  le^  hommes  les  plus  grandes 
inimitiés,  et  même  parmi  ces  hommes  si  jaloux  de 
passer  dans  le   monde  pour  sages  et  pour  esprits 
forts.  Mais  ,  dit  saint  Chrysoslôme  ,  à  regarder  les 
inimitiés  des  hommes  dans  leur  principe  ,  qu'elles 
sont  frivoles!  et  qu'y  a-t-il  de  comparable  à  tout  ce 
qui  s'est  fait  et  à  tout  ce  qui  se  fait  contre  notre 
Dieu  ;  aux  impiétés  ,  aux  sacrilèges  ,  aux  impréca- 
tions et   aux  blasphèmes  ;  aux  profanations   de  ses 
autels,  de  son  nom,  de  ses  plus  sacrés  mystères; 
aux  révoltes  perpétuelles  et  les  plus  formelles  contre 
sa  loi?  Mais  encore  qu'est-ce  que  ce  souverain  Maître, 
créateur  de  l'univers ,  et  qu'est-ce  que  de  foibles 
créatures  qu'il  a  formées  de  sa  main  et  tirées  du 
néant?  Si  donc  ,  vils  esclaves  ,  nous  nous  récrions  si 
hautement  en  toutes  rencontres  et  sur  les  moindres 
blessures,  n'a-t-il  pas  droit  de  nous  confondre  par 
son  exemple  ,  et  de  nous  dire  :  Omne  dehitum  dlmisi: 
nonne  crgb  oportuit  et  te  misereri  ?  Moi ,  la  gran- 
deur même ,  jnoi  digne  de  tous  les  hommages ,  mais 


r)ËS   ÎNJURF.S»  3ô7 

ifxposé  à  toule  linsolence  des  pécheurs  et  à  tous  les 
excès  de  leurs  passions  les  plus  brutales  ,  j'oublie 
en  quelque  sorte  pour  eux,  et  la  supériorité  de  mon 
être,  et  l'innombrable  multitude  ,  lagrièveté,  Ténor- 
mité  de  leurs  offenses»  Moi-même  je  leur  tends  les 
bras  pour  les  rappeler  ;  moi-même  je  leur  ouvre  le 
sein  de  ma  miséricorde  pour  les  y  recueillir  ;  moi-* 
même  je  les  préviens  de  ma  grâce  et  leur  commu- 
nique mes  plus  riches  dons.  C'est  ainsi  que  j'en  use  > 
tout  Dieu  que  je  suis;  mais  vous,  ennemis  irrécon- 
ciliables ,  vous  n'écoutez  que  la  vengeance  qui  voua 
anime  et  la  colère  qui  vous  transporte.  Mais  vous» 
hommes  ,  vous  voulez  traiter  dans  toute  la  rigueur  « 
des  hommes  comme  vous  :  Nonne  oportuit  et  te  mi- 
sereri  conservi  tui  ?  Mais  vous  ,  sans  vous  souvenir 
de  votre  commune  origine  ,  qui  vous  égale  tous  de-* 
vant  mes  yeux  ,  vous  prétendez  vous  prévaloir  de  je 
ne  sais  quelle  distinction  humaine  ,  pour  exagérer 
tout  ce  qui  se  commet  à  votre  égard  ,  et  pour  le 
mettre  au  rang  des  fautes  irrémissibles.  Mais  vousj 
mesurant  tous  vos  pas ,  et  craignant  de  rien  relâchef 
de  vos  droits  plus  imaginaires  que  réels  ^  vous  pas» 
sez  des  années  ,  et  quelquefois  toute  la  vie ,  danâ 
des  divisions  scandaleuses,  plutôt  que  défaire  une 
démarche  ;  et  pour  une  occasion  ,  pour  un  moment 
où  votre  frère  a  manqué,  vous  demandez  des  répa* 
rations  qui  ne  finissent  point.  Mais  vous  ,  comptant 
pour  beaucoup  de  ne  pas  porter  les  choses  à  l'extré-^ 
mité,  vous  demeurez  dans  une  inditlerence  qui  n^ 
témoigne  que  trop  l'éloignement  et  l'aliénation  de 
yoire  cœur.  Sonl*ce  là  les  règles  de  la  charité  que  j0 

AO» 


3o8  SUH   LE   PAKDON 

VOUS  ai  recommandée  ,  et  dont  j'ai  voulu  être  le 
modèle  ? 

Malheur  à  nous  ,  mes  frères  ,  si  nous  ne  nous 
conformons  pas  à  ce  divin  exemplaire.  Le  péché 
originel  de  l'homme  a  élé  de  vouloir  être  semblable 
à  Dieu  ;  mais  ici  Dieu  non-seulement  nous  permet , 
mais  nous  conseille  ,  mais  nous  exhorte  ,  mais  nous 
ordonne  d'être  parfaits  comme  lui.  Gomment  accor- 
der ensemble  l'un  et  l'autre  ?  Rien  de  plus  aisé  , 
répond  saint  Augustin  ,  expliquant  celle  apparente 
contradiction.  Le  premier  péché  de  Ihomme  a  été 
de  vouloir  être  semblable  à  Dieu  en  ce  qui  regarde 
la  prééminence  de  cet  Etre  suprême  ,  c'est-à-dire  , 
qu'il  a  souhaité  d'être  grand  comme  Dieu ,  éclairé 
comme  Dieu  ,  indépendant  comme  Dieu.  Or ,  c'éloit 
là  un  orgueil  insupportable  et  une  criminelle  pré- 
somption. Mais  la  perfection  est  de  ressembler  à 
Dieu  par  l'imitation  de  sa  sainteté  et  de  ses  vertus  ; 
je  veux  dire  ,  d  être  charitable  comme  Dieu  ,  misé- 
ricordieux comme  Dieu  ,  patient  comme  Dieu  : 
Estote  perfecti  siciit  Pater  vester  cœleslis  perfeclus 
est  (i). 

Je  dis  plus  ,  et  je  soutiens  ,  mon  cher  auditeur  , 
que  cet  exemple  doit  avoir  sur  vous  d'autant  plus 
d'efficace  qu'il  vous  est  personnel.  Concevez  bien 
ceci.  Je  ne  vous  ai  parlé  qu'en  général  de  tout  ce 
que  Dieu  reçoit  d'outrages  de  la  part  des  hommes  , 
et  de  tout  ce  qu'il  leur  remet  si  libéralement  et  si 
aisément  ;  mais  que  seroil-ce  ,  si  de  toutes  les  per- 
sonnes qui  composent  cet  auditoire  .  prenant  chacun 

(i)  Matth.  5. 


DES    INJURES.  309 

en  particulier  ,  je  lui  remellois  devant  les  yeux  tout 
ce  qu'il  a  fallu  que  Dieu  ,  dans  le  cours  de  sa  vie, 
lui  pardonnât,  et  tout  ce  qu'il  se  flatte  en  effet  que 
Dieu  lui  a  pardonné  ?  Que  seroit-ce  ,  si  je  présenlois 
à  ce  mondain  toutes  les  abominations  d'une  habitude 
vicieuse  ,  oii  il  s'est  livré  à  ses  désirs  les  plus  déré- 
glés ;  oii,  sans  retenue  et  sans  frein ,  il  s'est  aban- 
donné aux  plus  honteux  débordemens  ;  oii ,  mille 
fois  révolté  contre  sa  propre  conscience,  il  a  étouffé 
la  voix  de  Dieu  qui  se  faisoit  entendre  à  lui  ,  il  a 
rejeté  la  grâce  de  Dieu  qui  l'éclairoit  et  qui  le  pres- 
soit ,  il  a  foulé  aux  pieds  la  loi  de  Dieu  qui  l'impor- 
lunoit  et  qui  le  gênoit ,  il  a  raillé  des  plus  saints 
mystères  de  Dieu  ,  dont  la  créance  le  condamnoit 
et  dont  ridée  le  faliguoit  et  le  troubloit ,  il  a  sacrifié 
Dieu  et  tous  les  intérêts  de  Dieu  ,  à  1  objet  périssable 
qui  l'enchantoit  et  le  possédoit  ?  Que  seroit-ce'  si , 
parcourant  tous  les  autres  états  ,  j'appliquois  cette 
morale  à  l'impie  ,  à  l'ambitieux  ,  à  lavare  (  car  il 
n'y  a  que  trop  lieu  de  croire  que  dans  celte  assem- 
blée il  se  trouve  de  toutes  ces  sortes  de  pécheurs); 
que  seroit-ce,  dis -je,  mon  cher  frère,  si  je  vous 
retraçois  le  souvenir  de  toutes  vos  iniquités,  et  que 
je  raisonnasse  ainsi  avec  vous  :  Voilà  ce  que  Dieu  a 
toléré,  voilà  sur  quoi  il  a  usé  à  votre  égard  de  toute 
son  indulgence ,  voilà  ce  qu'il  a  cent  fois  oublié  pour 
vous  rapprocher  de  lui  et  pour  se  rapprocher  de 
vous.  Par  où  jamais  pourrez-vous  vous  défendre  de 
suivre  un  exemple  si  puissant  et  si  présent  ?  Or,  ce 
que  je  vous  dirois  ,  Dieu  vous  le  dit  actuelKment 
dans  le  fond  de  l'ame  :  Ser^c  ncquam  ,  omnc  dehî- 


ÔIO  SUR    LE    PARDON 

tum  dlmîsi  iîhi  ;  Mâchant  serviteur  ,  c'est  spécia- 
lement à  vous  que  j'ai  tout  remis  :  Tibi.  Je  pou  vois 
vous  perdre ,  et  je  me  suis  employé  à  vous  sauver  ; 
je  pouvois  vous  bannir  éternellement  de  ma  pré- 
sence ,  et  je  vous  ai  recherché  ;  vous  étiez  pour  moi 
dans  une  indocilité  ,  dans  une  insensibilité  ,  dans 
une  dureté  de  cœur  capable  de  tarir  toutes  les  sources 
de  ma  miséricorde  ,  et  rien  ne  les  a  pu  épuiser.  De 
quel  front  et  par  quelle  monstrueuse  opposition  un 
débiteur  à  qui  l'on  a  fait  grâce ,  et  grâce  sur  des 
dettes  accumulées  et  dont  il  seroit  accablé  ,  peut-il 
poursuivre  avec  une  sévérité  inexorable  l'acquit  d'une 
dette  aussi  légère  que  celle  qui  vous  intéresse?  Omne 
éehitum  dimisi  tibi  :  nonne  egb  oporiuit  ci  te  miscrerî 
çonscrvi  lui  ? 

Mais  peut-  être  ,  chrétiens  ,  doutez  -  vous  de  ce 
pardon  de  la  part  de  Dieu  par  rapport  à  vous  :  car 
qui  sait  s'il  est  digne  d'amour  ou  de  haine  ,  et  qui 
peut  être  certain  de  la  rémission  de  ses  péchés  ?  Hé 
bien  ,  si  vous  craignez  de  ne  l'avoir  pas  encore  ob- 
tenu ,  je  viens  vous  enseigner  le  moyen  infaillible 
de  l'obtenir  ,  en  vous  faisant  considérer  Dieu  comme 
juge  :  et  s'il  y  a  une  vérité  qui  doive  faire  impres^ 
sion  sur  vos  cœurs,  n'est-ce  pas  celle-ci ,  par  où  je 
conclus  cette  première  partie  :  Il  est  vrai ,  tel  est  en 
celte  vie  notre  triste  sort,  et  l'affreuse  incertitude 
oii  nous  nous  trouvons  ;  nous  savons  que  nous  avons 
péché  ,  et  nous  ne  savons  si  Dieu  nous  a  pardonné. 
Les  plus  grands  saints  ne  le  savoient  pas  eux-mêmes; 
çt  des  pénitens  par  état,  après  avoir  passé  de  longues 
anpe'çs  dans  les  plus  rigoureuî^  exercices  d'une  mor^ 


DES    INJURES.  ■  3n 

tifîcalion  accablante  ,  saisis  néanmoins  de  frayeur  , 
se  demandolent  les  uns  aux  autres  ,   comme  nous 
l'apprend  saint  Jean  Climaque  :   Ah  !  mon  frère, 
pensez-vous  et  puis-je  penser  que  mes  péchés  devant 
Dieu  soient  efiacés  ?  Si  des  saints  étoient  pénétrés 
de  ce  sentiment  ,    quel  doit  être  celui  de  tant  de 
pécheurs  ?  Or ,  dans  le  sujet  que  je  traite  ,  j'ai  de 
quoi  les  tirer  de  cette  incertitude  qui  les  trouble  ;  j'ai 
de  quoi  leur  donner  l'assurance  la  plus  solide  et  la 
plus  ferme  ,   puisque  elle  est  fondée  sur  la  parole 
même  de  Dieu  ,  sur  loracle  de  la  vérité  éternelle; 
car  c'est  Dieu  qui  nous  l'a  dit  ,  et  s'il  nous  ordonne 
de  pardonner  ,  c'est  en  ajoutant  à  sou  précepte  celte 
promesse  irrévocable  et  si  engageante  :  je  vous  par- 
donnerai moi-même  :  Dimittitc  et  dimitlcmini  (i). 
En  deux  mots ,  quel  fonds  d'espérance  ,  et  quel  motif 
pour  animer  notre  charité  !  Il  n'y  a  là  ni  ambiguïté  , 
ni  équivoque;  il  n'y  a  point  de  restriction  ,  ni  d'ex- 
ception ;  tout  y  est  intelligible  ,  tout  y  est  précis  et 
formel.  Remarquez-le  bien.  Dieu  ,  par  la  bouche  de' 
son  Fils  ,    ne  nous  dit  pas  ;  Pardonnez,  et  je  vous 
pardonnerai  certains  péchés  ;  mais  de  quelque  nature 
qu'ils  puissent  être,  vos  péchés  vous  seront  remis  : 
Kt  dimittemini.  Il  ne  nous  dit  pas  :  Pardonnez  ,  et 
je  vous  pardonnerai  plusieurs  péchés  ;  mais  leur 
nombre,  selon  l'expression  du  Prophète  ,  fùt-il  plus 
grand  que  celui  des  cheveux  de  votre  tête ,  tous  vos 
péchés  en  général  vous  seront  remis  :  Et  dimitte- 
mini. Il  ne  nous  dit  pas  :  Pardonnez ,  et  après  ub 

(i)  Luc.  6. 


3l2  SUR    LE   PARDON 

temps  marqué  pour  satisfaire  à  ma  justice  ,  Je  vous 
pardonnerai  ;  mais,  du  moment  que  vous  aurez  par- 
donné, vos  péchés  dès  -  là  vous  seront  remis  :  Et 
dimitlemini.  Tellement ,  chrétiens  ,  que  dès  que  je 
pardonne  ,  et  que  je  pardonne  en  vue  de  Dieu  et 
par  amour  pour  Dieu  ,  je  puis  autant  compter  sur 
le  pardon  de  mes  péchés  ,  que  sur  l'infaillibilité  de 
Dieu  et  sur  son  inviolable  iidélilé.  Rempli  de  cette 
confiance ,  je  vais  à  l'autel  du  Seigneur  ,  et  sans 
oublier  le  respect  dû  à  cette  infinie  majesté  ,  j'ose 
lui  parler  de  la  sorte  :  Je  suis  pécheur ,  et  je  le 
reconnois  en  votre  présence  ,  ô  mon  Dieu  ;  mais 
tout  pécheur  que  je  suis  ,  vous  me  recevez  en  grâce, 
parce  que  selon  vos  ordres  j'ai  moi-même  fait  grâce. 
Dans  le  sacrifice  que  je  viens  vous  présenter ,  je  n'ai 
point  d'autre  victime  à  vous  offrir  que  mon  cœur  et 
que  son  ressentiment.  Je  vous  l'immole  ,  Seigneur, 
et  c'est  une  hostie  digne  de  vous  ,  puisqu'elle  est 
purifiée  du  feu  de  la  charité.  El  si  vous  rejetiez  celte 
■  hostie  ,  j'en  appellerois  à  votre  parole.  Et  si  vous 
m  imputiez  encore  quelque  chose  après  l'avoir  ra- 
cheté par  celle  hostie  ,  je  dirois,  Seigneur  ,  et  vous 
me  permettriez  de  le  dire  ,  ou  que  vous  m'avefe 
trompé  ,  ou  que  vous  avez  changé.  Or ,  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  vous  peut  convenir. 

N'en  doutez  point  ,  mon  cher  auditeur ,  quand 
vous  aurez  fait  un  pareil  effort ,  et  que  vous  adres- 
serez à  Dieu  une  telle  prière  ,  il  vous  écoutera  ;  il 
vous  répondra  dans  le  secret  du  cœur ,  ce  qu'il  fit 
entendre  à  Magdeleine  en  la  renvoyant  :  Allez  en 


DES   INJURES.  3l3 

paix ,  vos  péchés  vous  sont  pardonnes  :  Remitluntur 
tibï  peccata  ,  vade  in  pace  (i).  Le  ministre  de  la 
pénitence  ,  témoin  d'une  disposition  si  sainte  ,  et 
comptant  sur  toutes  les  autres  qui  s'y  trouvent  ren- 
fermées 5  prononcera  sans  hésiter  ,  la  sentence  de 
votre  absolution  ,  et  répandra  sur  vous  toutes  les 
bénédictions  du  ciel.  Vous  vous  retirerez  content  de 
Dieu  et  content  de  vous-même.  Or,  à  toutes  ces 
conditions  et  par  tous  ces  titres  ,  dites-moi  si  Dieu 
n'a  pas  droit  d'exiger  de  vous  le  pardon  qu'il  vous 
ordonne,  et  dont  il  vous  a  fait  une  loi.  Mais  vous, 
dès  que  vous  ne  le  voulez  pas  accorder  ce  pardon 
si  légitimement  dû  et  si  expressément  enjoint  ,  ne 
donnez-vous  pas  à  Dieu  un  droit  particulier  de  ne 
vous  pardonner  jamais  à  vous-même  ?  C'est  ce  que 
vous  allez  voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Ce  que  nous  craignons  communément  le  plus  ,  et 
ce  qui  nous  seroit  dans  la  vie  plus  fâcheux  et  moins 
soutenable  ,  c'est  ,  chrétiens  ,  qu'on  nous  traitât 
comme  nous  traitons  les  autres ,  qu'on  nous  jugeât 
comme  nous  jugeons  les  autres  ,  qu'on  nous  pour- 
suivît et  nous  condamnât  comme  nous  poursuivons 
et  condamnons  les  autres.  Notre  injustice  va  jusqu'à 
ce  point ,  de  ne  vouloir  rien  supporter  de  ceux  avec 
qui  nous  sommes  liés  par  le  nœud  de  la  société 
humaine  ,  et  de  prétendre  qu'ils  nous  passent  tout , 
qu'ils  nous  cèdent  tout ,  qu'en  notre  faveur  ils  se 
démettent  de  tout.  Si ,  par  un  retour  bien  naturel , 

(i)  Luc.  7. 


3i4  SUR   LE   PARDON 

ils  se  comporleal  envers  nous  selon  que  nous  nous 

^  comportons  envers  eux  ;  sils  s'élèvent  contre  nous 
de  même  que  nous  nous  élevons  contre  eux  ,  et  s'ils 
nous  font  ressentir  toute  la  rigueur  qu'ils  ressentent 
<le  notre  part,  nous  en  paroissons  outrés  et  désolés. 
Mais  à  combien  plus  forte  raison  devons-nous  donc 
craindre  encore  davantage  que  Dieu  ne  se  serve 
pour  nous  de  la  même  mesure  dont  nous  nous  ser-  I 
vous  pour  le  prochain;  c'est-à-dire,  qu'il  ne  devienne 
aussi  implacable  pour  nous  que  nous  le  sommes 
pour  nos  frères  ,    et  que   le    pardon  que  nous   ne 

,  voulons  pas  leur  accorder  ,  il  ne  nous  laccorde 
jamais  à  nous-méines  ?  Or  ,  c'est  justement  à  quoi 
nous  nous  exposons  par  notre  inflexible  dureté  et 
par  nos  inimitiés.  En  ne  voulant  pas  nous  confor- 
mer à  sa  conduite ,  nous  l'obligeons  de  se  conformer 
à  la  nôtre  ;  et  nous  obstinant  à  ne  rien  pardonner  , 
nous  lui  donnons  un  droit  particulier  de  ne  nous 
pardonner  jamais.  Comment  cela  ?  le  voici  :  parce 
qu'alors  nous  nous  rendons  singulièrement  cou- 
pables ,  et  coupables  en  quatre  manières.  Observez- 
les.  Coupables  envers  Dieu  ,  coupables  envers  Jésus- 
Christ,  Fils  de  Dieu  ,  coupables  envers  le  prochain 
substitué  en  la  place  de  Dieu  ,  et  coupables  envers 
nous  -  mêmes.  Coupables  envers  Dieu  ,  dont  nous 
violons  un  des  préceptes  les  plus  essentiels  ;  cou- 
pables envers  Jésus-Christ ,  Fils  de  Dieu  ,  que  nous 
renonçons  en  quelque  sorte  dès  que  nous  renonçons 
au  caractère  le  plus  dislinctif  et  le  plus  marqué  du 
christianisme  ;  coupables  envers  le  prochain  subs- 
titué en  la  place  de  Dieu  ,  et  à  qui  nous  refusons  ce 


DES    INJURES.  3l5 

(qui  lui  est  dû,  en  conséquence  du  transport  que 
Dieu  lui  a  fait  de  ses  justes  prétentions  ;  enfin  ,  cou- 
pables envers  nous-mêmes,  soii  en  nous  démentant 
nous-  mêmes  et  la  prière  que  nous  faisons  tous  les 
jours  à  Dieu  ,  soit  en  prononçant  contre  nous- 
mêmes  ,  par  cette  prière  ,  notre  propre  condam- 
nation. Quelle  ample  matière  et  quel  nouveau  fonds 
de  morale  !  Ecoulez  -  moi ,  tandis  que  je  le  vais 
développer. 

Car  il  ne  faut  point  se  persuader  ,  chrétiens ,  qu'il 
vous  soit  indifférent  de  pardonner  ou  de  ne  par- 
donner pas  ,  et  que  devant  Dieu  vous  en  soyez  quilles 
pour  lui  représenter  la  justice  de  vos  resseniimens 
et  de  vos  vengeances  ,  par  la  grièveté  des  injures 
qui  vous  offensent.  Tout  offensés  que  vous  pouvez 
être  ,  Dieu  vous  délend  de  suivre  les  mouvemens 
de  votre  cœur  aigri  et  envenimé;  et  quelque  violente 
que  soit  la  passion  qui  vous  anime  ,  il  veut  que  vous 
l'étouiTiez  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  s'est  réservé  à  lui 
seul  le  droit  de  vous  venger  et  de  vous  faire  justice 
quand  il  lui  plaira  ,  et  selon  qu'il  lui  plaira  :  Mihi 
findicta,  et  ego  retribuam  (i).  Il  ne  prétend  pas  que 
sans  sujet  et  sans  égard  on  s'attaque  à  vous,  ni  que 
le  tort  que  vous  recevez  demeure  Impuni  ;  mais  parce 
que  s'il  vous  permettoit  d'êlre  vous-mêmes  les  juges 
et  les  exécuteurs  de  la  juste  salisfaclion  que  vous 
pouvez  attendre ,  lout  le  lien  de  la  société  seroit 
bientôt  rompu  et  toute  la  charité  éteinte  dans  le 
monde  ;  pour  la  maintenir  celte  société  qu'il  a  éta- 
blie ,    et  pour  conserver  entre  les  hommes  celle 

(i)  Rom.  13. 


3l6  SUH    LE   PARDON 

charité  si  nécfssaire  ,  il  vous  ordonne  de  lui  aban- 
donner votre  cause  ,  de  vous  en  reposer  sur  lui ,  et 
de  réprimer  jusqu'au  moindre  sentiment  qui  vous 
porleroit  aux  dissensions  et  à  une  fatale  désunion. 
Précepte  si  exprès  et  d'une  obligation  si  étroite  , 
qu'il  entend  même  que  sur  le  point  de  lui  présenter 
tout  autre  sacrifice  ,  vous  quitterez  l'autel  ,  vous  y 
laisserez  la  victime  ,  et  vous  irez  avant  toute  chose 
vous  réconcilier  avec  votre  ennemi.  Sans  cela  , 
quelque  présent  que  vous  apportiez  à  son  sanctuaire , 
et  que  vous  ayez  à  lui  mettre  dans  les  mains  ,  il  le 
rejette  et  le  réprouve.  Que  faites-vous  donc  ,  mon 
cher  auditeur,  quand  ,  par  une  division  scandaleuse 
ou  par  une  secrète  aliénation ,  vous  séparez  ce  que 
Dieu  avoit  uni ,  et  vous  troublez  la  paix  dont  il  étoit 
le  garant  et  le  sacré  nœud  ?  Outre  lennemi  visible 
que  vous  avez  sur  la  terre  et  que  vous  aigrissez  en- 
core davantage  ,  vous  en  suscitez  contre  vous  un 
autre  dans  le  ciel,  mais  plus  puissant  mille  fois  et 
plus  redoutable  ,  tout  invisible  qu'il  est  :  c'est  Dieu 
même.  Or  ,  se  rendre  ainsi  coupable  et  condamnable 
aux  yeux  de  Dieu  ,  n'est-ce  pas  l'autoriser  spécia- 
lement à  vous  punir  et  à  vous  punir  sans  rémission  ? 
Non  ,  chrétiens  ,  tant  que  vous  serez  inflexibles 
pour  vos  frères  ,  n'espérez  pas  que  Dieu  jamais  se 
laisse  fléchir  en  votre  faveur.  Vous  vous  proster- 
nerez à  ses  pieds  ,  vous  gémirez  devant  lui,  vous 
vous  frapperez  la  poitrine  et  vous  éclaterez  en  soupirs 
pour  le  toucher  ;  mais  la  même  dureté  que  vous 
avez  à  l'égard  d'un  homme  comme  vous  ,  il  l'aura 
envers  vous  j   et  malgré  vos  gémissemens  et  vos 


DES   INJURES.  3l7 

soupirs  ,  n'allendez  de  lui  d'autre   réponse  que  ce 
foudroyant  analliême  :  Point  de  miséricorde  à  celui 
qui  n'a  pas  fait  miséricorde  :  Judicium  sine  mise" 
ricûvdiâ  illi  qui  non  fecit  miser  icordiam.  Il  est  vrai 
que  dans  son  Eglise  il  y  a  un  tribunal  de  miséri- 
corde pour  les  pécheurs  et  pour  le  pardon  de  leurs 
péchés ,  et  qu'il  a  revêtu  ses  ministres  de  son  pouvoir 
pour  vous  absoudre  :  mais  ce  pouvoir  ,  par  rapport 
à  vous ,  est  suspendu  dès  que  vous  voulez  fomenter 
dans  votre  ame  le  mauvais  levain  qui  l'envenime  , 
et  le  ministre  alors  doit  vous  dire  en  vous  renvoyant: 
Judicium  sine  misericordiâ  illi  qui  non  fecit  miss 
ricordiam.  Il  est  vrai  qu'à  la  mort  Dieu  commande 
aux  prêtres   de   redoubler   leurs   soins   pour  votre 
secours  ,  et  de  vous  communiquer  abondamment  et 
libéralement  toutes  les  grâces  qu'ils  ont  à  dispenser. 
Mais  s'ils  ne  peuvent  vous  engager  à  une  réunion 
sincère  et  de  cœur,  et  s'ils  n'en  ont  de  solides  té- 
moignages ,  il  leur  défend  à  ce  moment  même ,  à  ce 
formidable  moment  ,  de  vous  faire  part  des  remèdes 
spirituels  dont  une  telle  disposition  vous  rend  in- 
dignes,  et  plutôt  que -de  vous  les  appliquer  en  cet 
état,  il  veut  qu'ils  vous  laissent  mourir  sans  sacremens 
et  en  réprouvés  ,  afin  que  sa  parole  s'accomplisse  : 
Judicium  sine  misericordiâ  illi  qui  non  fecit  mise- 
ricordiam.  Ah  !   combien   de  pécheurs  sont  ainsi 
passés  au  jugement  de  Dieu  ;  et  si  plusieurs  ont 
consenti  dans  celte  extrémité  à  de  prétendues  récon- 
ciliations ,  combien  ,  sous  de  trompeuses  apparences, 
sont  morts  aussi  ennemis  qu'ils  l'éloient  depuis  de 
longues  années  ?  Car ,  il  e^t  certain  que  de  toutes 


3i8  SUR   LE   PARDON 

les  passions  ,  il  n'en  esl  point  qui  s'imprime  pliig 
profondément  que  la  haine  ,  ni  qu'il  soit  plus 
difficile  de  déraciner.  On  a  vu  des  chrétiens  , 
après  avoir  enduré  pour  l'évangile  de  cruels  sup- 
plices et  triomphé  de  tous  les  eflbrls  des  tyrans  , 
s'oublier  eux-mêmes  à  la  vue  d'un  ennemi  ;  et  sur 
le  point  de  consommer  leur  victoire  ,  céder  à  un 
ressentiment ,  et  perdre  avec  la  foi  la  couronne  du 
martyre. 

Je  ne  m'en  élonne  point ,  puisque  rien  n'est  plus 
directement  opposé  à  l'esprit  de  Jésus -Christ  que 
l'esprit  de  vengeance  et  les  aversions  qui  l'entre- 
tiennent dans  un  cœur.  Autre  sujet  de  la  colère  et  de 
l'indignation  de  Dieu.  Car,  entre  les  caractères  de 
la  loi  évangélique  ,  un  des  plus  propres,  et  je  puis 
dire  le  premier  ,  c'est  cette  charité  qui ,  sans  distinc- 
tion d'amis  et  d'ennemis  ,  nous  lie  tous  ensemble  , 
et  ne  fait  de  tous  les  cœurs  qu'un  même  cœur ,  et 
de  toutes  les  âmes  qu'une  même  ame.  Cette  charité 
qui  va  jusqu'à  bénir  ceux  qui  nous  chargent  de  ma- 
lédictions ,  jusqu'à  prier  pour  ceux  qui  nous  persé- 
cutent et  qui  forment  contre  nous  les  plus  injustes 
entreprises  ,  jusqu'à  les  embrasser  ,  jusqu  à  les  se- 
courir dans  leurs  besoins  ,  jusqu'à  les  aider  de  tout 
notre  pouvoir.  Cette  charité  que  pratiqua  sur  la  croix 
le  Fils  de  Dieu ,  notre  Sauveur  et  notre  divin  exem- 
plaire ,  lorsque  s'adressant  à  son  Père  ,  il  prit  la  dé- 
fense des  Juifs  qui  poursuivoient  sa  mort ,  des  juges 
qui  l'avoient  condamné,  et  de  ses  bourreaux  mêmes 
qui  l'outrageoient  encore  après  l'avoir  crucifié  : 
Paier  ,   âimittc  illis  :  non    enim   sciunt    qui d  fa-- 


.DES   INJURES.  3l^ 

€Îuni{i).  Voilà,  dis-je,  la  perfection  de  la  loi  de 
la  grâce  ;  voilà  le  précepte  que  Jésus-Christ  semble 
avoir  eu  plus  à  cœur  ,  le  précepte  qu'il  a  spécialement 
adopté  comme  son  précepte,  auquel  il  s'est  particu- 
lièrement attaché  ,  sur  lequel  il  a  plus  fortement 
insisté  ;  voilà  à  quoi  il  veut  qu'on  nous  connoisse  en 
qualité  de  chrétiens  :  In  hoc  cognoscent  omnes  quia 
discipuli  mei  estis  (2).  Quand  donc,  contre  toutes 
les  règles  de  cette  charité  si  hautement  et  si  expressé- 
ment recommandée  ,  nous  nous  éloignons  les  uns 
des  autres,  et  que  nous  vivons  dans  une  guerre,  ou 
déclarée,  ou  d'autant  plus  dangereuse  et  plus  mor- 
telle qu'elle  est  plus  couverte  ;  quand  ,  à  la  première 
atteinte  qui  nous  blesse  ,  nous  nous  récrions  ,  nous 
nous  emportons ,  nous  ne  pensons  qu'à  rendre  re- 
proche pour  reproche  ,  médisance  pour  médisance, 
mal  pour  mal ,  quel  qu  il  puisse  être  ;  quand ,  re- 
tenus par  un  respect  tout  humain  et  par  une  modéra- 
tion feinte ,  nous  conservons  cependant  au  fond  de 
notre  ame  un  venin  qui  l'empoisonne  et  qui  ne  man- 
que pas  de  se  répandre  dans  l'occasion ,  quoique 
subtilement  et  sans  bruit  ;  quand  nous  nous  consu- 
mons de  réflexions,  de  désirs,  d'envies  que  nous 
inspire  une  secrète  malignité  ,  et  qui  ne  tendent  qu'à 
la  satisfaire  ;  quand  nous  nous  laissons  préoccuper 
des  idées  communes ,  que  nous  nous  faisons  une  gloire 
d'avoir  vengé  une  injure  ,  que  nous  regarderions 
comme  un  opprobre  de  n'en  avoir  pas  elîacé  la  tache, 
que  nous  aurions  honte  de  n'en  avoir  pas  eu  raison 
par  quelque  voie  que  ce    soit  :  n'est-ce   pas  alors 

(i)  Luc.  23.  —  (2)  Joan.  i3. 


320  SUR    LE    PARDON 

renoncer  Jésus-Christ, sinon  de  bouche,  au  moins 
d'efiet  ,  puisque  c'est  renoncer  une  des  maximes 
fondamentales  de  la  sainte  religion  qu'il  nous  a  pre- 
eliée  ?  n'est-ce  pas  rougir  de  Jésus-Christ,  puisque 
c'est  rougir  de  la  morale  et  de  l'observation  de  sa 
loi  ?  Or ,  ne  nous  y  trompons  pas  ,  et  comprenons 
bien  deux  choses  :  premièrement  ,  qu'il  n'y  a  point 
d'autre  médiateur  par  qui  nous  puissions  obtenir  la 
rémission  de  nos  péchés  ,  que  Jésus-Christ  ;  secon- 
dement, que  quiconque  aura  renoncé  Jésus-Christ , 
Jésus-Christ  le  renoncera  ;  et  que  quiconque  aura 
rougi  de  Jésus-Christ  devant  les  hommes  ,  Jésus- 
Christ  devant  son  Père  rougira  de  lui.  Par  consé- 
quent ,  que  si  nous  ne  pardonnons  comme  Jésus- 
Christ  et  selon  la  loi  de  Jésus-Christ,  nous  ne  pou- 
vons compter  sur  sa  médiation ,  ni  espérer  par  ses 
mérites  l'abolition  de  nos  oiTenses  :  mais  si  ce  n'est 
pas  par  lui  que  nous  l'avons,  par  qui  l'aurons-nous  ? 
Chose  étrange ,  mes  chers  auditeurs  !  nous  som- 
mes chrétiens  ,  ou  nous  prétendons  l'être.  En  vertu 
de  la  profession  que  nous  en  faisons ,  nous  n'avons 
pas  une  fois  recours  à  Dieu  pour  implorer  sa  griice , 
que  ce  ne  soit  au  nom  de  Jésus-Christ ,  comme  frères 
de  Jésus-Christ ,  comme  membres  de  Jésus-Christ. 
Et  cependant  nous  prenons  des  senlimens  tout  op- 
posés à  ceux  de  Jésus-Christ,  nous  tenons  une  con- 
duite toute  contraire  à  la  sienne,  nous  le  désavouons 
et  nous  le  déshonorons  ,  en  désavouant  son  évan- 
gile et  déshonorant  le  christianisme  où,  par  une  vo- 
cation particulière,  il  nous  a  spécialement  appelés. 
Autrefois  le  signe  des  chrétiens  et  la  gloire  du  chris- 
tianisme. 


Î3ES   INJURES*  32t. 

lïanisme,  c'étoil  l'esprit  de   paix  qui  régnoil  enire 
eux  :  cétoit,  comme  je  l'ai  dit,  ce  concours  unanime 
de  tant  de  volontés  dans  une  même  volonté ,  et  de 
tant  d'intérêts  dans  un  même  intérêt  :  telîemeiu  que 
de  toute  une  multitude  il  ne  se  faisoit ,  pour  ainsi 
dire  ,  qu'un  même  homme.  Les  païens  le  remar- 
quoient,  et  c'est  ce  qui  les  étonnoit ,  ce  qui  les  édi- 
fioit ,  ce  qui  les  charmoit.  Qu'y  a-t~il  en    eiT^'t   de 
plus  admirable  et  de  plus  grand?  Ils  voyoient  parmi 
des  gens  de   tous  les  pays  et  de  tous  les  caractères 
une  concorde  que  rien  ne  troubloit  ;  ils  voyoient  des 
martyrs  endurer  sans  se  plaindre ,  et  même  avec  joie , 
les  fausses  accusations,   les   calomnies  atroces,  les 
ignominies  publiques  ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  outra- 
geant et  déplus  diffamant;  ils  voyoient  ces  généreux 
soldats  de  Jésus-Christ  et  ces  fidèles  imitateurs  de 
sa  charité,  pardonner  à  leurs  tyrans  toute  la  fureur 
qui  les  animoit  contre  eux ,  et  embrasser  ceux  qui 
les  tourmentoient ,  qui  les  déchiroient ,  qui  les  brû- 
loient.  Cétoit  là  le  triomphe  de  la  religion  ;  mais  eu 
voici  le  scandale.  C'est  que  parmi  les  successeurs  de 
ces   chrétiens  si  patiens  et  si  charitables  ,   il  ne  ;e 
trouve  presque  plus  de  patience  dans  les  injures,  ni 
de  charité.  On  voit  des  disciples  de  Jésus-Christ  en 
de  perpétuelles  contestations  et  en  des  discordes  étei- 
nelles.  On  emploie  toutes  les  considérations  divines 
et   humaines  pour  les  adoucir  et  pour  les  accom- 
moder ;  mais  souvent  on  y  perd  ses  soins,  et   l'on 
n'y  peut  réussir.  Ce  qu'il  y   a  de  pins  déplorable, 
c'est  que,  par  la  plus  funeste  de  toutes  les  illusions  , 
•e  sont  qoeiqucf'jis  les  plus  cljréliens  en  ajîparence, 

TOME    YIJ.  21 


022  SUR    LE    PARDON 

€1  les  plus  déclarés  pour  la  piéfé  ,qnj  gardent  dans  le 
cœur  plus  d'amertume  et  plus  de  fiel.  Ils  viennent 
M'aultl  de  Jésus-Christ,  ils  participent  au  sacrement 
de  Jésus-Chiist ,  ils  prêchent  la  plus  sévère  morale  de 
Jésus-Clirisl;  et  cependant  ils  roulent  dans  leur  esprit 
mille  projets  de  la  vengeance  la  plus  vive  et  la  plus 
pure;  et  cependant  ils  forment  mille  intrigues ,  mille 
cabales  ,  non  point  seulement  contre  quelques  parti- 
culiers, mais  contre  des  sociétés,  contre  des  corps 
entiers,  pour  les  noter,  pour  les  décrier,  pour  les 
ruiner  ;  et  cependant  ils  n'épargnent  ni  le  sacré  ,  ni 
Je  profane  ,  ni  l'artifice  ,  ni  le  mensonge,  pourvu 
qu'ils  puissent  parvenir  à  la  fin  qu'ils  se  proposent 
d  humilier  ,  de  confondre  ,  de  perdre  quiconque  ose 
les  contredire  et  ne  donne  pas  aveuglément  dans 
leurs  idées  ,  ou  plutôt  dans  leurs  erreurs.  Encore 
prétendent-ils  agir  en  cela  pour  Jésus-Christ,  et 
défendre  la  cause  de  Jésus-Christ  :  comme  si  cet 
homme-Dieu  ,  ce  Dieu  de  charité  qui ,  pour  la  dé- 
fense de  sa  propre  personne  ,  ne  proféra  pas  une 
parole  ,  autorisoit  dans  eux  ,  sous  le  vain  prétexte  de 
sa  gloire,  les  plus  aigres  sentimens,  les  plus  iniques 
préjugés  ,  les  plus  noires  médisances  et  les  plus  in- 
justes pratiques. 

Mais  revenons.  De  ne  vouloir  paspardonner,  c'est 
se  rendre  coupable  envers  Dieu  ,  coupable  envers 
Jésus-Christ ,  Fils  de  Dieu,  et  je  dis  encore  coupable 
envers  le  prochain  substitué  en  la  place  de  Dieu  : 
troisième  raison  qui  engage  Dieu  à  nous  juger  nous- 
mêmes  selon  toute  la  sévérité  de  sa  justice  et  sans  in- 
dulgence. Car  quel  que  puisse  être  cet  homme  contre 


DES   INJURES,  323 

qui  vous  vous  tournez,  et  pour  qui  vous  vous  montrez 
si  intraitable  5  il  est  revêtu  de  tous  les  droits  de  Dieu  ; 
et  c'est  de  lui  que  Dieu  vous  a  dit  ce  que  l'apôtre 
saint  Paul  disoil  à  son  disciple  Philéaion  au  sujet 
d'Onésime:  Recevez-le  comme  moi-même  ,  et  usez^ 
en  avec  lui  comme  vous  en  devez  user  avec  moi- 
même  :  Suscipe  illum  si  eut  me  (i).  Il  vous  a  déplu 
dans  une  occasion  ,  il  s'est  échappé  à  voire  égard  ^ 
et  c'est  une  dette  dont  vous  pourriez  lui  demander 
compte.  Mais  cette  dette  ,  je  la  prends  sur  moi  :  et 
pour  une  juste  compensation  ,  je  lui  transporte  celles 
que  je  pourrois  à  meilleur  titre  exiger  de  vous.  Gat 
souvenez-vous  que  vous  vous  devez  vous-même  à 
moi  ,  et  que  j'ai  sur  vous  un  droit  absolu  et  sans 
réserve  ;  Si  autcm  aliquid  nocuit  tihi  ,  aut  débet , 
hoc  mihi  imputa  :  ego  reddam  ;,  ut  non  dicam  tihi 
fjuhd  et  le  ipsum  mihi  dehes  (2).  C'est  ainsi ,  dis-je, 
que  Dieu  s'en  est  expliqué,  et  c'est  ainsi  que  votre 
frère ,  tout  redevable  qu'il  vous  est ,  a  droit  d'attendre 
de  votre  part  un  traitement  favorable  et  une  remise 
entière.  Mais  vous ,  violant  tous  ses  droits,  vous 
n'êtes  occupé  que  des  vôtres.  Vous  les  relevez ,  vous 
les  exagérez,  vous  les  redemandez  avec  une  hauteur 
et  une  exactitude  que  vous  appelez  droiture ,  justice , 
équité  ;  mais  que  j  appelle ,  moi  ,  inhumanité  ,  que 
j'appelle  cruauté,  que  quelquefois  même  je  puis 
appeler  férocité.  Car  qui  ne  sait  pas  quels  sont  les 
emportemens  d'une  passion  de  vengeance?  On  se 
croit  tout  permis,  et  l'on  ne  garde  nulles  mesures. 
Dans  la  fausse  idée  que  l'on  se  forme  d'une  offense 

(0  Philem.  V.  17.  —  (3)  ll'uL  \.  18. 

21. 


32^  SUR   LE   PARDON 

que  rimaginalion  grossit ,  et  que  noire  délicatesse 
fait  croître  à  l'infini ,  quoi  qu'on  entreprenne,  quoi 
qu'on  exécute ,  ce  n'est  jamais  trop.  Pour  un  trait , 
on  en  renvoie  mille  autres;  pour  un  mot,  on  en  vient 
à  mille  discours  remplis  d'invectives  les  plus  inju- 
rieuses ,  et  qui  n'ont  point  de  fin  ;  pour  une  fois  et 
pour  un  moment ,  on  passe  les  années ,  et  souvent 
toute  la  vie ,  à  butter  sans  cesse  un  homme ,  à  le  cha- 
griner, à  le  traverser,  et,  s'il  est  possible,  à  le  désoler, 
et  à  l'accabler  :  pourquoi  ?  parce  qu'aveuglés  d'un 
amour-propre  qui  ne  prescrit  point  de  bornes  ,  nous 
nous  infatuons  de  nos  prétendus  droits ,  et  nous  per- 
dons tout  souvenir  du  droit  réel  et  solide  que  Dieu 
a  transmis  au  prochain. 

Après  cela,  mes  chers  auditeurs ,  allez  à  l'autel  faire 
la  prière  que  le  Sauveur  vous  a  lui-même  tracée, 
Allezauxpiedsde  Dieu  prononcer  contre  vous-mêmes 
l'arrêt  le  plus  foudroyant.  Allez  à  la  face  de  ce  Dieu 
de  majesté  vous  démentir  vous-mêmes,  vous  con- 
damner vous-mêmes  ,  et  vous  rendre  enfin  cou- 
pables envers  vous-mêmes.  C'est  la  dernière  preuve 
par  où  je  finis ,  et  dont  vous  devez  être  touchés.  Nous 
disons  tous  les  jours  à  Dieu  :  Seigneur,  pardonnez- 
nous  nos  offenses,  comme  nous  les  pardonnons  à  ceux 
qui  nous  ont  offensés  :  Dlmitte  nobis  ,  si  eut  et  nos 
dimitlimus  (i).  ISous  le  di:>ons  :  mais  si  nous  com- 
prenons le  sens  de  cetle  prière  ,  et  que  nous  ayons 
l'ame  ulcérée  d'un  ressentiment  qui  la  pique,  etqu'elle 
n'ait  pas  encore  guéri,  cette  prière  de  sanciilicaiion 
devient  pour  nous  une  prière  d'abomination  ;  et  je 

(i)  Matth.  6. 


DES    INJURES.  3:25 

iSoiilîens  que  nous  ne  la  devons  proférer  qu'en  trem- 
blant, que  nous  la  devons  regarder  comme  une 
sentence  de  mort ,  et  comme  l'anatliême  le  plus  ter- 
rible qui  puisse  tomber  sur  nos  têtes.  Et  en  effet  , 
n'est-ce  pas  ou  nous  démentir  nous-mêmes,  ou  nous 
condamner  nous-mêmes  ?  Nous  démentir  nous- 
mêmes  ,  si  nous  pensons  d'une  façon  ,  el  que  nous 
parlions  de  l'autre  ;  si  ne  voulant  pas  sincèrement , 
et  de  bonne  foi ,  que  Dieu  mette  cette  égalité  par- 
faite entre  son  jugement  et  le  nôtre  ,  nous  osons 
néanmoins  lui  tenir  un  langage  tout  opposé.  Nous 
condamner  nous-mêmes  ,  si ,  consentant  à  ce  que 
Dieu  ne  nous  pardonne  qu'autant  que  nous  pardon- 
nerons ,  nous  ne  pardonnons  pas  ;  et  si ,  pour  rentrer 
en  grâce  auprès  de  lui ,  nous  ne  remplissons  pas 
une  condition  sans  laquelle  nous  semblons  consé- 
qucmment  lui  demander  qu'il  nous  réprouve. 

Car,  qu'est-ce  à  dire  :  Pardonnez -nous,  mon 
Dieu ,  de  même  que  nous  pardonnons ,  lorsque  réelle- 
ment et  dans  la  pratique ,  nous  ne  pouvons  nous  ré- 
soudre à  pardonner  ?  Blmitte  nohis  ,  sicut  et  nos 
dimittimus.  Faites-y ,  mon  cher  fi  ère  ,  toute  l'atten- 
tion nécessaire,  el  je  m'assure  que  vous  en  serez 
saisi  de  frayeur.  C'est  dire  à  Dieu  :  Seigneur ,  comme 
je  porte  dans  mon  sein  une  aversion  que  rien  n'en 
peut  arracher,  ayez  pour  moi  la  même  haine  ;  comme 
je  ne  veux  jamais  voir  cet  ennemi,  ni  qu'il  me  voie, 
ne  souffrez  pas  que  moi-même  je  vous  voie  jamais 
dans  votre  royaume.  Travaillez  à  ma  perte  comme  je 
travaille  à  la  sienne  ;  el  couvrez-moi  dans  l'enfer 
d'une  confusion  éleriK  lie  ,  comme  je  voudrois  sur 


26  SUR    LE    PARDON 


la  terre  le  combler  d'opprobre  :  Siciit  et  nos.  C'est 
dire  à  Dieu  :  Ne  me  pardonnez  pas  mieux  ,  Seigneur, 
que  je  ne  pardonne  ;  et  comme  celte  rccoucilialion 
où  l'on  m'engage  n'estqu'apparente  ,  ne  vous  récon- 
ciliez point  autrement  avec  moi.  Je  suis  toujours  son 
ennemi;  soyez  toujours  le  mien.  Malgré  la  parole 
que  j'ai  donnée  ,  je  n'attends  ,  pour  me  venger, 
que  l'occasion  qui  me  manque  :  servez-vous  pour 
vous  venger  de  moi  de  toutes  celles  qui  se  présente- 
ront et  qui  ne  vous  manqueront  pas  :  Sicut  et  nos. 
C'est  dire  à  Dieu  :  De  même  ,  Seigneur  ,  qu'il  me 
sulFit ,  ou  que  je  veux  qu'il  me  suffise  ,  en  pardonnant , 
de  ne  point  agir  contre  la  personne  ,  et  que  du  reste  , 
je  ne  prétends  la  gratifier  en  rien  ,  l'aider  en  rien, 
abandonnez  tous  mes  intérêts  ,  et  ne  prenez  part  à 
aucune  chose  qui  me  concerne.  Privez-moi  de  tous 
vos  dons ,  et  refusez-moi  toute  faveur  ,  tout  secours, 
tout  bien  :  Sicut  et  nos.  Est-ce  ainsi ,  mon  cher  au- 
diteur ,  que  vous  l'entendez?  Du  moins  ,  c'est  ainsi 
que  vous  le  dites,  et  c'est  ainsi  que  Dieu  dans  son 
jugement  l'accomplira.  Quelle  horreur  !  ah  !  pensez- 
y,  chrétiens,  quelle  conviction  et  quelle  horreur, 
quand  Dieu  ,  en  vous  rejetant  de  sa  présence  ,  vous 
dira  ;  De  ore  tiio  tejudico  (i)  ;  il  ne  faut  point  d'autre 
juge  que  vous-même.  Larrêt  de  ma  justice  qui  vous 
éloigne  de  moi  vous  paroît  rigoureux  :  il  vous  cons- 
terne, il  vous  désespère.  Mais  c'est  vous-même  qui 
l'a'^ez  dicté  ,  et  vous  l'avez  eu  cent  fois  vous-même 
dans  la  bouche.  Do  quoi  pouvez-vous  vous  plaindre  ? 
Je  suis  la  règle  que  vous  m'avez  marquée  :  je  vous 


DES   INJURES.  327 

pardonne  comme  vous  avez  pardonné  ,  ou  plutôt , 
parce  que  vous  n'avez  jamais  pardonné,  ne  comptez 
jamais  que  je  vous  pardonne.  Ketiicz-vous  :  De  ore 
tuo  te  judico. 

C'est  à  vous  ,  mes  frères,  à  le  bien  méditer  ,  ce 
funeste  arrêt ,  et  c'est  à  vous  à  prendre  sur  cela  voire 
parti.  Car  il  n'y  a  point  de  tempérament ,  point  de 
milieu  :  ou  pardon  de  votre  part ,  ou  de  la  pari  de 
Dieu  alFreuse  réprobation.  Choisissez  de  luu  ou  de 
l'autre.  Mais  quoi  !  voudrois-je  dune  à  ce  p::x  me 
donner  une  satisfaction  si  vaine  ?  M'esl-il  donc  si 
important  de  réparer  une  injure,  que  je  veuille  qu'il 
m'en  coûte  mon  éternité,  mon'salut,  mon  ame?Eii 
poursuivant  un  ennemi  et  en  le  haïssant ,  ne  seroit- 
ce  pas  être  mille  fois  encore  plus  ennemi  de  moi- 
même  ?  et  en  repoussant  un  mal ,  ne  seroit-ce  pas 
m'attirer  le  plus  grand  de  tous  les  maux  ,  le  souverain 
mal?  Comment  en  jugerai-je  à  la  mort,  et  comment 
en  jugent  tant  d'autres?  Oserois-je  mourir  alors  dans 
l'état  d'inimitié  où  je  vis,  et  ne  seroil-ce  pas  un  scan- 
dale pour  le  monde  même  ,  qui ,  malgré  ses  faux 
principes  pour  les  injures,  par  la  contradiction  la  plus 
sensible  ,  et  par  le  témoignage  qu'il  se  trouve  forcé 
de  rendre  à  la  vérité  ,  condamneroit  lui-même  un 
mourant  assez  endurci  pour  emporter  avec  lui  son 
ressentiment  dans  le  tombeau?  Or,  pourquoi  ne  pas 
faire  maintenant  et  utilement  ce  qu'il  faudra  faire 
nécessairement im  jour  ,  et  peut-être  sans  fruit?  Car 
qu'est-ce  que  ces  réconciliations  de  la  mort ,  et  que 
peut-on  se  promettre  de  ce  qui  n'est  souvent  qu'une 
cérémonie  et  qu'un  us?ge  ?  S'il  y  a  quelques  difll* 


328  SUR    LE    l'ARBON    DES    INJURES. 

cullés  à  suimonier ,  cl  quelques  victoires  à  remporter 
sur  liioi  ,  j'en  serai  bien  dédommagé  par  l'onclion 
divine  qu'on  y  goûte.  Jamais  Joseph  ne  ressentit 
plus  de  consolation  que  lorsqu'il  embrassa  ses  frères 
qui  l'avoient  vendu.  Il  en  pleura,  non  pas  de  douleur, 
mais  de  la  joie  la  plus  douce  et  la  plus  solide.  Quoi 
qu'il  en  soil,  chrétiens ,  nous  sommes  pécheurs  (  car 
■voilà  toujours  où  il  en  faut  revenir  )  ,  et  pécheurs 
en  toutes  manières.  Comme  pécheurs  ,  nous  avons 
un  besoin  infini  que  Dieu  nous  pardonne.  Pardon- 
nons ,  et  espérons  tout  de  sa  miséricorde  dans  le 
temps  et  dans  l'éternité  bienheureuse  ,  ou  nous 
conduise ,  elc. 


SERMON 

POUR  LE 

XXÏI."  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  LA  RESTITUTION. 

Retldite  quae  sunt  Csesaris,  Gaesarii  et  quae  sant  Dei , 
Deo. 

Rendez  à  César  ce  qui  appartient  à  César  ,  et  à  Dieu  ce 
qui  appartient  à  Dieu.  En  saint  Matthieu  ,  chap.  22. 

1^'est  l'oracle  que  Jésus-Christ ,  la  sagesse  incréée , 
prononce  en  notre  évangile  pour  confondre  la  pru- 
dence humaine  dans  la  personne  de  ses  ennemis. 
Les  pharisiens  ,  ces  prétendus  réformateurs  ,  lui 
iirent ,  de  concert  avec  quelques  gens  de  la  cour 
d'îïérode ,  une  question  à  laquelle  il  sembloit  ne 
pouvoir  répondre  ,  sans  se  rendre  criminel.  Ils  lui 
demandèrent  s'il  étoit  juste  et  même  permis  de  payer 
le  tribut  établi  dans  la  Judée  par  l'empereur  romain  : 
Lîcet  censum  dare  Cœsarl ,  an  non  /*  Si ,  par  sa 
réponse ,  il  eût  approuvé  cette  nouvelle  imposition  , 
c'éioit  choquer  directement  les  intérêts  des  Juifs  ,  à 
qui  les  pharisiens  prêchoient  sans  cesse  qu'étant  le 
peuple  de  Dieu ,  ils  ne  pouvoient  s'assujettir  aux  lois 
des  hommes  comme  les  autres  nations  de  la  terre. 
Mais  d  ailleurs,  s'il  eût  répondu  favorablement  pour 
l'exemption  du  peuple ,  c'ëloil  s'exposser  u  êire  traité 


33o  SUR   LA   RESTITUTION. 

de  séditieux  par  les  hérodiens  ,  qui  ,  suivant  les 
inouveuiens  de  la  cour  el  du  sénat  de  Rome  ,  à 
l'exemple  d'iiérode  ,  leur  souverain  ,  s'efforçoient 
partout  de  publier  que,  puisque  les  Romains  par 
leurs  armes  maintenoient  le  repos  de  la  Judée  et  en 
étoient  les  prolecteurs  ,  on  ne  pouvoit  sans  injustice 
leur  refuser  une  telle  reconnoissance  el  un  tribut  si 
raisoutiuble.  Vous  savez  ,  chrétiens  ,  quelle  fut  la 
décision  du  Sauveur  du  monde  ,  lorsque,  prenant 
la  pièce  de  moiuioie  qu'on  lui  avoit  présentée,  et 
y  voyant  l'image  de  Tibère:  Allez,  hypocrites,  dit- 
il  :  rendez  à  César  ce  que  vous  confessez  vous- 
mêmes  être  à  César  ,  et  rendez  à  Dieu  ce  qui  est 
à  Dieu.  Réponse  qui  confondit  la  malice  des  hommes, 
sans  engager  l'innocence  du  Fils  de  Dieu  ;  qui  donna 
tout  à  César ,  sans  rien  ôter  au  peuple ,  et  dont  les 
ennemis  mêmes  de  Jésus-Christ  conçurent  de  1  ad- 
miration :  Et  audienies  mlrati  sunt  ;  mais  en  sorte 
remarque  saint  Jérôme  ,  qu'avec  ce  sentiment  d'ad- 
miration qui  devoil  les  attacher  à  cet  homaie-Dieu , 
ils  remportèrent  néanmoins  tout  leur  endurcissement 
et  toute  leur  infidélité  :  Injidelitatem  cum  admira- 
tlone  reportantes. 

Mon  dessein  est  de  vous  expliquer  ,  mes  chers 
auditeurs ,  cette  divine  réponse  et  cette  importante 
maxime  de  noire  adorable  Maître  ,  parce  qu'elle 
contient  un  des  devoirs  les  plus  essentiels  de  la  jus- 
tice chrétienne.  Je  ne  m'arrêterai  point  aux  mystiques 
interprétations  de  quelques  Pères  et  de  quelques 
prédicateurs  après  eux.  Je  m'en  tiens  à  la  lettre  ;  et 
dans  le  sens  le  plus  naturel ,  je  viens  vous  dire  avec 


SUR    LA   RESTITUTION.  33ï 

Jésus-Christ  \Reddite;  Rendez- vous  mutuellement, 
mes  frères ,  ce  que  vous  vous  devez  les  uns  aux  autres. 
Soyez  pour  le  prochain  aussi  fidèles  que  vous  voulez 
qu'il  le  soit  pour  vous  ;  et  si  par  usurpation  vous 
aviez  attenté  sur  ses  droits  ,  que  votre  premier  soin 
soit  de  les  réparer  par  une  prompte  et  légitime  resti- 
tution :  Réédite  ergà  cjuœ  sunt  Cœsaris  ,  Cœsari  : 
après  cela  ,  vous  pourrez  rendre  à  Dieu  ce  qui  lui 
appartient  :  El  quœ  sunt  Dei ,   Deo, 

Mais  que  dis-je ,  et  quel  ordre  ?  n'est-ce  pas  à  Dieu 
que  nous  devons  d'abord  penser  ,  et  dans  la  concur- 
rence ,  ne  doit-il  pas  être  satisfait  préférablement 
à  tout  autre  ?  Les  intérêts  du  prochain  peuvent-ils 
entrer  en  parallèle  avec  les  siens ,  et  toute  répara- 
tion due  à  sa  justice  ,  ne  tient-elle  pas  le  premier 
rang  entre  nos  obligations  ?  Doù  vient  donc  que 
Jésus-Christ  paroît  établir  un  ordre  tout  contraire  ? 
Ce  n'est  pas  ,  répond  le  docteur  angélique  saint 
Thomas ,  que  l'intérêt  du  prochain  doive  l'emporter 
sur  l'intérêt  de  Dieu  ;  mais  c'est  que  l'intérêt  de  Dieu 
est  nécessairement  renfermé  dans  l'intérêt  du  pro- 
chain ,  et  qu  il  n*est  pas  possible  que  nous  nous  ac- 
quittions auprès  du  prochain  ,  sans  nous  acquitter 
par  là  même  auprès  de  Dieu  ,  qui  en  est  le  protec- 
teur et  comme  le  tuteur.  Ainsi,  chrétiens,  soulFrez 
que  je  me  borne  précisément  à  ces  paroles  :  Reddite 
quœ  sunt  Cœsaris  ^  Cœsari  ;  Rendez  à  César  ce  qui 
appartient  à  César  ;  et  que  je  vous  parle  aujourd'hui 
de  la  restitution  par  rapporl  aux  biens  de  la  fortune. 
Je  me  promets  beaucoup  de  cette  matière.  Elle  est 
morale  ,  elle   est  instriiclive,    elle  est  capable  de 


332  SUR    LA    RESTITUTION. 

remuer  les  plus  secrets  rcssoris  de  vos  consciences. 
Demandons  les  lumières  du  Sainl-Espriipar  l'inler- 
cession  de  Marie.  Ai'e ,  Maria. 

Saint  Clirysostôrae ,  parlant  des  injustices  qui  se 
commeltenl  contre  le  prochain  ,  et  en  particulier  des 
usurpations  soit  violentes,  soii  frauduleuses  dont  la 
société  humaine  est  continiitllement  troublée  ,  a  fait 
une  réflexion  bien  solide,  quand  il  a  dit  que  Tinjus- 
lice  étoil  de  tous  les  désordres  du  monde  celui  que 
l'on  condamnoit ,  que  l'on  détestoit,  que  l'on  crai- 
guoit  le  plus  dans  les  autres;  mais  en  même  temps 
que  l'on  né<^ligeoil ,  que  l'on  toléroit ,  que  1  on  fo- 
mentoit  davantage  en  soi-même.  Il  est  étrange ,  disoit 
ce  saint  docteur  ,  de  voir  le  soin  avec  lequel  nous 
lîous  précautionnons  contre  la  mauvaise  foi  des 
hommes  à  notre  égard ,  et  cependant  le  peu  de  dé- 
iîaiice  que  nous  avons  de  noire  mauvaise  foi  envers 
tux.  Nous  sommes  vigilans  et  attentifs  pour  empê- 
cher que  ceux  qui  traitent  avec  nous  ne  nous  fassent 
ie  moindre  tort ,  et  à  peine  pensons-nous  jamais  au 
tort  que  nous  leur  faisons.  Quoique  la  charité  nous 
oblige  à  croire  que  notre  prochain  est  équitable  ,  la 
prudence  nous  fait  prendre  des  mesures  avec  lui  , 
comme  s'il  n'avoit  nulle  équité;  et  parce  qu  il  peut 
eue  injuste,  nous  nous  gardons  de  lui  comme  s'il 
i'étoit  en  effet.  Au  contraire,  quoique  laconnoissance 
que  nous  avons  de  nous-mêmes  nous  convainque 
qu'il  y  a  en  nous  un  fonds  iuépitisable  d'iniquité  , 
l'araour-propre  qui  nous  aveugle  ,  fait  que  nous  ne 
nous  en  défions  presque  jamais  ;  et  néanmoins ,  ajoute 


SUR   LA  RESTITUTION.  333i 

Saint  Chrysoslome ,  il  est  évident  que  l'iniquilé  dont 
on  use  envers  nous  ,  nous  est  bien  moins  préjudiciable 
que  celle  dont  nous  usons  envers  autrui:  puisque  dans 
les  maximes  du  salut ,  c'est  un  mal  sans  comparai- 
son plus  grand  de  tromper  q:ie  d'être  trompé ,  de 
faire  l'injustice  que  de  la  souffrir  ,  de  dépouiller  le 
prochain  que  d  être  dépouillé  soi-même.  Le  monde 
n'en  juge  pas  de  la  sorte  ;  mais  la  foi,  qui  est  notre 
règle,  établit  ce  point  de  morale  comme  une  vérité 
infaillible,  dont  il  ne  nous  est  pas  permis  de  douter. 
Il  s'ensuit  donc  qu'un  homme  chrétien  ,  qui  veut 
vivre  selon  les  principes  de  la  loi  de  Dieu,  doit  avoir 
plus  de  délicatesse  pour  ne  pas  blesser  les  intérêts 
de  son  frère  >  que  pour  conserver  les  siens  propres; 
et  que  sa  principale  étude  ne  devroit  pas  être  de  se 
préserver  de  la  mauvaise  foi  de  ceux  qui  l'approchent, 
mais  de  préserver  ceux  qui  l'approchent  et  de  se 
préserver  soi-même  de  la  sieufie.  Celte  conséquence 
passeroit  même  dans  le  paganisme  pour  indubitable  : 
jugez  si  elle  peut  être  contestée  dans  la  religion  de 
Jésus-Christ.  Or,  voilà,  mes  chers  auditeurs,  l'im- 
portant secret  que  je  dois  aujourd'hui  vous  décou- 
vrir ,  pour  vous  faire  prendre  selon  Dieu  une  con- 
duite sûre  ,  et  pour  vous  mettre  à  couvert  de  la 
rigueur  de  ses  jugemons  :  c'est  cette  exactitude  de 
conscience,  cette  fidélité  inviolable,  celle  horreur 
de  tout  ce  qui  ressent  l'injustice.  El  si  vous  m'en 
demandez  la  raison  ,  la  voici  ,  avec  le  précis  et 
l'abrégé  de  tout  ce  discours. 

C'est  que  je  remarque  quatre  choses  qui  doivent 


334  SUR   LA   RESTnUTION. 


nécessairement  produire  en  nous  ces  saintes  dispo- 
sitions. La  facilité  de  s'approprier  injustement  le  bien 
d  autrui,  c'est  la  première  ;  et  la  difficulté  infinie  de 
restituer  ce  bien  quand  on  en  est  une  fois  saisi,  c'est 
la  seconde.  L'impuissance  fausse  et  prétextée  dont 
on  se  pare  communément ,  lorsqu'il  s'agit  de  cette 
restitution  ,  c'est  la  troiiiième;  et  la  véritable  impos- 
sibilité de  se  sauver  sans  cette  restitution  ,  c'est  la 
dernière.  Prenez  garde,  chrétiens,  si  de  ces  quatre 
choses  ainsi  proposées,  vous  en  ôtiez  une  seule,  c'est- 
à-dire  ,  s'il  étoit  rare  et  extraordinaire  dans  le  monde 
de  s'emparer,  contre  les  lois  de  la  conscience,  du 
bien  du  prochain ,  ou  qu'après  s'en  être  emparé ,  la 
restitution  en  fût  aisée;  si  la  difficulté  de  la  faire 
alloit  jusqu'à  l'impossible  ,  ou  du  moins  que  l'obli- 
gation n'en  fût  pas  absolument  indispensable,  j'avoue 
que  le  péché  dont  je  parle  n'auroit  pas  des  suites  si 
pernicieuses  ni  si  funestes  pour  le  salut.  Mais  quand 
j'avance  tout  à  la  fois  ces  quatre  propositions  égale- 
ment constantes  :  rien  de  plus  aisé  que  de  se  trouver 
devant  Dieu  coupable  d'une  injustice ,  et  rien  de  plus 
difficile  que  de  la  réparer  ;  rien  de  plus  faux  que 
l'impossibilité  prétendue  par  la  plupart  des  hommes 
de  faire  cette  réparation  ,  et  rien  de  plus  vrai  que 
l'impossibilité  du  salut  sans  cette  réparation  :  ah  l 
chrétiens  ,  il  n'y  a  point  d'homme ,  pour  peu  quH 
soit  engagé  dans  le  commerce  du  monde,  qui  ne 
doive  trembler  ,  et  qui  ne  doive  tous  les  jours  se  citer 
soi-même  devant  le  tribunal  de  Dieu,  pour  y  rendre 
sur  ce  sujet  un  compte  exact.  Développons    ces 


SUR   LA   RESTITUTION.  335 

grandes  vérités.  Je  traiterai  les  deux  premières  dans 
la  première  partie  ,  et  les  deux  autres  dans  la  se- 
conde. C'est  tout  le  partage  de  cet  entrelien. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

De  quelque  apparence  d'équité  que  le  monde  se 
pique,  et  quelque  raffinée  d'ailleurs  que  puisse  être 
la  prudence  du  siècle  pour  se  garantir  de  l'injustice 
et  de  l'usurpation  ,   je   le  répète  ,  chrétiens  ,  rien 
11  "est  plus  aisé  ni  plus  commun  parmi  les  hommes, 
que  de  se  trouver  ,  sans  y  penser  môme ,  chargé  du 
bien  d'autrui.  Et  saint  Chrysostôme,  examinant  d'où 
peut  naître  cette  facilité  malheureuse,  a  fort  bien  dit 
qu'elle   vient  originairement   de  deux  chefs  :  de  la 
cupidité  qui  est  en  nous  ,  et  des  occasions  continuelles 
qui  sont  hors  de  nous.  Car  la  cupidité  qui  est  en  nous , 
nous  fait  regarder  avec  jalousie  le  bien  du  prochain  , 
et  les  occasions  oii  nous  sommes  nous  mettent  sou- 
vent en  pouvoir  de  le  lui  enlever.  Or ,   ce  pouvoir 
joint  à   cette  jalousie  ,  c'est  ce  qui  entretient  dans 
le  monde  ce  péché  d  injustice  ,   et' ce   qui  nous  le 
rend  si  facile.  Ainsi  raisonne  ce  saint  docteur  ;  et 
en  effet  ,  si  dans  la  recherche  et  dans  l'usage  des 
biens  de  la  terre  nous  n'agissions,  ou  que  par  le  mou- 
vement delà  grâce,  ou  que  par  la  lumière  de  la  raison, 
ou  même  que  par  la  simple  inclination  de  la  nature, 
ce  péché  dont  le  désordre  est  si  général ,  ne  seroit 
pas  à  craindre  pour  nous.  Car  la  nature,  qui  ne  de- 
mande que  le  nécessaire  ,   se  contenteroit  aisément 
du  peu  qu'elle  a;  la  raison  ,  qui  fait  justice  à  un  cha- 
cun ,  n'auroit  garde  de  prétendre   à  ce  qui  ne  lui 


o?)G  SUR   LA  RESTITUTlONa 

appartient  pas  ;  et  la  grâce  qui  porte  même  jusqu'à 
se  dépouiller  du  sien  ,  seroit  bien  éloignée  de  nous 
autoriser  ù  prendre  ce  qui  est  aux  autres.  Mais  au- 
jourd'hui ce  n'est  ni  la  grâce,  ni  la  raison  ,  ni  la 
nature  même  qui  nous  gouverne  :  c'est  la  passion* 
C'est  cette  concupiscence  dont  parle  l'Ecriture,  qui 
infecte  tout  le  corps  de  nos  actions ,  et ,  pour  user 
du  terme  du  Saint-Esprit ,  qui  enflamme  tout  le 
cercle  et  tout  le  cours  de  notre  vie  :  hylammat  roiam 
nativitatis  nostrœ  (s).  Or,  la  concupiscence  ne  dit 
jamais  :  C'est  assez  ;  au  contraire  ,  plus  elle  a  ,  plui 
elle  veut  avoir;  se  persuadant  toujours  que  tout  lui 
manque  ,  et  par  un  prodige  d'aveuglement  que  saint 
Ambroise  a  remarqué  ,  se  faisant  une  infinité  de 
besoins  auxquels  elle  tâche,  à  quelque  prix  que  ce 
soit ,  de  satisfaire.  Et  parce  qu'elle  ne  trouve  pas  de 
auoi  remplir  îous  ces  besoins  imaginaires  dans  le  peu 
de  bien  qui  lui  est  échu  selon  les  ordres  de  la  Pro- 
vidence (Dieu  même,  tout  Dieu  qu'il  est  ,  dit  saint 
Augustin  5  ne  pouvant  conienter  un  avare  ) ,  que  fait- 
elle?  ce  qu'ellelîe  trouve  pas  dans  son  fonds  ,  elle  le 
cherche  dans  le  fonds  d'autrui ,  et  elle  considère  le 
bien  du  prochain  comme  le  supplément  de  son  indi- 
gence. \  oilà  le  caractère  de  cette  passion. 

Or  pour  cela,  il  n'y  a  point  d'artifice  qu'elle  n'em- 
ploie ,  point  de  ruse  quelle  n'invente  ,  point  de  crime 
qu'elle  ne  commette  ,  et  à  qui  elle  ne  donne  même 
une  couleur  de  vertu.  De  là,  c'est  elle  qui  a  enseigné 
aux  hommes  l'art  de  pallier  les  usures;  c'est  elle  qui 
leur   a   révélé  le   mystère    des   confidences  et  de.-s 

(i)  Jacol).  3. 

simonies  ; 


SUR   LÀ   RESTITUTION.  SSy 

srrnonîes;  c*est  elle  qui  leur  a  siii^géré  l'usage  commode 
des  antidates  el  des  faux  contrats;  c'est  elle  qui  leur 
a  fait  une  science  des  chicanes  les  plus  honteuses  et 
de  toutes  les  supercheries.  Oui,  chrétiens,  c'est  la 
passion  du  bien  qui  a  mis  en  crédit  tant  d'espèces 
d'usures  diiFérentes ,  dont  les  noms  mêmes  étoient 
incoimus  ,  el  que  quelques-uns  font  présentement 
valoir  comme  des  productions  de  leur  esprit  et  de 
leur  subtilité,  selon  le  mot  de  l'Ecriture  :  Mulîi 
<juasi  irn^entimiem  œstimant  fœnus  (i).  Ce  péchc» 
d'usure  qui  étoit  condamné  dans  le  paganisme ,  a 
trouvé  de  l'appui  chez  les  chrétiens.  La  cupidité  l'y 
a  introduit;  el  pour  le  justifier,  elle  l'a  fait  passer 
pour  un  secours  de  la  charité,  et  pour  un  soutien 
nécessaire  au  commerce  public.  De  peur  qu'il  n'ef- 
^frajâl  les  âmes  timorées  et  fidèles,  elle  a  eu  soin  de 
îe  déguiser  en  mille  façons.  G'étoit ,  si  nous  l'en 
voulons  croire,  une  simplicité  à  nos  pères,  d'estimer 
l'argent ,  stérile  de  sa  nature  :  elle  a  su  le  rendre 
fertile  par  un  miracle  bien  surprenant  ;  il  a  paru 
entre  ses  mains  la  chose  du  monde  la  plus  fructueuse  : 
Hœc pecuniam  tanquàm  humum proponït ,  dit  Zenon 
de  Vérone;  et  voici,  chrétiens,  comment  les  premiers 
Pères  de  l'Eglise  se  sont  expliqués  sur  cette  matière , 
et  en  quoi  ils  ont  fait  consister  la  malice  du  péché 
que  je  combats.  L'avarice  regarde  son  argent  comme 
une  terre  féconde,  le  présentant  à  qui  le  veut,  pour 
attirer  celui  d'autrui.  Mais  les  paroles  qui  suivent , 
sont  encore  bien  plus  expresses  et  plus  remarquables, 
Eamque  peregrinantem  ferali  supputa tione  nuirire 

(i)  Eccli.  ag. 

TOME  VII.  2.2, 


338  SUR   LA   RESTITUTION. 

non  desînit  y  ut  sumrnarn  quœrat  ^  non  nuam  com^ 
Tnodatio  dedil ,  scd  {fuarn  prpercrint  armati  nu- 
méro dies  et  anni  ;  Pendant  qu'elle  promène  cet 
argent  de  main  en  main  ,  elk'  ne  cesse  point  de  l'aug- 
menter par  une  funesle  supputation  d'intérêts,  exi- 
geant ceci  pour  cela,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  recueilli 
une  somme  ,  non  pas  égale  au  prêt  qu'elle  a  fait ,  mais 
enflée  du  surcroît  déieslable  que  lui  ont  produit  les 
années,  les  mois,  les  jours,  armés,  pour  ainsi  dire, 
de  leur  nombre  ,  et  devenus  terribles  par  leur  mul- 
titude :  Armati  numéro  dies  et  anni.  Pouvoit-on 
dépeindre  l'usure  sous  des  traits  plus  forts  et  plus 
marqués  ? 

Il  en  est  de  même  île  tous  les  autres  désordres  du 
siècle.  Car  n'est-ce  pas  cet  amour  déréglé  des  biens 
temporels  qui  nous  a  appris  ce  secret  maintenant  si 
connu  ,  de  trafiquer  et  de  vendre  jusque  dans  le 
sanctuaire ,  défaire  négoce  du  patrimoine  des  pauvres 
et  des  bénéfices  de  l'Eglise  ,  de  les  exposer  comme  à 
l'enchère  sous  ombre  de  permutations  ,  d'en  tirer 
des  tributs  et  des  pensions  sans  aucun  titre  même 
apparent,  d'en  compter  les  revenus  parmi  les  choses 
dont  on  se  croit  maître,  d'en  chercher  la  pluralité 
et  de  les  multiplier  autant  qu'il  est  possible?  Abus 
qui  crient  au  ciel  vengeance  de  tant  de  profanations 
et  de  sacrilèges  ;  et  ce  qui  est  encore  plus  capable 
~  de  nous  toucher  ,  abus  sujets  aux  atïVeuses  consé- 
quences de  la  restitution.  N'est-ce  pas,  dis-je  ,  la 
cupidité  qui  leur  a  donné  naissance?  Sauroit-on  tant 
de  stratagèmes  ,  et  useroit-on  de  tant  de  détours ,  de 
tant  de  surprises  et  de  tant  de  fourberies  en  matière 


SUR   LA  RESTITUTION.  SSg 

Je  procès ,  si  l'on  n'étoil  possédé  de  ce  démon?  Et 
tant  de  contrats  simulés  qui  se  font  tous  les  jours  au 
mépris  des  lois  divines  et  humaines ,  les  uns  pour 
frustrer  de  ses  droits  un  seigneur  ,  les  autres  pour 
exclure  un  créancier,  ceux-ci  au  préjudice  d'un  pu- 
pille ,  ceux-là  contre  l'intérêt  du  prince  et  du  peuple , 
ne  sont-ce  pas  autant  d'inventions  de  cette  concu- 
piscence, dont  le  charme  commence  par  les  yeux  et 
empoisonne  bientôt  le  cœur?  Voilà,  mes  chers  au- 
diteurs ,  la  première  cause  de  l'extrême  facilité  qu'on 
trouve  à  commettre  des  injustices;  disons  mieux, 
voilà  d'oii  vient  la  difficulté  et  souvent  l'impossibilité 
morale  de  n'en  commettre  pas.  Car  il  n'y  a  qu'à  vivre 
comme  l'on  vit,  et  qu'à  suivre  le  cours  ordinaire  du 
monde  ,  pour  être  infailliblement  emporté  par  ce 
torrent.  Ah!  chrétiens,  qu'il  est  donc  aisé  d'y  faire 
un  triste  naufrage! 

Ajoutez  à  cela  les  occasions  presque  continuelles 
qui  s'offrent  à  nous ,  et  qui  sont  autant  de  pièges 
presqu'inévitables  tendus  de  toutes  parts  à  la  con- 
voitise des  hommes.  Car  de  croire  qu'il  n'y  ait  de 
violences  et  de  vols  que  ceux  qui  se  font  dans  les 
forêts  et  dans  des  lieux  écartés ,  c'est  une  erreur  trop 
grossière  pour  vous  l'attribuer,  et  vous  êtes  trop 
!  éclairés  pour  ne  savoir  pas  que ,  comme  il  y  a  des 
ij  larcins  qui  n'osent  se  produire  et  qui  donnent  de  la 
l  confusion ,  aussi  y  en  a-t-il  dont  les  hommes  ne  rou- 
j  gissent  point,  et  qui  se  commettent  dans  les  condi- 
I  tions  les  plus  éclatantes ,   suivant  cette  parole  du 
Philosophe  :  Multi  furto  non  eruhescunt  (i).  En 

(i)  Senec. 

22. 


34o  SUR   LA   RESTITUTION. 

effet,  ponrsiill-il,  on  voit  tous  les  jours  les  plus 
petits  brigandages  punis  selon  la  sévérité  des  lois, 
pendant  que  les  plus  grands,  que  les  plus  scandaleux, 
que  les  plus  énormes ,  se  soutiennent ,  non-seulement 
avec  impunité  ,  mais  avec  honneur  ,  pendant  qu'ils 
marchent  en  triomphe,  et  qu'ils  insultent  en  quelque 
façon  aux  larmes  des  misérables  :  ISam  et  minora 
latrocinia  puniuntur  ,  dum  magiia  feruntur  în 
triumphis  (i).  Mais  ne  parlons  point  de  ceux-là, 
chrétiens  ,  arrêtons-nous  à  nous-mêmes ,  et  recon- 
noissons  ce  qu  il  seroit  important  que  nous  eussions 
sans  cesse  devant  les  jtux  ,  que  les  occasions  d  usur- 
per le  bien  d'autrui  nous  sont  très-présentes  et 
qu'elles  nous  assiègent  de  tous  côtés  ;  telle  est  la  na- 
ture et  telles  sont  les  suites  de  la  société  qui  est  entre 
les  hommes.  Un  domestique  a  le  bien  de  son  maître 
entre  les  mains  :  s'il  manque  de  religion  et  de  cons- 
cience ,  c'est  une  tentation  pour  lui  journalière  et  à 
laquelle  il  lui  est  difficile  de  résister.  Un  marchand 
négocie,  il  donne  et  il  reçoit:  s'il  n'est  homme  de 
probité  et  s'il  ne  craint  Dieu ,  c'est  une  matière  qu'il  a 
toujours  prête  pour  allumer  et  pour  satisfaire  son  ava- 
rice. Qu'est-ce  que  la  plupart  des  charges  et  des  em- 
plois, sinon  autant  de  spécieux  moyens  pour  prendre 
commodément  et  honorablement?  qu'est-ce  que  la  \ 
profession  d'un  juge,sinon  un  perpétuel  danger  de  pré- 
judicier  aux  intérêts  des  parties  dont  il  a  les  différends 
à  terminer?  qu'est-ce  que  la  condition  d'un  officier  de 
guerre,  sinon  une  espèce  de  nécessité  de  ruiner  ceux: 
mêmes  dont  on  a  entrepris  la  défense  ?  ainsi  de  tous 

(i)  Senec. 


SUR   LA   RESTITUTION.  34l 

les  états.  Il  y  a  plus,  dil  le  chancelier  Gerson  :  tout 
homme  qui  doit,  quelque  légitime  que  soit  rengage- 
ment de  la  dette  qu'il  a  contractée  ,  est  actuellement 
saisi  du  bien  de  son  prochain;  et  s  il  n'acquitte  pas 
cette  dette  dans  le  temps  prescrit  ,  il  commence  à 
retenir  injustement  ce  bien  ;  et  tandis  qu'il  le  retient 
de  la  sorte ,  c'est  comme  s'il  l'enlevoil  à  chaque  mo- 
ment ;  et  quoiqu'il  le  relâche  dans  la  suite  par  un 
paiement  ou  volontaire  ,  ou  forcé ,  le  péché  de  l'avoir 
retenu  n'en  est  pas  moindre  devant  Dieu.  Or,  qu'y 
a-t-il  dans  le  monde  de  plus  commun  que  tout  cela? 
D'où  il  faut  conclure  que  les  grands,  les  riches,  les 
hommes  constitués  en  dignité  ,  qui  semblent  être  les 
plus  éloignés  de  l'usurpation  et  du  larcin ,  sont  néan- 
moins ceux  qui  s'y  trouvent  les  plus  exposés  :  car  ce 
riche  mondain ,  au  milieu  de  sa  grandeur  et  de  sa 
magnificence  ,  est  chargé  du  bien  d'une  infinité  de 
pauvres,  du  bien  d  un  domestique  qui  le  sert,  du 
bien  d'un  artisan  qui  travaille  pour  lui ,  du  bien  d'un 
marchand  qui  le  fournit  ;  et  ce  bien  ,  sans  qu'il  y 
prenne  garde,  est  autant  le  sujet  de  ses  iniquités  que 
de  sa  honte.  Les  pauvres  peuvent  lui  nuire  d'une 
façon,  et  il  peut  nuire  aux  pauvres  de  l'autre;  com- 
ment? je  l'ai  dit ,  par  les  occasions  où  l'engage  même 
^a  Providence. 

Devez-vous  donc ,  chrétiens  ,  vous  étonner  qu'il 
y  a*,  une  facilité  si  grande  à  tomber  dans  le  désordre 
de  r«justice?  et  faut-il  demander  après  cela  pour- 
quoi IfcSage  ,  qui  éloit  éclairé  des  lumières  de  l'esprit 
de  Dieu,  cherchoit  partout  un  homme  qui  eût  les 
mains  netes  du  bien  d'autrui  ;  l'appelant  un  homme 


34-2  SUR   LA   RESTITUTION. 

de  miracles ,  disant  qu'il  voiiloit  faire  son  éloge ,  j 
l'élevant  jusqu'au  ciel  et  le  canonisant  dès  cette  vie  :  j 
Quis  est  hic  ,  et  laudahimus  eum  ?  (i)  Oui  ,  mes  j 
frères ,  reprend  saint  Chysostôme ,  c'est  un  miracle  i 
de  la  grâce  ,  d'elre  tous  les  jours  dans  l'occasion  et 
dans  le  pouvoir  de  s'emparer  du  bien  d'autrui ,  et  de 
ne  se  trouver  jamais  saisi  que  du  sien  propre.  Ce  qui 
me  surprend  et  ce  que  j'ai  cent  fois  de'ploré  ,  c'est 
de  voir  des  gens  livrés,  comme  dit  saint  Paul,  à  la 
corruption  de  leurs  désirs  ,  outre  ces  occasions  gé- 
nérales d  attenter  sur  le  bien  du  prochain ,  en  re- 
chercher de  particulières,  s'y  ingérer  deux-mêmes, 
îes  poursuivre  avec  ardeur  et  former  mille  intrigues 
pour  y  parvenir.  Vous  savez  ,  chrétiens ,  quelle  est 
leur  ambition  :  c'est  d'avoir  des  deniers  à  manier , 
c'est  d'entrer  dans  un  traité  ,  c'est  d'obtenir  une 
commission  :  voilà  le  plus  haut  point  de  leur  fortune; 
et  vous  savez  quelle  commission  est  la  plus  considé- 
rable et  la  plus  importante  dans  leur  estime  :  celle 
où  il  y  a  plus  d'affaires  ,  c'est-à-dire ,  celle  où  il  y  a 
plus  de  périls,  celle  où  il  est  plus  à  craindre  de  se 
damner ,  celle  où  un  homme ,  s'il  veut  oublier  les 
lois  de  la  religion  et  les  violer ,  le  peut  plus  sûrement 
et  plus  avantageusement  :  car  voilà  l'idée  vérilabb 
de  ce  genre  d'emplois  ,  et  voilà  ce  qui  les  dislingi^  : 
le  pouvoir  de  faire  plus  ou  moins  de  mal. 

Ah  !  mon  cher  auditeur,  que  ces  sentiment  sont 
opposés  au  vrai  christianisme  ,  et  qu'ils  s'ac-ordent 
peu  avec  la  conscience  !  Car  je  vous  dis ,  <ioi ,  que 
du  moment  que  vous  ambitionnez  ces  epplois ,  ces 

(i)  Eccli.  3i. 


SUR  LA   RESTITUTION.  3^3 

emplois  sont  pernicieux  pour  vous  ;  et  ne  les  con- 
noissez-vous  pas  assez,  pour  savoir  qu'en  les  exerçant 
vous  pouvez  vous  procurer  mille  profils  injustes,  et 
n'avez-vous  pas  assez  d'expérience  de  vous-même  ,. 
pour  voir  qu'en  même  temps  que  vous  le  pourrez, 
vous  serez  dans  le  danger  prochain  de  le  vouloir? 
Or,  cela  étant,  s'il  arrivoit  même  que  vous  y  fussiez 
destiné  et  appelé  ,  ne  feriez-vous  pas  de  bonne  foi , 
ou  du  moins  ne  devriez-vous  pas  faire  les  derniers 
efforts  pour  les  éviter,  bien  loin  de  vous  y  pousser? 
Ce  sont  des  emplois ,  me  direz-vous  ,  où  il  faut 
quelqu'un  ,  et  pourquoi  ne  seroit-ce  pas  moi  aussi 
bien  qu'un  autre  ?  mais  ie  vous  réponds  ce  que  j'ai 
déjà  répondu  plus  d'une  fois  sur  une  matière  à  peu 
près  semblable:  que  ,  s'il  y  faut  quelqu'un ,  c'est  quel- 
qu'un qui  craigne  d'y  être ,  quelqu'un  qui  tremble 
en  y  entrant ,  quelqu'un  qui  gémisse  et  qui  s'afflige 
sincèrement  d'en  porter  la  charge.  Voilà  celui  qu'il 
y  faut  ;  celui-là  s'y  pourra  sauver  ,  et  s*y  comportera 
avec  honneur.  Mais  c'est  un  emploi  avantageux  ,  et 
où  l'on  peut  s'enrichir  en  peu  de  temps.  Hé  n'est-ce 
pas  pour  cela  même  que  vous  devez  l'appréhender, 
puisque  c'est  un  oracle  de  votre  foi  que  quiconque 
veut  devenir  riche  en  peu  de  temps  ,  ne  peut  guère 
être  juste  selon  Dieu  :  Quifcstinatditari,  non  erit 
'-nnocens  (i).  Permettez-moi  ,  mes  frères,  de  faire 
ic  une  réflexion  :  vous  en  faites  souvent  de  politiques 
sur^es  affaires  du  monde;  en  voici  une  chrétienne, 
que  'a  politique  la  plus  intéressée  ne  détruira  pas. 
Toutei-les  règles  de  la  conscience  vous  apprenoient 

(i)  Prov.  8. 


344  SUR   LA   RESTITUTION. 

qu'il  n'esl  rien  de  plus  contraire  au  salut  ,  qu'un 
emploi  oii  il  est  aisé  de  s'enrichir  ;  mais  toutes  les 
règles  de  la  conscience  n'avoient  pas  assez  de  force 
pour  vous  le  faire  fuir  dans  cette  vue.  Qu'a  fait  Dieu? 
il  a  permis  que  les  considérations  humaines  vinssent 
au  secours  de  voire  devoir ,  et  que  l'intérêt ,  même 
temporel  j  vous  obligeai  à  ne  plus  tant  désirer  ce  qui 
se  trouvoil  sujet  à  tant  de  recherches  et  à  de  si  tristes 
décadences.  Je  ne  sais  si  vous  profilerez  de  cette 
leçon,  mais  malheur  à  ceux  pour  qui  ce  dernier  re- 
mède de  la  miséricorde  et  de  la  sagesse  divine  n'aura 
d'autre  efî'el  que  d  exciter  leurs  murmures  et  de  les 
jeter  dans  le  désespoir.  Vous  m'entendez,  et  il  n'est 
pas  nécessaire  que  je  m'explique  davantage. 

Mais  revenons.  C'est  donc  une  chose  très-ordinaire 
cl  très- facile  parmi  les  hommes,  que  de  commettre 
l'injustice  sur  ce  qui  concerne  le  bien  d'autrui.  Est- 
il  aussi  facile  et  aussi  commun  de  la  réparer  après 
l'avoir  commise  ?  Je  vous  le  demande,  chrétiens, 
cesl  à  vous-mêmes  que  j'en  appelle ,  et  à  ce  long 
usage  du  monde  que  vous  avez  encore  plus  que  moi. 
En  voyons-nous  aujourd'hui  beaucoup  qui,  pour 
satisfaire  au  christianisme  et  à  la  loi  de  Dieu  ,  prennent 
le  parti  de  restituer  un  bien  mal  acquis  ?  je  ne  veux 
que  celte  preuve  de  ma  seconde  proposition.  Où  voit- 
on  aujourd'hui  des  exemples  pareils  à  ceux  que  rap- 
poruiit  saint  Augustin  pour  l'édification  du  peupe 
de  Dieu?  Je  veux,  mes  frères,  disoil  ce  grand  hom^ie, 
dans  le  livre  des  cinquante  homélies  ,  je  veux  vous 
faire  part  de  ce  que  j'ai  vu  et  de  ce  qui  m'a-^onné 
Vidée  sensible  d'une  solide  religion  ;  je  yexy^  >  pour 


SUR   LA   RESTITUTION.  345 

exciter  votre  piété ,  lui  proposer  ce  que  fit  un  pauvre 
de  Milan,  réduit  dans  une  extrême  indigence  des 
biens  de  la  terre,  mais  parfaitement  riche  des  trésors 
du  ciel.  Il  avoit  trouvé  deux  cents  pièces  d'or,  et 
cette  somme,  en  se  l'appropriant ,  pouvoit  lui  tenir 
lieu  d'une  ample  fortune  ;  mais  aussi  lui  eût-elle  été 
la  matière  d'un  crime.  Le  voilà  donc  dans  le  trouble  ; 
plus  affligé  d'avoir,  quoiqu'innoccmment,  ce  qui  n'est 
pas  à  lui  ,  que  celui  même  à  qui  la  somme  appar- 
tient ,  de  l'avoir  perdue;  il  s'informe  ,  il  cherche,  il 
use  de  toutes  les  diligences  pour  savoir  qui  a  fait  celte 
perte  ;  il  le  trouve ,  et ,  transporté  de  joie ,  il  lui  remet 
tout  entre  les  mains.  Celui-ci ,  par  une  juste  recon- 
noissance,  lui  offre  vingt  pièces  de  celte  monnoie  ; 
mais  le  pauvre  refuse  de  les  accepter  :  l'autre  le  presse 
au  moins  d'en  recevoir  dix  ;  mais  le  pauvre  persiste 
dans  son  refus  :  enfin  ,  piqué  d  une  sainte  générosité, 
le  maître  lui  abandonne  la  somme  entière  ,  protes- 
tant qu'il  n'y  prétend  rien  :  El  moi ,  reprend  le  pauvre, 
j'y  prétends  encore  beaucoup  moins,  puisque  je  n'ai 
en  effet  nul  droit  d'y  prétendre.  Exemple  mémo- 
rable !  et  quel  combat,  mes  frères,  s'écrie  saint 
Augustin  ,  quelle  contestation  !  Mais  où  sont  main- 
tenant les  imitateurs  d'une  telle  fidélité ,  c'est-à-dire  , 
où  sont  lésâmes  délicates  jusqnes  à  ce  point  sur  1  in- 
térêt d'autrui,  qu'une  chose  trouvée  leur  soit  nn  far- 
deau dont  elles  ont  impatience  de  se  décharger?  je 
dis  un  fardeau,  parce  qu'il  leur  impose  devant  Dieu 
l'obligation  d'une  enquête  exacte  et  d'une  fidèle  res- 
titution. Quoi  qu'il  en  soit,  où  sont-elles,  ces  nmcs 
pleinement  désintéressées?  où  yoit-on  ,  demande  le 


3^6  SUR   LA   RESTITUTION", 

même  Père,  dans  l'txccllei)ie  lettre  qu'il  ëcrivoît  h 
Macédonius,  où  voit-on  un  homme  du  barreau,  après 
avoir  défendu  et  gagné  une  cause  injuste  ,  se  mettre 
en  devoir  de  réparer  le  dommage  dont  il  est  l'auteur? 
oii  voil-on  des  juges,  touchés  d'un  remords  salu- 
taire, rendre  à  des  parties  lésées  ce  qu'ils  leur  ont 
enlevé  par  un  jugement  inique  et  de  mauvaise  foi  ? 
oi^i  voit-on  des  ecclésiastiques  restituer  les  fruits  des 
bénéfices  qu'ils  possèdent  sans  en  accomplir  les  char- 
ges ?  Avec  celte  seule  figure,  j'aurois  de  quoi  con- 
vaincre et  de  quoi  confondre  tous  les  étals  qui  com- 
posent le  monde  chrétien. 

Mais  je  laisse  ces  sortes  d'abus  ;  et  voyez  seule- 
ment, mes  cliers  auditeurs,  la  peine  que  témoignent 
certains  riches  et  certains  grands  du  inonde,  quand 
il  s'agit  d'acquiti'^r  des  dettes  légitimement  contrac- 
tées, et  la  violence  qu'ils  se  font,  ou  plutôt  qu'il  leur 
faut  faire  ,  pour  arracher  d'eux  un  paiement  dont 
ils  conviennent  les  premiers  qu'ils  ne  peuvent  se 
défendre.  Par  combien  de  paroles  et  de  vaines  pro- 
messes n'élddenl-ils  pas  les  poursuites  d'un  créan- 
cier ?  combien  de  rebuts  ne  Tobligent-ils  pas  à 
essuyer  ?  de  combien  de  retardemens  et  de  remises 
îie  faiiguent-ils  pas  sa  patience;  et  cela,  sans 
prendre  garde  aux  effets  terribles  et  aux  engage- 
mens  de  conscience  dont  une  semblable  dureté  est 
nécessairement  suivie  ?  Car  s'il  n'étoil  question  que 
des  bienséances  et  des  raisons  humaines,  quoiqu'il 
n'y  ait  rien ,  même  selon  le  monde  ,  de  plus  in- 
digne que  ce  procédé,  je  n'insisterois  pas  là-dessus; 
mais  quand  il  y  va  du  salut  éternel ,  si  je  ne  m'ea 


SUR   LA   RESTITUTION.  3^7 

expliquois  avec  tout  le  zèie  et  loule  la  force  que  re- 
quiert le  sacré  ministère  que  j'exerce ,  ce  seroil  être 
prévaricateur:  or,  il  y  va  du  salut,  chrétiens  ;  et  de 
quelque  prétexte  que  vous  cherchiez  à  vous  autoriser, 
la  théologie  la  plus  indulgente  et  la  plus  commode 
ne  peut  rien  rabattre  de  cette  décision.  Cependant, 
vous  savez  ce  qui  arrive,  surtout  parmi  les  grands  du 
siècle  :  on  traite  un  homme  dimportun  et  de  misé- 
ralîle  parce  qu'il  demande  son  bien  ,  et  ce  misérable 
est  contraint  de  poursuivre   une  dette  comme  s'il 
poursuivoit  une  grâce ,  parce  que  c'est  à  un   grand 
qu'il  a  affaire  ;  n'en  obtenant  jamais  d'autre  réponse, 
sinon  qu'il  n'y  a  rien  encore  à  lui  donner  ,  quoiqu'en 
même  temps  il  y   ail  tout  ce  qu'il   faut  ponr  cent 
dépenses  superflues ,  quoiqu'il  y  ait  tout  ce  qu'il  faut 
pour  le  luxe ,  quoiqu'il  y  ait  tout  ce  qu'il  faut  pour 
le  jeu ,  quoiqu'il  y  ait  tout  ce  qu'il  faut  pour  le  crime  ; 
et  avec  cela  peut-être  ne  laisse-t-on  pas  d'affecter 
tout  l'extérieur  de  la  dévotion  ,  et  de  se  déclarer  pour 
la  mxorale  la  plus  étroite. 

Ah  !  mes  chers  auditeurs  ,  souffrez  que  je  vous  le 
dise  ici  avec  douleur  ,  voilà  l'un  des  obstacles  à  la 
conversion  les  plus  invincibles  que  les  gens  du  monde 
aient  à  surmonter  :  cette  difficulté  de  rendre  au  pro- 
chain ce  qui  lui  est  dû.  Voilà  ce  qui  les  endurcit  , 
voilà  ce  qui  étouffe  dans  eux  les  mouvemens  de  la 
grâce,  voilà  ce  qui  les  rend  esclaves  du  démon  ,  et 
ce  qui  les  lient  si  opiniâtrement  éloignés  de  Dieu. 
Ils  viennent,  disoil  saint  Augustin  faisant  le  portrait 
et  le  caractère  de  ce  genre  de  pécheurs,  c'est-à-dire  , 
^e  ces  usurpateurs  et  possesseurs  du  bien  d' autrui  : 


348  SUR   LA   RESTITUTION. 

lis  viennent  se  prosterner  devant  les  autels,  les  yeux 
baignes  de  larmes,  le  cœur  plein  d'amertume  et  de 
repentir.  Ils  s'accusent  ,  ils  se  condamnent,  et  ils 
veulent,  à  ce  qui  paroît,  se  réconcilier  parfaitement 
avec  Dieu.  Mais  quand  on  leur  parle  de  restituer, 
c  est  là  qu'ils  commencent  à  se  démentir  et  à  changer 
de  langage.  Jusque-là  ils  écoulent  le  prêtre  comme 
!e  lieutenant  de  Dieu,  ils  se  soumettent  à  lui  comme 
a  leur  juge  ,  ils  lui  obéissent  comme  au  pasteur  et  au 
médecin  de  leur  ame  :  quoi  qu'il  exige  d'eux  et  qu'il 
leur  ordonne,  tout  leur  semble  aisé.  Mais  vienl-il  à 
leur  prescrire  une  restitution ,  dès-là  ils  le  prennent 
Jui-même  à  partie;  et,  dansle  désespoir  de  le  gagner, 
ils  en  cherchent  un  autre  plus  traitable  ,  un  autre 
moins  embarrassant,  un  autre  qui  les  trompe  et  qui 
se  damne  avec  eux.  Vous  diriez  que  le  ministre  de 
Jésus-Christ  devient  en  un  moment  leur  ennemi , 
parce  qu'il  s'arme  d'un  zèle  d'équité  pour  l'intérêt  du 
prochain.  Cette  résistance,  poursuit  saint  Augustin  , 
îîous  force  souvent  à  employer  contre  eux  toute  la 
rigueur  de  la  discipline  de  l'Eglise  ;  et  quand  ilss'opi- 
niatrent  à  retenir  ce  qu'ils  possèdent  injustement, 
nous  nous  faisons  une  loi  de  leur  refuser  ce  que  Dieu 
nous  a  confié  ,  et  de  leur  retrancher  l'usage  des  divins 
mystères  :  Nolentes  autem  reddere  arguimus  ,  incre- 
pamus  ^  sancti  aharis  communione privamus.  Mais 
hélas!  que  ces  remèdes  sont  communément  foibles 
et  impuissans  !  qu'il  y  en  a  peu  qui  se  déterminent  à 
restituer ,  pour  être  ensuite  rétablis  dans  la  participa- 
tion du  corps  de  Jésus-Christ ,  qui  est  le  souverain 
bien  des  jusles  sur  la  terre  !  D'où  vient  cela  ?  c'est 


SUR  LA  RESTITUTION.  3^9 

qii'il  n'y  a  rien  dans  le  fond  qui  répugne  davantage  et 
qui  soil  plus  contraire  au  naturel  de  Fiiomme  ,  que  de 
se  dessaisir  des  choses  qui  flallenlsacupidilé.  Ingemis- 
cimus  gravati y^\^o\\  l'Apôtre,  quoiqu'en  un  autre 
sens ,  eb  qubd nolumus  cxpoliari  ( i )  ;  Nous  gémissons 
sous  le  poids  de  l'iniquité  qui  nous  accable ,  parce  que 
nous  ne  pouvons  nous  résoudre  à  nous  dépouiller  de 
cette  possession  criminelle  contre  laquelle  ily  a  si  long- 
temps que  notre  conscience  réclame  ,  et  qu'elle  ne 
cessera  jamais  de  troubler  par  le  ver  intérieur  qu'elle 
excite  en  nous.  Hé  quoi  !  dit  un  mondain  délibérant 
avec  soi-même  sur  une  importante  restitution  ,  fau- 
dra-t-il  donc  ruiner  mes  enfans  ,  en  leur  otant  ce 
qu'ils  ont  toujours  envisagé  comme  l'héritage  de  leur 
père;  et  tout  innocens  qu'ils  sont  de  mon  injustice, 
auront-ils  la  disgrâce  et  le  malheur  d'en  porter  la 
peine  ?Faudra-t-il  déchoir  du  rang  que  je  tiens  dans 
le  monde  ,  et  d'une  fortune  opulente  me  voir  réduit 
dans  une  vie  obscure?  Faudra-t-il  me  faire  connoîire 
pour  ce  que  je  suis,  pour  un  ravisseur  du  bien  d'autrui  ; 
et  en  le  restituant,  exécuter  contre  moi-même  un 
jugement  si  sévère  ?  Où  prendre  de  quoi  réparer 
toutes  les  injustices  dont  je  me  sens  coupable  ?  oii 
trouver  ceux  qui  les  ont  souffertes  et  à  qui  je  devrois 
satisfaire  ?  Toutes  ces  raisons  se  présentent  à  son  esprit, 
le  jettent  dans  la  confusion  et  dans  le  trouble,  le 
portent  à  des  désespoirs,  lui  donnent  des  dégoûts 
de  sa  religion  ,  lui  en  rendent  ^exactitude  odieuse , 
le  tentent  de  ne  plus  rien  croire  ,  le  mettent  au  terme 
de  tout  risquer  et  de  mourir  impénitent  :  en  un  mot, 

(0  2-  Cor.  5. 


35o  SUR   LA  RESTITUTION, 

lui  représentent  cette  restitution  plus  fâcheuse  que 
la  mort  même,  et  malgré  les  sollicitations  pressantes 
de  l'esprit  de  Dieu,  lui  font  conclure:  Non,  je  ne 
le  puis.  Vous  ne  le  pouvez  ,  mon  cher  auditeur?  Ah  ! 
plût  à  Dieu  que  cette  parole  fûtsincère  et  véritable: 
et  qu'au  lieu  de  l'extrême  difficulté  dont  je  conviens , 
elle  signifiât  dans  vous  une  impuissance  absolue  ! 
Quelque  déplorable  que  fût  votre  sort  ,  votre  salut 
du  moins  seroit  hors  de  risque  :  car  si  vous  n'aviez 
pas  de  quoi  satisfaire  les  hommes ,  vous  auriez  de 
quoi  contenter  Dieu.  Mais  la  question  est  de  justifier 
celle  impuissance  dont  vous  vous  prévalez;  et  je  vais 
vous  faire  voir  qu  il  n'est  rien  de  plus  faux  que  le 
prétexte  de  celte  impossibilité  alléguée  par  la  plupart 
des  hommes  en  matière  de  restitution  ,  comme  aussi 
rien  n'est  plus  vrai  que  l'impossibilité  réelle  du  salut 
sans  la  restitution.  C'est  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Je  le  dis,  chrétiens  ,  et  il  est  vrai  que  celte  impuis- 
sance qu'allèguent  les  hommes  du  siècle  pour  se  dis- 
penser de  restituer  le  bien  d'autrui ,  est  presque  tou- 
jours chimérique  ,  vaine  ,  mal  fondée  ,  et  qu'elle  ne 
subsiste  que  dans  les  idées  de  l'amour-propre  et  du 
propre  intérêt.  En  voulez-vous  être  convaincus? 
appliquez-vous.  Car  il  n'y  a  pour  cela  qu'à  examiner 
les  prétendues  raisons  que  j'ai  déjà  marquées  ,  et  les 
excuses  que  l'esprit  du  monde  ne  manque  pas  de 
suggérer  à  ses  partisans ,  pour  les  entretenir  dans 
une  erreur  aussi  grossière  que  l'est  celle  dont  j'en- 
treprends de  vous  détromper.  Raisons  qui  se  dé- 


SUR   LA   RESTITUTION.  35l 

mùsenl  d'elles-mêmes,  et  qu'il  suffit  d'exposer  dans 
une  simple  vue,  pour  vous  en  faire  d'abord  com- 
prendre le  peu  de  solidité. 

Car  que  dit  l'un  ?  que  s'il  restitue ,  il  ruine  sa  fa- 
mille: voilà  le  premier  prétexte  et  le  plus  apparent. 
Mais  ne  vaut-il  pas  mieux  ruiner  ses  enfans  que  de 
les  damner?  C'est  la  réponse  de  saint  Chrysostôme  , 
qui  dans  un  mot  devroit  fermer  la  bouche  à  l'ini- 
quité du  siècle.  Je  vais  plus  avant ,  et  je  soutiens 
que,  bien  loin  de  ruiner  ses  enfans  en  restituant  un 
bien  mal  acquis  ,  on  les  ruine  tout  à  la  fois,  et  on 
les  damne  en  ne  restituant  pas:  ce  qui  revient  au 
même  principe.  Et  en  effet,  reprend  éloquemment 
saint  Chrysostôme  ,  cet  héritage  d'autrui  que  vous 
possédez  ,  et  qu'une  tendresse  malheureuse  vous  fait 
réserver  pour  vos  enfans,  changera-t-il  de  nature 
entre  leurs  mains?  Cessera-t-il  d'être  à  autrui ,  parce 
que  vous  les  en  aurez  injustement  pourvus?  L'obli- 
gation de  le  rendre  s'éteindra-l-elle  dans  votre  per- 
sonne? Ne  passera-t-elle  pas  de  vous  à  eux  ,  et  n'en 
seront-ils  pas  les  héritiers,  aussi  bien  et  encore  plus 
que  de  la  chose  même  que  vous  leur  voulez  conser- 
ver? De  là,  jugez  lequel  des  deux  diii  être  leur 
ruine,  de  leur  ôter  ce  bien,  ou  de  le  leur  laisser. 
Car  si  vos  enfans  se  trouvent  plus  consciencieux  et 
plus  chrétiens  que  vous  ,  s'ils  ont  assez  de  courage 
pour  faire  ce  que  vous  n'avez  pas  fait,  et  pour  res- 
tituer ce  que  vous  vous  serez  opiniâtre  à  retenir, 
que  leur  laissez-vous?  la  peine  d'une  restitution  oné- 
reuse ,  jointe  au  danger  d'une  afïreuse  tentation.  Et 
s'ils  sont  assez  durs  et  assez  aveugles  pour  vouloir 


352  SUR    LA    RESTITUTION. 

suivre  voire  exemple,  en  ne  resliluanl  pas  ce  que 
votre  ambition  ou  votre  avarice  a  usurpé  sur  le  pro- 
chain,  que  faites-vous?  vous  les  rendrez  complices 
de  voire  péché ,  el  par  l'amour  le  plus  cruel ,  vous 
les  enveloppez  avec  vous  dans  le  malheur  de  votre 
éternelle  réprobation.  Quoi  donc  !  ajoute  saint  Chry- 
sostôme ,  espérez-vous  que  votre  mauvaise  foi  leur 
servira  de  caution  auprès  de  Dieu?  Voudriezvous 
que  Dieu,  qui  est  la  sainteté  et  l'équité  même,  fît 
prospérer  dans  vos  en  fans  l'impie  qu'il  a  eu  en  hor- 
reur et  qu'il  a  détesté  dans  vous  ?  et  si ,  par  des  res- 
sorts secrets  de  sa  providence  ,  il  permet  toit  qu'une 
succession  aussi  mal  établie  que  celle-là  fût  suivie  de 
quelque  prospérité,  n'est-ce  pas  celte  prospérité 
même  qui  devroit  vous  faire  trembler ,  el  vous  tenir 
îieu  de  la  plus  funeste  de  toutes  les  malédictions? 
Par  conséquent ,  rien  de  plus  frivole  que  la  crainte 
d'une  prétendue  ruine  de  vos  enfans.  Ce  n'est  point 
proprement  les  ruiner  que  de  les  réduire  à  l'état  où 
ils  doivent  être.  Mais  avançons. 

Un  autre  dit  :  Je  suis  obligé  de  maintenir  mon 
état;  et  du  moins,  dans  ma  condition  ,  puis-je  garder 
ce  qui  m'est  nécessaire  pour  une  honnête  médio- 
crité. Et  moi  je  réponds  que  le  premier  devoir  d'un 
chrétien  est  de  restituer ,  et  non  pas  de  maintenir 
son  état  ;  et  que  si  l'état  a  quelque  chose  d'incompa- 
tible avec  la  restitution  ,  non-seulement  vous  n  êtes 
plus  obligé  de  le  maintenir  ,  mais  que  la  loi  de  Dieu 
indispensable  est  que  vous  y  renonciez.  El  qu'esi-il 
nécessaire  ,  mon  cher  auditeur  ,  que  vous  mainte- 
niez ainsi  votre  état  dans  le  monde?  Il  est  nécessaire 

que 


SUR   LA   RESTITUTION.  353 

que  Dieu  soil  obéi ,  et  que  chacun  ait  le  sien  ;  mais 
il  est  indifférent  que  vous  occupiez  telle  place ,  et 
que  vous  y  soyez  plus  ou  moins  élevé.  Vous  ne  pouvez 
satisfaire  à  telles  dettes  en  soutenant  la  dépense  de 
votre  maison.  lié  bien  !  retranchez  cette  dépense  , 
diminuez  ce  nombre  de  domestiques,  réglez  votre 
table,  soyez  pins  modeste  dans  vos  habits,  passez- 
vous  de  cet  équipage  dont  tant  de  personnes  plus 
qualifiées  que  vous  ont  su  en  effet  se  passer  ;  vivez 
dans  la  simplicité  et  la  retraite,  et  faites  tout  cela 
dans  cet  esprit  de  justice  qui  est  l'ame  du  christia- 
nisme. Voilà  en  quoi  consiste  la  vraie  piété  ;  et  hors 
de  là,  tout  ce  que  vous  faites  pour  Dieu  n'est  qu'hy- 
pocrisie ,  toutes  vos  dévolions  sont  autant  d'abus.  Il 
vous  est  impossible  de  réparer  le  tort  que  vous  avez 
fait,  si  vous  ne  prenez  la  résolution  de  vous  cacher 
désormais  et  de  vous  ensevelir  dans  les  ténèbres.  Ce 
parti  vous  coûtera  ,  j'en  conviens;  mais  il  n'y  a  point 
de  théologien  qui  ne  vous  y  condamne;  et  en  vous 
y  condamnant  vous-même  ,  vous  ne  ferez  rien  de 
pur  conseil  ni  de  surérogation.  Descendez  d'un  rang 
où  le  péché  vous  a  fait  monter,  et  bornez-vous  à 
celui  où  la  Providence  vous  a  fait  naître.  Il  n'est 
rien  de  plus  raisonnable,  ni  de  plus  conforme  à  toutes 
les  règles  de  la  probité  naturelle  et  chrétienne.  Je 
n'en  veux  que  votre  propre  témoignage,  et  jugez-en. 
par  vous-même.  Car,  dites-moi  quel  sentiment  vous 
auriez  d'un  homme  qui ,  tenant  en  ses  mains  votre 
bien  ,  refuseroit  de  le  remettre  dans  les  vôtres,  parce 
qu  il  le  crolroit  nécessaire  à  l'entretien  de  sa  condi- 
tion? Ne  lui  diriez- vous  pas  qu'il  a  bonne  grâce  de 

TOIViE   VII.  23 


354  SUR   LA    RESTltUTlOîT, 

vouloir  s'enlrelenir  dans  sa  contlition  à  vos  dépens.; 
€l  de  quelque  manière  qu'il  pùl  l'entendre,  ne  lui 
représeiiieiiez- vous  pas  que  voire  bien  csi  voire 
bien  ,  el  qu'il  ne  vous  a  pas  élé  donné  pour  servir 
de  ressource  à  sa  mauvaise  fortune  ?  Or  ,  appliquez- 
vous  celle  réponse,  ei  vous  reconnoîtrez  que  le  pré- 
texte de  voire  étal  n'est  donc  pas  un  tilre  solide  que 
vous  puissiez  opposer  au  précepte  étroit  el  rigoureux 
de  restituer  le  bien  d'autrui. 

Mais  s'il  faut  que  je  restitue ,  je  n'aurai  pas  même 
le  nécessaire  à  la  vie.  C'est  la  difficulté  que  se  pro- 
pose saint  Augustin  dans  l'explication  du  psaume 
cent  vingt-huitième.  Observez,  je  vous  prie,  la  dé- 
cision de  ce  Père  ,  qui  fut  par  excellence  le  casuiste  , 
ou  ,  pour  mieux  dire ,  l'oracle  de  son  temps  ,  el  qui 
mérite  bien  d'être  encore  celui  de  noire  siècle.  Audet 
aliquis  dlcere  :  Non  haheo  aliud  undè  vivam  ;  Quel- 
qu'un me  dira:  Il  ne  me  reste  pour  vivre  que  ce 
seul  secours  ,  et  je  n'en  ai  point  d'autre.  Abus  ,  re- 
prend le  saint  docteur;  car  un  voleur  public  et  \x\\ 
enchanteur  pourroient  tenir  le  même  langage,  quand 
on  les  presse  de  renoncer  à  leurs  infumes  pratiques, 
puisque  l'un  et  l'autre  est  en  possession  de  ne  sub- 
sister que  par  le  larcin  ou  par  les  maléfices  ;  Hoc  et 
mihi  la  Ira  ,  hoc  et  maleficus  diceret.  Mais  on  leur 
peut  répondre  que  s'il  est  vrai  qu'ils  en  soient  venus 
à  cette  extrémité,  il  y  a  une  Providence  en  qui  ils 
sont  obligés  de  se  confier  ;  el  que  ce  n'est  polnl  dans 
ces  commerces  d'iniquilé  ,  mais  dans  la  piété  des 
fidèles,  qu'ils  doivent  chercher  le  soulagement  de 
leur  misère.  Je  dis  le  même  ù  tout  chrétien  chargé 


SUR   LA   RESTITUTION.  355 

ô^une  restitulion.  Ce  n'est  point  sur  le  bien  d'aiiirui 
surpris  par  artifice  et  retenu  par  violence,  qu'il  doit  . 
compter  pour  avoir  de  quoi  fournir  à  ses  besoins  ' 
mais  c'est  sur  le  bon  usage  des  talens  de  l'esprit  qu'il 
a  reçus  de  Dieu;  c'est  sur  la  santé  dont  il  jouit,  uti- 
lement employée;  c'est ,  au  défaut  de  tous  les  dciix^ 
sur  la  charité  publique  ,  qui  ne  lui  manquera  jamaisà 
Qu'il  ait  recours  à  ces  moyens,  j'y  consens ,  et  je  l'y 
exhorte.  Il  peut  s'en  faire  un  mérite  et  une  vertu  ; 
mais  il  ne  peut  sans  crime  retenir  un  bien  qui  n'est 
point  u  lui. 

L'honneur  a  quelque  chose  en  cette  matière  de 
plus  délicat;  et  il  y  en  a  qui  se  croient  dans  l'impuis- 
sance de  restituer ,  parce  quils  se  persuadent  ne  le 
pouvoir  faire  sans  se  déshonorer.  Combien  sont  assez 
préoccupés  de  l'amour  d'eux-mêmes,  pour  pré- 
tendre que  le  moindre  degré  de  ce  qu'ils  appellent 
leur  réputation  ,  doit  l'emporter  alors  sur  les  plus 
notables  et  les  plus  essentiels  intérêts  du  prochain  ? 
Or  il  faut  être  ou  bien  peu  éclairé  ,  ou  bien  mal 
intentionné,  disoit  le  chancelier  Gerson ,  pour  en- 
trer dans  ce  sentiment.  Bien  peu  éclairé  ,  si  Ton 
ignore  par  combien  de  voies  secrètes  on  peut  faire 
une  restitution  sans  hasarder  sa  réputation.  Bien  mal 
intentionné,  si  ,  les  connoissant ,  on  n'est  pas  en 
disposition  de  les  prendre. 

Mais  enfin,  dit -on,  de  quelque  diligence  que 
je  puisse  user  ,  où  trouverai-je  toutes  les  personnes 
à  qui  je  suis  redevable  ?  et  quelque  disposé  que  je 
sois  à  restituer,  comment  salisferai-je  tant  de  parii- 
euliers  que  j'ai  trompés?  comment  dédomniagerai-je 

23. 


^5G  bUR    LA    hESTlTUTlON. 

toute  une  \ille  ,  loiite  une  province  dont  la  dépouille 
m'a  enrichi  ?  Je  conviens  ,  mon  cher  auditeur  ,  que 
la  restitution  est  plus  ou  moins  diflicile  ,  selon  les 
conjonctures  et  la  situation  dilFe'rente  des  choses.  Je 
conviens  qu'il  y  a  des  affaires  tellement  embarras- 
sées ,  que  l'on  n'y  peut  presque  rien  démêler.  De 
vouloir  là-dessus  mengager  dans  une  discussion 
exacte,  c'est  un  détail  qui  ne  peut  être  propre  de  la 
chaire  ,  parce  qu'il  est  infini ,  et  qu'il  va  bien  au-delà 
des  bornes  d'un  discours.  Il  me  suffira  de  vous  tracer 
quelques  règles  générales ,  et  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
de  vous  les  appliquer.  La  première  est  d'exciter  en 
vous  et  de  concevoir  un  vrai  désir  de  réparer,  au- 
tant qu'il  dépendra  de  vos  soins  ,  tous  les  dommages 
que  vous  avez  causés.  Dès  que  vous  le  voudrez  bien, 
que  vous  en  aurez  bien  compris  la  nécessité ,  et  que 
vous  serez  dans  une  ferme  résolution  de  ne  rien 
épargner  pour  cela ,  il  vous  viendra  dans  l'esprit 
assez  de  manières  et  assez  d'expédiensque  je  ne  puis 
vous  suggérer,  et  qu'une  bonne  volonté  vous  fera 
bientôt  imaginer.  La  seconde  est  de  les  chercher  ces 
expédiens  et  ces  moyens;  de  les  chercher,  dis-je, 
de  bonne  foi,  et  d'y  donner  toute  l'attention  que  de- 
mande l'importance  du  sujet.  Bien  des  embarras 
dès-lors  et  bien  des  obscurités  où  vous  ne  pensiez 
pas  pouvoir  pénétrer,  commenceront  à  s'éclaircir,  . 
et  peut-être  verrez-vous  s'évanouir  tout  à  coup  tous 
les  obstacles  qui  vous  arrêtoient.  La  troisième  est  de 
poser  pour  principe  ,  et  de  vous  bien  convaincre 
que  l'obligation  de  restituer  n'est  point  indivisible; 
que  ce  que  vous  ne  pouvez  accomplir  dans  toute  son 


SUR  LA   RESTITUTION.  33; 

étendue  ,  il  le  faui  au  moins  faire  en  partie  et  selon 
les  facultés  présentes  ;  que  ce  qui  ne  se  peut  dans  un 
temps ,  se  peut  dans  l'autre ,  et  qu'il  y  a  plus  d'une 
façon  de  compenser  le  tort  qu'a  reçu  le  prochain.  La 
quatrième  ,  c'est  de  s'adresser  à  un  homme  intelli- 
gent ,  sage  et  droit ,  de  lui  donner  une  juste  connois- 
sance  de  votre  état ,  et  de  lui  exposer  les  faits  sim- 
plement et  fidèlement  ;  de  ne  point  chercher  à  le 
prévenir  ni  à  le  gagner  en  votre  faveur ,  mais  de 
lui  laisser  une  liberté  entière  pour  prononcer  selon 
les  vues  d'une  prudence  éclairée  ,  et  selon  les  lois  de 
l'équité  chrétienne.  Avec  de  telles  dispositions  et  de 
telles  mesures  ,  je  prétends  que  ce  qui  ne  vous  sem- 
bloit  pas  auparavant  praticable ,  vous  le  deviendra , 
vous  le  paroîtra;  et  que  vous  jugeant  vous-même 
dans  la  justice,  vous  souscrirez  sans  résistance  à 
l'arrêt  de  votre  condamnation.  Mais  parce  que  la 
cupidité  nous  domine  ,  et  que  malgré  les  plus  belles 
démonstrations  d'un  désir  véritable  de  restituer ,  on 
ne  le  veut  que  de  bouche  el  qu'en  apparence ,  sans 
le  vouloir  réellement  et  de  cœur ,  qu'arrive-l-il  ? 
On  se  contente  d'un  examen  superficiel ,  et  la  moindre 
difficulté  qui  naît,  on  la  prend  pour  une  impuissance 
absolue.  On  étoufle  mille  retours  de  la  conscience  , 
on  écarte  mille  réflexions  qu'elle  présente  et  on  les 
traite  de  scrupule.  Dès  qu'on  ne  peut  satisfaire  à 
tout ,  on  conclut  de  ne  satisfaire  à  rien.  On  n'en 
veut  croire  nul  autre  que  soi-même  ,  ou  si  l'on  veut 
bien  s'en  rapporter  à  quelqu'un  ,  ce  n'est  que  dans 
la  pensée  d'en  tirer  une  décision  favorable  ,  et  que 
pour  se  confirmer  dans  l'idée  de  cette  impossibilité 


558  SUR   LA   RESTITUTION. 

imaginaire  dont  on  se  flatte.  D'où  il  s'ensuit  que  voii- 
laot  toujours  restituer,  ou  disant  toujours  qu'on  est 
dans  le  dessein  de  le  faire  aussitôt  qu'on  le  pourra, 
on  ne  le  fait  jamais,  parce  qu'on  ne  pense  jamais  le 
pouvoir. 

Cependant,  mon  cher  auditeur,  point  de  salut 
sans  la  restitution  ,  et  c'est  la  dernière  vérité  par  ou 
je  fiais.  Car  de  toutes  les  obligations  à  quoi  le  salut 
tsl  allaclié,  il  n'en  est  pas  de  plus  étroite  que  celle-ci , 
ni  qui  souflVe  moins  d'adoucissement,  de  tempéra- 
xtîLMit ,  d'accommodement  :  obligation  rigoureuse  , 
dit  l'Ange  de  l'école  ,  soit  à  l'égard  des  hommes  nai- 
nistres  de  Dieu ,  soit  à  l'égard  de  Dieu  même.  A 
l'égard  des  hommes  ministres  de  Dieu  ,  parce  qu'ils 
n'en  peuvent  jamais  dispenser;  à  l'égard  de  Dieu, 
parce  que  s'il  le  peut ,  il  ne  le  veut  pas.  Ptemarquez , 
s'il  vous  plaît  5  ce  que  je  dis.  Dieu  a  donné  aux 
hommes  qui  sont  ses  ministres  sur  la  terre ,  une 
puissance  presque  sans  bornes.  Ils  peuvent;,  en  vertu 
de  la  juridiction  qu'ils  exercent ,  considérée  dans  sa 
plénitude  ,  dispenser  des  lois  de  l'Eglise  les  plus 
saintes  ,  absoudre  des  censures  les  plus  foudroyantes  , 
relever  des  sermens  les  plus  authentiques ,  faire  cesser 
l'engagement  des  voeux  les  plus  solennels ,  effacer 
les  crimes  les  plus  énormes  ,  remettre  les  peines  et 
les  satisfactions  les  plus  légitimement  imposées.  Ils 
or.t  5  dis-je,  tous  ces  pouvoirs  en  mille  rencontres. 
Mais  s'agit-il  de  restituer?  chose  étonnante,  chré- 
tiens !  ces  hommes  que  l'Ecriture  appelle  des  dieux  , 
et  qu'elle  traite  de  lout-puissans ,  ne  peuvent  plus 
xien.  Ces  clefs  données  à  saint  Pierre  n'ont  pas  la 


SUR   LA    RESTITUTION.  35c^ 

vertu  d'ouvrir  le  ciel  à  quelque  nsnrpaleur  que  ce 
soit  ,  lant  qu'il  se  trouve  voloiiiaiicuu  iit  cliarf^é  du 
bien  de  son  prochain  ;  et  I  Eglise,  à  qui  il  appar- 
tient de  lier  et  de  délier  en  tout  le  reste  ,  nous  fait  en- 
tendre que  là-dt-ssus  elle  a  les  mains  liées  elle-même. 
Ce  n'est  pas  assez;  mais  st-lon  de  irès-savans  théo- 
logiens, après  le  Docteur  angéliqne  ,  Dieu  même  à 
notre  égard  ,  et  à  proprement  [)ai  1er  ,  ne  peut  user 
sur  cela  de  dispense.  11  peut  bien  ,  diseni-ils,  comme 
Seigneur  absolu  de  lonies  choses,  transporter  la  pro- 
priété et  le  domaine  de  njon  bien  à  celui  qui  me  la 
ravi ,  parce  que  je  n'ai  rien  dont  Dieu  ne  soit  le  maître 
plus  que  moi-même.  Mais  s'il  ne  fait  pas  ce  transport , 
et  tandis  que  ce  bien  est  à  moi ,  Dieu  ,  tout  Dieu 
qu'il  est ,  ne  peut  dégager  quiconque  me  la  enlevé, 
de  l'obligation  de  me  le  rendre:  pourquoi?  parce 
que  cette  obligation  est  nécessairement  renfermée 
dans  la  loi  éternelle  et  invariable  de  la  souveraine 
justice.  Je  sais  que  d'autres  théologiens  raisonnent 
plus  simplement ,  et  prétendent  que  ce  pouvoir  qui 
est  en  Dieu  ,  de  transporter  le  domaine  d'un  bien 
mal  acquis ,  est  le  même  en  eliet  que  le  pouvoir  de 
dispenser  en  matière  de  restitution.  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  soutiens  que  Dieu ,  quand  il  auroit  ce  double 
pouvoir  5  ne  veut  se  servir  en  noire  faveur  et  au  pré- 
judice de  l'équité  ,  ni  de  l'un  ,  ni  de  l'autre  ;  qu'il  ne 
l'a  jamais  voulu ,  et  que  jamais  il  ne  le  voudra  ; 
car  c'est  l'oracle  du  Saint-Esprit  et  un  arrêt  pro- 
noncé par  le  grand  Apoire  ,  que  l'injustice  n'en- 
trera point  dans  le  royaume  céleste  :  NequéfureSt 


36o  SUR   LA   RESTITUTION. 

neque  açari  ^  nequa  rapaces  regnum  Dci  possîde- 
hunt  (i). 

Arrêt  fondé  sur  les  principes  les  plus  incontes- 
tables ,  et  loi  tellement  nécessaire ,  que  sans  cela  le 
monde  ne  seroii  plus,  selon  l'expression  de  l'évan- 
gile ,  qnune  retraite  de  voleurs.  Car  si  1  on  pouvoit 
sans  nulle  resliluli(jn  ni  nulle  volonté  d'en  faire, 
après  avoir  usurpé  le  bien  d'autrui ,  rentrer  en  grâce 
avec  Dieu  et  prétendre  à  la  possession  de  son  royaume, 
ne  seroit-ce  pas  une  des  plus  fortes  tentations  pour 
ceux  même  à  qui  il  reste  quelque  fonds  de  religion? 
Quelle  sûreté  y  anroii-il  parmi  les  hommes;  et  dans 
la  pensée  que  chacun  puurroit  impunément  garder 
ce  qu'il  auroit ,  quoique  injustement ,  enlevé ,  y  a-lil 
vexations  et  iniquités  où  1  on  ne  se  portât?  Et  certes, 
si  dans  le  système  présent,  et  dans  l'impossibilité  ac- 
tuelle où  se  trouve  tout  chrétien  de  se  sauver  sans 
restituer  ou  sans  le  vouloir  ,  le  christianisme  est 
néanmoins  encore  rempli  de  fraudes,  de  concus- 
sions, d'usures,  de  chicanes;  si  malgré  ce  frein  de 
la  restitution  et  de  sa  nécessité  irrémissible ,  il  y  a 
toutefois  tant  de  négoces  criminels,  tant  de  profils 
illégitimes,  tant  de  conventions  simouiaques,  tant 
de  jugemens  vendus  ,  tant  de  mystères  abominables, 
et  de  stratagèmes  pour  s'enrichir  aux  dépens  du  pro- 
chain ,  que  seroii-ce  si  l'on  se  voyoit  atFranchi  de  ce 
devoir,  et  qu'on  eût ,  sans  y  avoir  satisfait,  quelque 
espérance  d'être  favorablement  reçu  de  Dieu  et  mis 
au  nombre  de  ses  prédestinés? 

(0  1.  Cor.  6. 


SUR  LÀ   RESTITUTION.  36l 

Je  n'ignore  pas  ce  que  quelques-uns  ,  moins  éclai- 
rés ,   auront  à  me  répondre  ,  qu'indépendamment 
de  toute  injure  faite  à  l'homme,  la  contrition  seule, 
et  à  plus  forte  raison  jointe  avec  le  sacrement  de 
pénitence ,  suffit  pour  se  réconcilier  pleinement  avec 
Dieu.  Oui  5  mon  cher  auditeur ,  c'est  assez  pour  cela 
d'un   cœur   contrit.   Mais    comment  contrit  ?  non 
point  seulcmetit  en  parole  ni  en  apparence  ,  mais 
touché  d'une  contrition  sincère  ,  d'une  contrition 
solide  et  chrétienne.  Or  ,  je  prétends  ,  et  c'est  un 
point   tmiversellement   reconnu  ,  qu'une   véritable 
contrition  renferme  comme  une  partie  essentielle  la 
"volonté  efficace  de  restituer  ,   puisqu'elle  renferme 
essentiellement  la  volonté  efficace  et  le  propos  de 
rétablir  toutes  choses  ,  soit  à  l'égard  de  Dieu,  soit  à 
l'étïard  du  prochain  ,   dans  le  même  état   quelles 
éloient  avant  le  péché.  Supposons  donc ,  tant  qu'il 
vous  plaira  ,  un  homme  qui  se  frappe  devant  Dieu 
la  poitrine  ,  qui  gémisse  aux  pieds  d'un  ministre  de 
Jésus-Christ ,  qui  se  refuse  toutes  les   douceurs  de 
la  vie  ,  et  qui  châtie  son  corps  par  toutes  les  austé- 
rités de  la  mortification  ,  qui  s'expose  aux  lourmens 
les  plus  rigoureux   et  au  plus  cruel  martyre  :   si 
cependant  ,  injuste  possesseur  d'un  bien  à  quoi  il 
n'a  nul  droit  et  qu'il  sait  appartenir  à  un  autre  ,   il 
n'est  pas  actuellement  et  volontairement  déterminé 
à  s'en  défaire  ,  je  dis  que  sous  ces  dehors  et  sous 
le  beau  masque  de  pénitence  dont  il  se  couvre ,  il 
n'est  rien  moins  que  pénitent ,  ou  que  ce  n'est  qu'un 
faux  péniient.  Je  dis  que  dans  une  telle  disposition  , 
s'il  approche   du  sacrement   de   raulel ,  c'est   un 


362  SUR   LA   RESTITUTION. 

sacrilège  et  im  profanateur.  Je  dis  que  si  la  mort 
vient  à  le  surprendre  ,  il  meurt  en  impie ,  et  que 
c'est   un   re'prouvé. 

Voilà,  chrëiiens ,  ce  que  nous  enseigne  sur 
cette  matière  la  sainte  foi  que  nous  professons, 
et  voilà  les  pense'es  avec  lesquelles  je  vous  renvoie. 
S'il  y  a  dans  cette  assemblée  quelque  auditeur  sur 
qui  ces  vérités  n'aient  point  fait  encore  une  assez 
forte  impression  ,  je  n'ai  plus  rien  à  lui  dire  que 
ce  que  disoit  saint  Grégoire  à  un  homme  du 
monde.  Ah  !  mon  cher  frère  ,  lui  écrivoii  ce 
grand  pape  ,  considérez  ,  je  vous  prie  ,  que  ces 
richesses  que  vous  avez  amassées  par  des  voies 
criminelles  ,  vous  abandonneront  un  jour  ;  mais  que 
les  crimes  que  vous  avez  commis  en  les  amassant  , 
ne  vous  abandonneront  jamais.  Souvenez-vous  que 
c'est  une  extrême  folie  de  laisser  après  vous  des 
biens  dont  vous  n'aurez  été  maître  que  quelques 
momens  ,  et  d'emporter  avec  vous  des  injustices 
qui  vous  tourmenteront  éternellement.  Ne  soyez  pas 
si  insensé  que  de  transmettre  à  des  héritiers  tout  le 
fruit  de  votre  péché ,  pour  vous  charger  de  toute  la 
peine  qui  lui  est  due  ;  et  ne  vous  engagez  pas  dans 
l'affreux  malheur  de  brûler  vous  -  même  en  l'autre 
vie  ,  pour  avoir  élevé  en  celle-  ci  des  étrangers  et 
des  ingrats.  Ainsi  parloit  ce  saint  docteur  ,  et  j'ajoute 
avec  saint  Augustin  :  Redde  pecuniam  ,  perde  pe- 
cuniam  ,  ne  perdas  animam  ;  Rendez,  mon  frère, 
rendez  cet  argent  qui  ne  vous  appartient  pas  ;  perdez 
même,  s'il  est  nécessaire  ,  celui  qui  vous  appartient: 
pourquoi  ?  afin  de  ne  pas  perdre  votre  ame  qui  ap- 


SUR   LA   RESTITUTION.  363 

partient  à  Dieu  et  qui  a  coûté  tout  le  sang  d'un 
Dieu.  Car,  il  n'y  a  point  de  tempérament  à  prendre 
ni  de  milieu.  Il  faut  perdre  l'un  ou  l'autre  :  votre 
ame ,  si  vous  voulez  conserver  cet  argent  ;  ou  cet 
argent ,  si  vous  voulez  sauver  votre  ame.  Or  ,  entre 
Tiin  et  l'autre  y  a-t-il  à  balancer ,  et  si  vous  déli- 
bérez un  moment  5  en  faudra-t-il  davantage  pour 
vous  condamner  au  jugement  de  Dieu? 

C'est  ce  que  l'apôlre  saint  Jacques  nous  a  repré- 
senté dans  une  belle  et  vive  image  ,  lorsque  s'adres^ 
sant  à  ces  riches  engraissés  de  la  substance  du 
prochain  ,  et  les  supposant  entre  les  mains  de  Dieu 
comme  de  malheureuses  victimes  que  ce  souverain 
Juge  immole  à  sa  justice  ,  il  leur  fait  ces  reproches 
si  amers  et  si  désolans  :  Agite  nunc  ,  divites  ;  plo-' 
rate  ululantes  in.  miseriis  vestris  (i)  ;  Allez  main- 
tenant ,  riches  avares  ;  pleurez ,  poussez  de  hauts 
cris ,  et  reconnoissez  l'aÛTeuse  misère  ou  vous  êtes 
tombés  par  votre  insatiable  convoitise.  Que  sont 
devenus  ces  trésors  dont  vous  étiez  si  avides  ,  et  qui 
étoient  les  fruits  de  votre  iniquité  ?  Vous  craigniez 
tant  de  les  laisser  échapper  ;  et  malgré  toutes  les 
remontrances  qu'on  vous  faisoit  ,  malgré  tous  les 
remords  de  votre  conscience  qui  vous  remettoit 
devant  les  yeux  vos  injustices  ,  vous  ne  pouviez 
vous  résoudre  à  les  réparer.  Aveugles  !  vous  ne 
pensiez  pas  que  la  mort  vous  les  enleveroit,  ces  biens 
si  injustement  possédés  :  mais  vous  voyez  en  quelle 
pauvreté  elle  vous  a  réduits  :  Bivitiœ  vestrœ  putre- 
factœ  sunt  ;  aurum  et  ar^entum  vestrum  ccrugina" 

{%)  Jacob.  5. 


564  SUR   LA   RESTITUTIOK. 

çit  (i).  Encore  s'il  ne  vous  élolt  point  arriva  d'autre 
malheur  que  de  les  perdre.  Mais  la  perle  môme  que 
vous  en  avez  faite  et  que  vous  ne  pouviez  éviter  , 
puisque  c  éloient  des  biens  périssables  ,  et  que  d'ail- 
leurs vous  étiez  vous-mùmes  mortels  ,  c'est  ce  qui 
rend  contre  vous  le  plus  convaincant  et  le  plus  sen- 
sible  témoignage.  Car  d'avoir   sacrifié  votre  ame  , 
cette  ame  immortelle  ,  à  des  biens  passagers  et  sur 
quoi  il  y  avoit  si  peu  à  compter  ,   voilà  le  dernier 
degré  de  l'aveuglement  et  le  plus  grand  de  tous  les 
désordres  :   Eé  œrugo  eorum  in  iestimonium  vobis 
erit  (2).  Qu'avez-vous  donc  fait  en  accumulant  re- 
venus sur  revenus  ,  profits  sur  profils  ,  en  prenant 
de  toutes  parts  et  à  toutes  mains  ,  et  ne  vous  dessai- 
sissant jamais  de  rien  ?  vous  l'éprouvez  à  présent , 
et  vous  le  sentirez  pendant  toute  l'éternilé.  Thesau- 
rizastis  i'obi's  l'ram  in  nopissimis  diehus  (3)  :  Vous 
vous  êtes  fait  un  trésor  de  colère  pour  le  jour  redou- 
table  des  vengeances    divines.    Vous    avez   suscilé 
contre  vous  autant    d'accusateurs  qu'il  y  a  eu  de 
malheureux  que  vous  avez  tenus  dans  l'oppression, 
et  dont  la  ruine  vous  a  enrichis.  N'entendez  -  vous 
pas  leurs  cris  qui  s'élèvent  au  trône  du  Seigneur? 
du  moins  il  les  entend  ^  et  c'est  assez.  Oui ,  il  entend 
les  cris  de  ces  domestiques   dont  vous   exigiez  si 
rigoureusement  les  services,  et  à  qui  vous  en  refu- 
siez si  impitoyablement  la  récompense  ;  les  cris  de 
ces  marchands  qui  vous  revêtoient ,  qui  vous  nour- 
rissoient ,  qui  vous  entrelenoient  de  leur  bien  ,  et 
qui  n'en  ont  jamais  touché  le  juste  prix  ;  les  cris  de 

(1)  Jacob.  5.  —  (2)  Ihid.  —  (3)  Jhid. 


SUR   LA   RESTITUTION.  365 

ces  ouvriers  qui  s'épuisoient  pour  vous  de  travail  , 
et  qui  n'ont  jamais  eu  de  vous  leur  salaire  ;  les  cris 
de  ces  créanciers  que  vous  avez  fatigués  par  vos 
délais  ,  arrêtés  par  votre  crédit ,  privés  de  leurs  plus 
légitimes  prétentions  par  vos  arlitices  et  vos  détours; 
les  cris  de  ces  orphelins  ,  de  ces  pupilles  ,  de  ces 
familles  entières  :  le  Seigneur ,  encore  une  fois ,  le 
Dieu  d'Israël  les  entend ,  ces  cris  ;  et  qui  vous  dé- 
fendra des  coups  de  sa  justice  irritée ,  et  des  foudres 
dont  son  bras  est  armé  pour  vous  accabler  ?  Ecce 
mcrces  operariorum  qui  messuerunt  regiones  i'es- 
tras  ,  quœfraudata  est  à  vobis  ,  clamât  ;  et  clamor 
eorum  in  aures  Domini  Sahaoth  introii'it  (i). 

Il  n'y  a ,  mes  frères  ,  qu'une  restitution  prompte 
et  parfaite  qui  puisse  vous  préserver  de  ces  fou- 
droyans  anaihêmes,  que  Dieu  ,  vengeur  des  intérêts 
du  prochain ,  est  prêt  à  lancer  sur  vos  têtes.  Je  dis 
une  restitution  prompte  ;  car  je  vous  l'ai  déjà  fait 
entendre ,  et  je  ne  puis  trop  vous  le  redire  :  Dès  le 
moment  que  vous  pouvez  satisfaire,  il  ne  vous  est 
pas  permis  de  différer  ;  et  c'est ,  non-seulement  un 
abus  ,  mais  un  péché  ,  de  remettre  comme  quelques- 
uns,  à  la  mort  ,  ce  qu'on  peut  accomplir  pendant 
la  vie.  Je  dis  une  restitution  parfaite ,  sans  réduire 
les  gens  à  des  compositions  forcées  et  à  des  accom- 
modemens  auxquels  ils  ne  consentent  que  par  con- 
trainte ,  et  parce  qu'ils  craignent  d'être  frustrés  de 
loute  la  dette.  Renouvelez  ,  mon  Dieu  ,  parmi  votre 
peuple  ,  cet  esprit  de  droiture  et  d'équité  ,  cet  esprit 
de  désintéressement  qui  est  le   vrai  caractère   du 

(i)  Jacob.  5. 


3CG  SL'R   LA   RESTITUTION. 

clirislianlsme  où  vous  nous  avez  appelés.  Ne  souffrez 
pas  que  des  biens  aussi  vils  et  aussi  méprisables  que 
le  sont  tous  les  biens  de  la  terre  ,  nous  fassent  ou- 
blier les  biens  de  la  gloire  et  de  la  béatitude  céleste 
que  vous  nous  préparez.  Que  nous  serviroit  de 
gagner  tout  le  monde  ,  si  nous  venions  à  vous  perdre 
et  à  nous  perdre  nous-mêmes  ?  Mais  au  contraire  , 
quand  nous  serions  dépouillés  de  tout  en  cette  vie , 
ne  seroit-ce  pas  toujours  la  souveraine  telicilé  pour 
nous  de  mériter  ainsi  votre  grâce  et  de  vous  pos- 
séder dans  la  vie  éternelle,  où  nous  conduise ,  elc» 


SERMON 

POUR  LE 

XXÏIL' DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUPt  LE  DESIR  ET  LE  DEGOUT  DE 
LA  COMMUNION. 

DIcebat  eaiin  intra  se  :   Si  tetigero  tantùm  vestimeutam 
ejus ,  salva  ero. 

Elle  disait  en  elle-même  :  Si  je  puis  seulement  touclier  sa 
Tole  ^  je  serai  guérie.  Eu  saint  Matthieu,  chap.  g. 

(^'est  le  juste  raisonnement  de  celte  femme  affligée 
d'une  longue  infirmité  qui  l'avoit  réduite  dans  une 
extrême  langueur  ,  et  dont  elle  souhaiioll  d'être 
guérie.  Témoin  des  miracles  qu'opérolt  le  Sauveur 
du  monde  ,  elle  conclut  qu'il  ne  scroil  pas  moins 
puissant  pour  elle  que  pour  les  autres  ,  et  qu'elle 
n'en  devoit  pas  moins  attendre  de  secours.  Elle 
porta  encore  sa  confiance  plus  loin  ,  et  ne  crut  pas 
même  nécessaire  d'exposer  à  cet  homme  -  Dieu  sa 
peine  ,  de  lui  adresser  sa  prière  ,  ni  qu'il  prononçât 
en  sa  faveur  une  seule  parole  :  car  ,  dit  -  elle ,  le 
voyant  au  milieu  d'une  foule  de  peuple  qui  l'envl- 
ronnoit  de  toutes  parts  ,  si  je  puis  seulement  péné- 
trer jusqu'à  lui  ,  et  si  j'ai  le  bonlieur  de  toucher  le 
bord  de  sa  robe,  c'est  assez  ;  j'éprouverai  bien  lot 
les  elïels  de  cette  divine  vertu,  dont  il  donne  tous 


368  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

les  jours  de  si  e'clatans  le'moignages  :  Si  leiîgcro 
iantùm  vestimcntum  ejus  ,  saha  ero.  Elle  ne  se 
trompa  pas  ,  chréiiens  :  ses  espérances  furent  rem- 
plies ,  le  Fils  de  Dieu  répondit  à  son  attenle  ;  et 
vous  savez  combien  ,  en  lui  rendant  la  sauté  du 
corps  ,  il  loua  hautement  et  releva  le  mérite  de  sa 
foi  :  Confidc  ,  Jilia  ,Jides  tua  te  saham  fecit.  Or, 
si  les  seuls  vêtemens  de  Jésus  -  Christ  eurent  une 
telle  efficace  ,  que  ne  peut  point  pour  la  sanctifica- 
tion de  nos  âmes  ,  cet  adorai^le  sacrement ,  où  nous 
recevons  Jésus-Christ  même  présent  en  personne; 
oii  sa  chair  sacrée  ,  son  sang  précieux  ,  nous  servent 
de  nourriture  et  de  breuvage  ;  oi^i  par  lunion  la  plus 
réelle  et  la  plus  intime  ,  il  demeure  en  nous  ,  et 
nous  communique  en  quelque  manière  tout  son  être 
et  toute  sa  divinité?  N  est-il  donc  pas  bien  surpre- 
nant ,  mes  frères  ,  qu'au  lieu  de  le  chercher  avec  plus 
d'empressement  encore  et  plus  d'ardeur  que  ne  le 
chercha  cette  malade  de  notre  évangile  ,  nous  nous 
tenions  si  long-temps  éloignés  de  lui  ;  qu'étant  sujets 
à  tant  de  foiblesses ,  et  ne  pouvant  ignorer  nos  in- 
firmités spirituelles  et  nos  besoins ,  nous  ayons  si 
peu  recours  au  remède  le  plus  prompt  et  le  plus 
puissant  ;  que  la  participation  du  corps  de  notre 
Dieu  qui  nous  est  permise  et  oi!i  nous  sommes  in- 
vités ,  que  l'usage  de  la  communion  mous  devienne 
si  rare,  et  que  nous  imaginions  autant  de  prétestes 
pour  nous  en  retirer  ,  que  nous  devrions  marquer 
de  zèle  pour  en  approcher  ?  C'est  l'abus  que  je 
voudrois  corriger  dans  le  christianisme  ,  et  que  j'en- 
treprends   aujourd'hui  de    combattre  ,    après   que 

nous 


DE   LA   COMMUNION.  869 

nous  aurons  demandé  les  lumières  du  Saint-Esprit, 
et  que  nous  aurons  salué  Marie  ,  en  lui  disant  : 
Ai'e  i   Maria, 

Entre  les  différentes  dispositions  oi^i  nous  sommes 
à  l'égard  du  sacrement  de  Jésus-Christ  et  de  l'usage 
que  nous  en  devons  faire  ,  il  y  en  a  deux  auxquelles 
je  m'attache  dans  ce  discours ,  et  dont  j'ai  desseia 
de  vous  entretenir  :  l'une  est  le  désir  de  la  commu- 
nion ,  et  l'autre  le  dégoût  de  la  communion.  Désir 
de  la  communion,  directement  contraire  à  ce  mortel 
dégoût  où  tombent  tant  d  âmes  mondaines  ,  et  qui 
leur  fait  négliger  l'aliment  le  plus  salutaire  ,  et  ce 
pain  de  vie  descendu  du  ciel  pour  être  sur  la  terre 
notre  soutien  dans  les  voies  de  Dieu.  Dégoût  de  la 
communion  ,  non  moins  formellement  opposé  à  ce 
saint  désir  dont  les  âmes  chrétiennes  et  pieuses  sont 
animées  ,  et  qui  en  fut  toujours  le  vrai  caractère.  Pre- 
nez garde  ,  mes  chers  auditeurs  :  ce  n'est  point  pré- 
cisément de  la  fréquente  communion  que  je  viens 
vous  parler;  je  vous  en  ai  déjà  fait  voir  les  avantages, 
et  bien  d'autres  avant  moi  vous  les  ont  représentés. 
Mais  ce  que  je  viens  examiner  avec  vous  ,  ce  sont 
ces  deux  principes  à  quoi  nous  pouvons  communé- 
ment attribuer  ,ou  la  piété  des  uns  ,  que  nous  voyons 
communier  souvent  ,  ou  la  négligence  des  autres, 
qui  communient  si  rarement.  Parce  que  ceux-là  sont 
touchés  d'un  certain  goût  pour  la  communion  ,  parce 
qu'ils  s'y  sentent  portés  d'un  désir  secret  qui  les  y 
attire,  ils  ne  manquent  nulle  occasion    de   se  pré- 
senter à  la  table  du  Seigneur,  et  se  feroient  une  des 
TOME   VU.  24 


370  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

plus  sensibles  peiru's  d'en  être  privés.  El  comme  ceux- 
ci,  ou  par  la  dissipation  du  monde  qui  leur  dessèche 
le  cœur  ,  ou  par  une  passion  particulière  qui  les  pos- 
sède ,  ont  perdu  tout  sentiment  de  piété,  et  que  celle 
viande  céleste  donl  ils  doivent  se  nourrir,  leur  est 
devenue  insipide  ,  ils  passent  les  années  entières  sans 
y  prendre  part,  et  voudroient  même  autoriser  leur 
conduite  par  des  excuses  aussi  frivoles  qu'elles  sont 
apparentes  et  spécieuses.  Or  ,  ces  deux  sortes  de 
chrétiens  ont  besoin  d  instruction  :  les  premiers  ,  sur 
ir-  désir  de  la  communion  qu'ils  font  paroître  ,  et  où 
l'on  ne  peut  trop  les  confirmer,  ce  sera  le  sujet  de 
la  première  partie;  les  seconds  ,  sur  le  dégoût  de  la 
communion  o  11  ils  vivent,  et  qui  leur  fait  abandon- 
ner cette  source  de  grâces  ;  ce  sera  le  sujet  de  la 
seconde  partie.  Matière  qu'on  ne  vous  a  peut-être 
jamais  bien  développée  ,  et  qui  n'est  guère  commune 
dans  la  chaire  évangélique.  Donnez.-y ,  je  vous  prie  , 
toute  votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Toute  ame  chrétienne  doit  désirer  la  communion  , 
et  rien  n'est  plus  utile  pour  nous  ni  plus  efficace  que 
ce  désir,  dès  qu'il  n'excède  point  la  mesure  qui  lui 
convient,  et  que  nous  savons  le  contenir  dans  les 
justes  limites  qu'une  prudence  évangélique  lui  pres- 
crit. Observez ,  s'il  vous  plaît,  ce  que  je  dis  ,  qui  se 
réduit  à  ces  trois  points:  le  premier ,  que  nous  devons 
tons  désirer  la  communion ,  et  vous  en  comprendrez 
aisémen;  Ips  raisons  ;  le  second  ,  qUe  ce  désir  nous 
est  très-suiulaire ,  et  vous  en  verrez  les  fruits  ,  le 


DE   LA   COMMUNION.  Syi 

îroisîème,  que  ce  désir  néanmoins  doit  être  conduit 
par  la  sagesse  de  l'évangile  ,  et  vous  apprendrez  à 
le  régler.  Ainsi  les  motifs  de  ce  désir,  les  avantages 
de  ce  désir  ,  les  règles  de  ce  désir  :  voilà  sur  quoi 
j'ai  d'abord  à  ra'espliquer  et  à  vous  donner  tout 
l'éclaircissement  nécessaire. 

Je  prétends  donc  et  j'avance  que  toute  ame  chré- 
tienne doit  désirer  la  communion  :  pourquoi  ?  par 
ce  grand  motif  où  tous  les  autres  sont  renfermés, 
savoir  ,  que  toute  ame  chrétienne  doit  désirer  sou- 
verainement et  par-dessus  toutes  choses  d'être  unie 
à  Jésus-Christ ,  puisque  c'est  en  Jésus-Christ  qu'elle 
trouve  tous  les  biens.  Car  c  est  en  lui  qu'elle  trouve 
sa  nourriture  ,  sa  force  ,  sa  consolation  ,  son  espé- 
rance ,  toutes  les  lumières  et  tous  l^s  secours,  pour 
marcher  dans  le  chemin  du  salut  et  pour  arriver  à 
ce  bienheureux  terme.  D'où  il  s'ensuit  ,  que  par 
amour,  que  par  intérêt,  mais  un  intérêt  bolide  et 
tout  spirituel ,  rien  n'est  plus  à  souhaiter  ni  à  recher- 
cher pour  elle  dans  la  vie  ,  que  celle  union  étroite 
qui  l'attache  à  son  Sauveur,  el  qui  la  fait  entrer  en 
participation  de  tousses  trésors.  Or,  ce  qui  nous  unit 
réellement,  intimement,  substanlicllenu'nl  à  Jésus- 
Christ  ,  c'est  la  communion.  Celui  qui  mange  ma 
chair  ,  demeure  en  moi,  et  je  demeure  en  lui  :  Qui 
manducat  meam  carnem  ,  in  jne  manct ,  et  ego  in 
illo  (i).  Union  si  singulière,  qu'elle  ne  peut  être 
sup})léée  en  ce  monde  par  nul  autre  sacrement;  et 
de  là  cette  maxime  universelle  des  Pères  ci  de  tous 
les  maîtres  de  la  vie  intérieure  et  dévole  ,   que  par 

(i)  Joan.  6. 

:»4. 


Syi   *'        SUR   LE   DÉSIR  ET   LE   DÉGOÛT 

rapport  à  ce  lieu  d'exil  où  nous  sommes  ,  et  pendant 
que  nous  y  sommes ,  le  plus  grand  mal  que  nou^ 
ayons  à  craindre  ,  est  d'être  séparés  du  corps  de 
notre  Dieu,  comme  notre  plus  grand  bien  est  de  le 
recevoir. 

Tout  cela  ,  mes  chers  auditeurs ,  est  évident  : 
mais  vous  me  demandez  si  ce  désir  de  la  communion 
peut  convenir  à  un  pécheur  dans  l'état  actuel  de  son 
péché  :  car,  dans  cet  état,  il  est  indigne  de  com- 
munier. 11  est  vrai ,  dit  saint  Chrysostôme ,  cette  indi- 
gnité peut  bien  être  une  raison  pour  ne  pas  appro- 
cher de  la  communion  ;  mais  elle  ne  peut ,  ni  ne  doit 
jamais  être  une  raison  pour  ne  pas  désirer  la  commu- 
nion. Autre  chose  est  de  communier  en  eflet ,  et 
autre  de  le  désirer  seulement  et  dans  la  manière  que 
nous  devons  l'entendre.  De  communier  en  effet ,  ce 
seroit  pour  un  pécheur  ,  tant  qu'il  est  encore  dans 
la  disgrâce  de  Dieu  et  dans  l'engagement  du  péché, 
un  sacrilège  et  une  profanation.  Par  conséquent  la 
table  du  Seigneur  lui  est  interdite  alors ,  et  il  doit 
s'en  exclure  lui-même.  Mais  tout  exclus  qu'il  est  de 
cette  sainte  table,  il  peut  désirer  d'y  être  appelé,  d'y 
être  rétabli ,  d'y  être  admis  tout  de  nouveau ,  non 
point  avec  son  péché ,  mais  après  s'être  lavé  et  pu- 
rifiéde  la  tache  de  son  péché.  Touché  de  son  malheur 
et  de  la  triste  disette  où  il  languit ,  il  peut  entrer  dans 
le  même  sentiment  que  l'enfant  prodigue  ,  et  se  dire 
à  lui-même:  Quanti  mercenarii in  domo patris  met 
ahmdant  panibus  ,  ego  autern  hîcfame pereo  (i)  / 
Combien  d'ames  sur  qui  Dieu  peut-être  n'a  jamais 

(i)  Luc.  i5. 


DE   LA   COMMUNION.  SyS 

répandu  ses  grâces  avec  autant  d'abondance  que  sur 
moi ,  parce  qu'elles  ont  été  fidèles  ei  qu'elles  ont 
profilé  du  peu   de    talens    qu'elles  avoient    reçus  , 
s'avancent,   s'entretiennent,  et ,  pour  ainsi  parler  , 
s'engraissent  dans  la  maison  du  Père  céleste ,  tandis 
que  je"  péris  de  faim  !  Il  peut ,  en  faisant  de  solides 
réflexions  sur  le  funeste  abandonnemenl  où  il  vit, 
et  regrettant  les  dommages  infinis  que  lui  cause  l'éloi- 
gnement  de  la  communion,  s'écrier  avec  les  paroles 
de  David  :  Quandà  veniam  et  appareho  ante  faciem 
Dei{})?  Seiai-je  donc  toujours  banni  de  la  présence 
de  mon  Dieu  et  de  son  sanctuaire  ?  Quand  viendra 
le  temps  où  je  pourrai  paroîlre  devant  lui  parmi  les 
conviés  ,  et  prendre  place  comme  eux  à  son  festin? 
A  quoi  tient-il ,  et  ne  ferai-je  point  pour  cela  quelque 
effort  ?  Voilà  ,  dis-je ,   comment  le  pécheur  peut 
souhaiter  la  communion  ,  et  comment  même  il  la 
doit  souhaiter.  Ainsi ,  soit  que  je  sois  positivement 
indigne  de  la  communion,  ou  que  je  ne  le  sois  pas, 
il  me  convient  toujours  de  la  désirer.  Si  je  n'en  suis 
pas  absolument  indigne,  ce  désir  contribuera  toujours 
de  plus  en  plus  à  m'en  rendre  digne.  Et  si  mon  indi- 
gnité est  expresse  et  absolue  par  le  péché  qui  me 
domine  et  qui  règne  en  moi,  ce  désir  au  moins  me 
préservera  d'un  endurcissement  total ,  et  sera  tou- 
jours une  ressource  pour  moi. 

Il  y  a  plus  encore  ,  et  fondé  sur  la  maxime  que 
je  viens  d'établir  ,  je  soutiens  même  que  plus  un 
homme  est  pécheur,  plus  il  doit  désirer  la  commu- 
nion ,  et  la  preuve  en  est  convaincante.  Parce  que 
(i)Ps.4.. 


374  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

pins  il  est  péclieur,  plus  il  est  malade  ,  pins  il  esl 
foible ,  plus  il  est  éloigné  de  Dieu  :  or  ,  plus  il  est 
nialade,  plus  il  doit  désirer  ce  qui  peut  le  remettre 
dans  une  santé  parfaite  ;  plus  il  est  foible  ,  plus  il 
doit  désirer  ce  qui  peut  réparer  ses  forces  perdues; 
plus  il  est  éloigné  de  Dieu  ,  plus  il  doit  soupirer 
après  Dieu  pour  le  retrouver  et  pour  se  rejoindre  à 
lui.  Dès-là  donc  que  la  communion  est  le  remède  le 
plus  efficace  dont  nous  puissions  user ,  dès  que  c  est 
contre  nos  foiblesses  le  secours  le  plus  puissant  que 
nous  puissions  employer,  dès  que  c'est  le  sceau  de 
notre  réunion  a^pc  Dieu ,  plus  nos  plaies  sont  pro- 
fondes et  nos  maladies  dangereuses  ,  plus  devons- 
nous  avoir  d'ardeur  pour  approcher  du  médecin  dont 
nous  attendons  notre  guérison;  et  plus  nous  nous 
trouvons  loin  de  Dieu  ,  plus  nous  devons  aspirer 
vers  l'autel  ,  où  il  veut  bien  encore  se  communi- 
quer à  nous  et  nous  réconcilier  pleinement  avec  lui. 
Il  faut  pour  cela  des  dispositions ,  je  Je  sais  :  mais 
voici  les  avantages  de  ce  désir  que  je  voudrois  allumer 
dans  vos  cœurs.  Car  pour  passer  maintenant  à  l'autre 
article  que  je  me  suis  proposé,  je  dis  deux  choses  , 
que  je  vous  prie  de  bien  comprendre.  Premièrement, 
que  le  désir  est  lui-même  la  première  disposition  que 
nous  devons  apporter  à  la  communion  ;  et  seconde- 
ment ,  que  ce  même  désir  est  encore  le  principe  et 
le  mobile  de  toutes  les  autres  dispositions  que  de- 
mande la  communion.  Expliquons-nous.  C'est  la 
première  disposition  :  je  ne  dis  pas  que  c'est  une 
disposition  suffisante  ;  mais  encore  une  fois  ,  que 
c'est  de  loules  ies  dispositions  la  plus  convenable  ei 


DE    LA    COMMUNION.  37  5 

la  première.  En  effet,  le  sacrement  que  nous  recevons 
dans  la  communion ,  en  quelle  qualité  et  pourquoi 
nous  est-il  donné  ?  comme  l'aliment  et  la  nourriture 
de  l'ame.  C'est  un  pain  :  Punis  quetn  ego  daho  (i); 
c'est  une  viande  :  Caro  mea  veTè  est  cibus  (:i)  ;  c'est 
un  breuvage  :  Sanguis  meus  verèest  potus  (3).  Voilà 
comment  Jésus-Christ  l'a  institué  ,  et  comment  il 
nous  l'a  fait  entendre  dans  les  termes  les  plus  formels. 
Or  ,  une  viande  ne  profite  jamais  mieux  ,  et  n'est 
même  communément  utile  et  saine  au  corps  ,  que 
lorsqu'on  la  prend  et  qu'on  la  mange  avec  appétit. 
Ainsi  en  est-il  'le  celte  viande  divine  qui  nous  est  dis- 
tribuée par  les  mains  des  prêtres.  Le  goût  qu'on  y 
trouve  ,  la  sainte  avidité  qui  nous  la  fait  rechercher 
ou  du  moins  désirer ,  est  un  signe  de  la  préparatioa 
du  cœur  à  en  tirer  le  fruit  qu'elle  peut  produire.  Et 
parce  que  ce  fruit  dépend  de  la  grâce  de  Dieu  , 
j'ajoute  que  c'est  encore  pour  Dieu  une  espèce  d'en- 
gagement à  nous  accorder  cette  grâce  et  à  la  verser 
sur  nous  dans  toute  son  abondance  :  pourquoi  ctla  ? 
parce  que  cette  faim ,  que  celle  soif  de  la  communion, 
si  j'ose  m'exprimer  de  la  sorte  ,  est  un  honneur  par- 
ticulier que  nous  rendons  au  sacrement  de  Jésus- 
Christ,  puisque  c'est  un  témoignage  de  l'tstimeque 
nous  en  faisons  ,  et  de  la  haute  idée  que  nons  en 
avons  conçue.  De  là  celle  invitation  du  Sauveur  du 
monde  que  je  puis  bien  appliquer  à  mon  sujet  :  Si 
(]uis  sitit  ,  çcniat  ad  me  (4)  ;  Celui  qui  se  sent 
pressé  de  la  soif,  qu'il  vienne  à  moi.  Plus  il  sera 
alléré,  plus  je  répandrai  sur  lui  ces  eaux  vivillantes 
(i)  Joan.  6.  —  (2)  Ihid —  (3)  IbUU  —  (4)  Jom.  7. 


376     SUR  LE  DÉSIR  ET  LE  DÉGOÛT 

dont  mon  sacrement  est  la  source  intarissable.  De  là 
celte  effusion  de  tous  les  dons  célestes  que  fait  ce 
même  Sauveur  sur  l'ame  affamée  ,  selon  le  mol  du 
Prophète  :  Animam  esurientem  saiiavit  honis  (1). 
Il  n'épargne  rien  pour  elle  ;  et  plus  il  voit  croître 
sa  faim ,  plus  il  prend  plaisir  à  la  rassasier.  De  là 
aussi  ce  redoublement ,  celle  vivacité  de  désir  ,  ce 
nouveau  feu  dont  une  ame  quelquefois  est  embrasée. 
Une  communion  ,  bien  loin  de  l'éteindre  ,  ne  sert 
qu'à  l'enflammer  davantage ,  et  c'est  en  celte  ame 
que  s'accomplit  toute  la  parole  du  Saint-Esprit  :  Qjii 
edunt  me,  adhuc  esurient  (2). 

Mais,  chrétiens,  je  vais  trop  loin  :  revenons.  Outre 
que  le  désir  est  lui-même  la  première  disposition 
pour  bien  communier,  c'est  encore  le  principe  et 
comme  le  mobile  de  toutes  les  autres  dispositions 
que  demande  la  communion.  Car,  quand  je  désire 
sincèrement  et  efficacement  une  fin,  dès-là  je  suis 
déterminé  à  tous  les  moyens  qui  sont  nécessaires 
pour  y  parvenir.  Si  donc  je  désire  de  bonne  foi  la 
communion  ,  ce  seul  désir  m'engage  à  ne  rien  né- 
gliger de  tout  ce  que  ma  religion  exige  de  moi  pour 
participer  dignement  au  divin  mystère. 

Je  sais  ,  par  exemple  ,  que  de  toutes  les  disposi- 
tions, laplus essentielle  est  lapureté  delà  conscience  , 
et  que  je  ne  puis  ,  avec  un  cœur  ou  corrompu  par 
l'intérêt ,  ou  enflé  par  l'orgueil ,  ou  amolli  par  la 
sensualité ,  ou  aigri  par  le  ressentiment  et  la  ven- 
geance ,  ou  flélri  de  quelque  autre  sorte  que  ce  soit, 
m'unir  à  Dieu  qui  est  la  sainteté  même  et  le  Saint 

(i)  Ps.  106.  —  (2)  Eccli.  24. 


DE   LA    COMMUNION.  877 

(les  saints  ;  que  sais- je  si  c'esl  un  vrai  désir  qui  me 
porte  à  la  communion?  Ne  voulant  pas  profaner  le 
sacrement ,  et  ne  voulant  pas  non  plus  l'abandonner , 
je  conclus  que  je  dois  rentrer  en  moi-même,  et  pu- 
rifier mon  ame  de  tout  ce  qui  pourroit  blesser  Tœil 
du  Seigneur  au  moment  qu'il  daignera  la  visiter  : 
c'est-à-dire ,  je  conclus  que  je  dois  me  dessaisir  de 
ce  bien  qui  ne  m'appartient  pas;  que  je  dois  réparer 
ce  dommage  dont  je  suis  l'auteur,  et  que  j'ai  injus- 
tement causé  ;  que  je  dois  rabattre  celte  hauteur 
d'esprit  qui  me  rend  en  mille  occasions  fier  et 
impérieux,  vain  et  méprisant,  colère,  violent,  em- 
porté ;  que  je  dois  réprimer  cette  ambition ,  qui  dans 
le  cours  de  ses  entreprises  me  fait  violer  tant  de 
devoirs  et  commettre  tant  d'injustices  ;  que  je  dois 
renoncer  à  cet  atlacliemenl ,  pardonner  cette  injure , 
me  réconcilier  avec  cet  ennemi ,  surtout  me  récon- 
cilier avec  Dieu ,  et  pour  cela  avoir  recours  au  tri- 
bunal de  la  pénitence,  par  une  confession  exacte  et 
accompagnée  de  tous  les  sentimens  et  de  foules  les 
résolutions  qui  en  font  le  mérite. 

Je  sais  que  pour  un  fréquent  usage  de  la  commn- 
râon  ,  ce  n'est  point  assez  d'une  vie  exempte  de  cer- 
tains vices  grossiers ,  et  du  reste  remplie  de  mille 
imperfections,  lâche,  tiède,  négligente;  mais  que 
celte  communion  fréquente  suppose  la  ferveur  de  la 
piété  5  la  fidélité  aux  moindres  devoirs ,  la  pratique 
des  vertus.  Si  donc  mon  désir  ,  sans  se  borner  à  quel- 
ques communions  éloignées  les  unes  des  autres  , 
m'inspire  de  les  réitérer  aussi  souvent  que  je  le 
pourrai  et  que  mon  état  le  permettra ,  quelles  sont 


3-]$  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

les  saintes  conséquences  que  je  lire?  voulant  com- 
munier souvent  et  voulant  communier  utilement,  je 
conclus  que  je  dois  sanctifier  ma  vie  et  la  conformer 
au  nombre  de  mes  communions  :  c'est-à-dire,  je 
conclus  que  je  dois  vivre  dans  la  retraite  et  la  sépa- 
ration du  monde,  parce  que  la  frévpente  commu- 
nion ne  peut  s'accorder  avec  une  vie  mondaine  et 
dissipée;  que  je  dois  renouveler  sans  cesse  l'ardeur 
de  ma  dévotion  et  m'adonner  sans  relâche  à  tous  les 
exercices  du  christianisme  ,  parce  que  la  fréquente 
communion  ne  peut  convenir  avec  une  vie  paresseuse 
et  inutile;  que  je  dois,  autant  qu'il  est  possible, 
veiller  à  la  garde  de  mon  cœur ,  en  régler  tous  les 
inouvemens  ,  en  modérer  toutes  les  passions,  en  dé- 
raciner les  plus  légères  habitudes,  en  bannir  tout  ce 
qui  n'est  pas 'selon  le  gré  de  Dieu  et  selon  la  per- 
fection de  sa  loi ,  ou  du  moins  le  vouloir  ainsi  et  y 
travailler ,  parce  que  la  fréquente  communion  ne 
peut  com.patir  avec  dos  imperfections  oii  l'on  sen- 
tretient  volontairement,  et  dont  l'on  ne  prend  ni 
l'on  ne  veut  prendre  nul  soin  de  se  défaire;  que  je 
dois  être  humble,  charitable ,  patient,  mortifié ,  assidu 
à  la  prière  et  à  toutes  les  œuvres  pieuses ,  ou  du  moins 
que  je  dois  m'appliquer  à  le  devenir  ,  parce  que  la 
fréquente  communion  est  le  prix  de  tout  cela  ,  de 
même  aussi  que  tout  cela  est  communément  le  fruit 
de  la  fréquente  communion.  Voilà  encore  une  fois 
ce  que  je  conclus,  et  à  quoi  le  désir  de  la  communion 
me  détermine. 

Or  par  là  ce  désir  n'esl-il  pas  pour  nous  comme 
un  principe  de  sanctification:  ettn  quelques  égnre- 


DE   LA   COMMUNION.  3/9 

mens  que  nous  soyons  tombés ,  tant  que  nous  con- 
serverons ce  de'sir ,  ne  sera-ce  pas  toujours  un  fonds 
d  espérance  pour  notre  retour  à  Dieu  et  pour  notre 
conversion?  D'où  vous  jug'z?  mes  chers  auditeurs, 
ou  vous  devez  juger  avec  moi  de  quelle  conséquence 
il  est  de  ne  laisser  pas  éteindre  ce  désir  dans  le  chris- 
tianisme, mais  de  le  réveiller  incessamment  dans  les 
cœurs  et  de  ly  faire  croître.  Voici  néanmoins  l'abus 
de  notre  siècle,  qu  il  me  soit  permis  de  m'en  expli- 
quer aujourd'hui,  et  de  le  déplorer  en  votre  présence* 
Au  lieu  de  nourrir  dans  les  âmes  ce  désir  de  la  com- 
munion; au  lieu  de  le  rallumer  continuellement  parmi 
les  fidèles  et  de  le  redoubler ,  on  le  ralentit ,  on  le 
refroidit,  et  l'on  vient  peu  à  peu  à  l'amortir  tout  à 
fait  et  à  l'anéantir  :  comment  ?  en  ne  représentant 
jamais  la  communion  au  peuple  chrétien  que  sous 
des  idées  et  des  images  etiiayantes;  en  ne  lui  retra- 
çant dans  l'esprit  et  ne  lui  mettant  devant  les  yeux 
que  l'excellence  du  sacrement,  que  l'indignité  de 
l'homme,  que  le  danger  d'une  mauvaise  communion 
et  les  suites  malheureuses  qu'elle  traîne  après  soi;  en 
exagérant  les  dispositions  requises  pour  communier 
dignement,  ei  les  proposant  dans  un  degré  de  per- 
fection où  il  est  d'une  extrême  difficulté  et  presque 
impossible  d'atteindre.  Car  n'est-ce  pas  là  que  tendent 
ces  maximes  outrées  d  une  morale  prétendue  sévère? 
Maximes  que  l'on  débile  dans  les  entretiens  parti- 
culiers, que  l'on  fait  entrer  dans  les  discours  publics, 
dont  on  compose  d'amples  volumes,  et  que  1  on  ap- 
puie de  citations  sans  nombre  et  souvent  sans  fidé- 
lité ;  mais  surloul ,  maximes  doiU  se  laissent  préuc- 


38o     SUR  LE  DÉSIR  ET  LE  DÉGOÛT 

cuper  ,  ou  pour  mieux  dire ,  infatuer  des  âmes  foibles, 
d'autant  plus  aisées  à  séduire  ,  qu'elles  sont  moins 
instruites  du  fond  des  choses  et  moins  capables  de 
s'en  instruire  par  elles-mêmes  ;  donnant  en  aveugles 
à  tout  ce  qui  porte  un  caractère  de  rigueur  ;  suivant 
sans  réflexion  et  sans  modération  les  premiers  sen- 
timens  d'une  timidité  naturelle  et  mal  réglée  ;  ne 
distinguant  ni  l'illusion  ,  ni  la  vérité  ;  nécoutant  rien 
là-dessus ,  et  ne  pouvant  presque  revenir  de  leurs 
préjugés  contre  la  communion. 

Cependant,  qu'arrive- 1- il  de  là?  c'est  que  la 
plupart,  si  je  puis  rapporter  ici  cet  exemple,  rai- 
sonnent à  l'égard  de  la  communion  ,  comme  les 
disciples  de  Jésus-Christ  raisonnèrent  à  l'égard  de 
l'état  du  mariage ,  lorsque  ce  divin  Maître  leur  en 
marqua  les  engagemens  :  S'il  en  est  de  la  sorte ,  lui 
dirent-ils ,  il  vaut  donc  mieux  demeurer  libre  et  ne 
se  point  lier  à  de  telles  conditions  :  Si  ita  est  ^  non 
expcdit  nuhere  (i).  Voilà  justement  ce  qu'on  dit  : 
Puisqu'il  y  a  tant  à  craindre  en  communiant ,  il  est 
donc  plus  à  propos  de  s  abstenir  de  la  communion  , 
et  de  n'en  pas  avoir  un  usage  si  fréquent.  Puisque  la 
communion  demande  des  dispositions  si  relevées  et 
si  parfaites,  quand  serai-je  parvenu  là?  et  le  plus 
sûr  pour  moi  n'est-ce  pas  de  rendre  mes  communions 
plus  rares ,  et  d'attendre  le  temps  que  je  m'y  croirai 
assez  préparé?  On  le  dit ,  et  on  le  fait.  Cette  crainte 
de  la  communion  en  détruit  le  désir  :  on  le  perd 
enfin,  et  n'ayant  plus  ce  désir ,  on  n'a  plus  l'aiguillon 
le  plus  piquant  pour  nous  exciter  à  la  pénitence  et 

(i)  Matth.  19. 


DE    LA   COMMUNION.  38£ 

à  la  réformation  de  nos  mœurs  ;  pour  nous  tenir 
dans  une  vigilance  perpétuelle  sur  nous-mêmes ,  pour 
nous  tirer  de  nos  lâchetés  et  de  nos  tiédeurs. 

Vous  me  direz  que  ce  n'est  pas  là  l'iniention  de 
ceux  qui  s'énoncent  en  des  termes  si  forts  sur  la 
communion  ;  qu'ils  n'en  combattent  pas  le  désir  ,  et 
qu'au  contraire  ils  l'approuvent  et  le  louent  :  mais 
que  pour  l'honneur  de  Jésus-Christ  et  l'avancement 
des  âmes,  ils  ne  se  proposent  autre  chose  que  d'ar- 
rêter et  de  prévenir  les  excès  où  ce  désir  mal  conçu 
pourroil  nous  mener.  Ah  !   mes  chers  auditeurs , 
n'examinons  point  ici  les  intentions  :  c'est  à  Dieu  à 
en  juger  ;  mais  peut-être  si  nous  voulions  là-dessus 
entrer  dans   une  sérieuse  discussion  ,  trouverions- 
nous  que  ces  intentions  si  pures  en  apparence  et  si 
saintes  ne  sont  rien  moins  que  ce  qu'elles  paroissent. 
On  a  certains   principes  touchant  la  fréquentation 
du  sacrement  de  nos  autels.  On  voudroit ,  contre  les 
vues  de  Jésus-Christ ,   contre  la  pratique  des  pre- 
miers fidèles ,  contre  la  conduite  des  plus  habiles 
maîtres  dans  les  voies  de  Dieu  ,  retrancher  le  pain 
anx  enfans ,  selon  l'expression  de  l'Ecriture  :  c'est- 
à-dire  ,  qu'on  voudroit  abolir  dans  l'Eglise  les  fré- 
quentes communions  :  et  pour  y  réussir,  il  n'y  a  point 
de  plus  sûr  moyen  que  d'inspirer  aux  âmes  l'éloi- 
gnement  de  la  communion  :  par  oii?  par  ces  menaces 
qu'on  leur  fait  entendre  ,  par  ces  peintures  qu'on 
leur  trace ,   par   ces  frayeurs   dont  on  les  remplit. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  sans  pénétrer  davantage  dans 
les  desseins  qu'on  peut  avoir,  je  m'en  liens  à  l'effet, 
et    je  n'en  puis  assez   gémir.  Car  ce  qui  s'ensuit 


382  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

immanquablement  delà,  c'est  ce  rpie  rions  voyons  : 
je  veux  dire  qii  on  vil  dans  une  inditi'éience  morlf  Ile 
à  l'égard  de  la  communion,  et  qu'on  va  jusqu'à  se 
faire  devant  Dieu  un  prétendu  mérite  de  cette  indif- 
férence et  une  venu. 

Ce  n'est  pas  que  j'approuve  tout  désir  de  la  com- 
munion; et  comme  il  n'y  a  rien  de  si  saint  en  soi 
qui  ne  puisse  être  sujet  à  l'illusion,  dès  que  nous  ne 
le  prenons  pas  dans  les  vues  ni  selon  l'esprit  du 
christianisme  ,  je  n'ai  point  de  peine  à  convenir  que 
dans  le  désir  dont  je  relève  ici  les  avantages  ,  il  y 
a  des  égaremens  à  craindre  et  des  écueils  à  éviter. 
C'est  un  désir  réglé  que  je  demande.  Or  ,  un  désir 
réglé  n'est  point  un  désir  présomptueux  qui  nous  ôte 
le  sentiment  de  notre  bassesse  et  qui  nous  fasse  aller 
à  l'autel  du  Seigneur  avec  un  orgueil  de  pharisien. 
Ce  n'est  point  un  désir  aveugle ,  qui  n'examine  rien , 
et  qui  ne  soit  accompagné  de  nulle  réflexion  sur  nous- 
mêmes  et  de  nulle  connoissance  de  nous-mêmes;  ce 
n'est  point  un  désir  précipité  ,  dont  le  premier  mou- 
vement nous  emporte ,  sans  accorder  à  une  juste  et 
solide  épreuve  de  soi-même  le  temps  nécessaire  ;  ce 
n'est  point  un  désir  volage  et  capricieux  que  l'hu- 
meur gouverne,  et  qui  soit  sujet  à  de  bizarres  et  per- 
pétuelles vicissitudes  ;  ce  n'est  point  un  désir  frivole 
et  visionnaire ,  qui  par  la  plus  chimérique  alliance 
prétende  concilier  ensemble  la  communion ,  et  une 
vie  lâche  ,  uue  vie  molle  ,  une  vie  toute  naturelle; 
ce  n'est  point  un  désir  opiniâtre  et  entêté  ,  qui  ne 
se  conduise  que  par  ses  idées- et  qui  les  suive  avec 
obstination ,  ne  prenant  conseil  de  personne  et  ne 


DE   LA   COMMUNION.  383 

voulant  dépendre  de  personne.  Car  voilà  les  désor- 
dres qu'il  y  auroit  à  condamner  dans  le  désir  de  la 
communion  ,  et  que  je  condamne  en  effet  moi-même. 
Mais  un  désir  humble  ,  mais  un  dé-ir  éclairé  ou  de- 
mandant à  l'êire,  mais  un  déi^lr  piudenl  et  sage, 
mais  un  désir  docile  et  soumis,  en  un  mot,  un  désir 
chrétien,  ah  !  mes  frères  (  je  poile  à  vous,  ministres 
de  Jésus-Christ),  cesl  ce  que  nous  ne  pouvons  en- 
tretenir avec  trop  de  soiu  parmi  le  peuple  de  Dieu  et 
dans  son  Eglise.  Or  ,  vous  savez  si  c'est  là  toujours 
le  soin  qui  vous  occupe  ,  et  si  par  une  pratique  toute 
contraire  ,  on  ne  tourne  pas  aujourd'hui  ses  soins  à 
ralentir  toute  1  ardeur  que  le  premier  esprit  de  l'évan- 
gile avoit  là-dessus  excitée  dans  les  âmes. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  mes  chers  auditeurs  ,  c'est 
ici  que  vous  pouvez  vous  appliquer  l'avis  de  saint 
Bernard.  Si  le  guide  que  vous  avez  choisi  ,  dit  ce 
Père  ,  pour  vous  diriger  dans  les  sentiers  de  la  jus- 
lice  et  dans  le  chemin  de  la  perfection  évangélique , 
vient  à  se  relâcher  envers  vous  et  à  vous  mener  par 
une  voie  trop  douce  ,  ne  perdez  rien  des  sentimens 
de  votre  pénitence  ,  et  par  des  exercices  volontaires 
et  libres  ,  suppléez  à  ceux  qui  ne  vous  sont  pas 
ordonnés.  C'éloit  la  maxime  de  ce  saint  docteur  ;  et, 
suivant  cette  maxime  ,  je  vous  dis  ,  moi  :  quelque 
spécieuse  que  puisse  être  la  direction  que  vous  re- 
cevez ,  du  moment  qu'elle  va  à  refroidir  votre  zèle 
pour  la  communion,  tenez -la  dès- lors  pour  susr 
pecle  ;  et  si  vous  ne  voulez  pas  encore  l'abandonner , 
du  moins  vous-mêmes,  avec  le  secours  de  la  grâce 
et  par  toutes  les  considérations  que  la  religion  vous 


384  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

fournit  ,  travaillez  chaque  jour  à  renouveler  dans 
votre  cœur  ce  que  peut-être  on  cherche  secrètement 
à  y  détruire.  Quelque  leçon  qu'on  puisse  vous  faire  , 
et  en  quelques  termes  qu  on  puisse  s  exprimer  pour 
vous  peindre  à  vous-mêmes  comme  pécheurs, 
comme  indignes  de  la  table  d'un  Dieu  si  saint ,  dites 
toujours  avec  le  Prophète  royal  :  Quemaclmodum 
desiderat  cervus  ad  fontes  aquarum  ,  ita  desiderat 
anima  mea  ad  te  ,  Deus  (i)  ;  Il  est  vrai ,  Seigneur  , 
et  je  le  reconnois  devant  vous  ;  je  ne  suis  que  foi- 
blesse  et  que  misère.  Mais ,  dans  la  connoissance  de 
mes  foiblesses  et  de  mes  misères  ,  que  dois  -  je 
souhaiter  plus  ardemment  que  de  trouver  en  vous 
mon  soutien  et  le  remède  à  mes  maux  ?  Plus  donc 
je  sentirai  mes  besoins  ,  plus  j'aspirerai  vers  celui 
qui  y  peut  subvenir  ;  et  le  cerf  pressé  de  la  soif  ne 
court  pas  aux  fontaines  d'eau  vive  avec  plus  d'ardeur 
que  je  soupirerai  sans  cesse  après  l'heureux  moment 
où  je  pourrai  recevoir  mon  Dieu  et  le  placer  dans 
mon  sein  :  Sitivit  anima  mea  ad  Deum  fortem  , 
çivum  (2).  C'est  le  Dieu  fort ,  et  sans  lui  mon  ame 
languit  dans  une  triste  défaillance  dont  il  n'y  a  que 
lui  qui  la  puisse  relever  ;  c'est  le  Dieu  vivant  et  le 
principe  de  la  vie  ,  et  sans  lui  mon  ame  demeure 
dans  un  état  de  mort  d'où  il  n'y  a  que  lui  qui  la 
puisse  retirer.  Fuerunt  mihi  lacrymœ  meœ  panes 
die  ac  nocte  ,  diim  dicitur  mihi  :  IJbï  est  Deus 
iuus  (3)  ?  Dès  que  je  me  vois  éloigné  de  ce  Dieu 
d'amour  ,  il  me  semble  que  mon  cœur  s'élève  contre 
moi ,  et  qu  il  me  demande  :  Où  est  ton  Dieu  ?  où 

(i)  Ps.  41.  —  (a)  Ih'ul.  —  (3)  Ihid. 

sont 


DE   LA   COMMUNION.  385 

sont  ces  heureux  momens  où  tu  goûtois  à  sa  table 
les  douceurs  de  celte  viande  divine  qu'il  le  présen- 
îoit?  et  dès  que  je  crois  pouvoir  encore  être  admis 
à  cette  table  sacre'e  ,  et  qu'on  m'annonce  que  j'y 
puis  aller  toui  de  nouveau ,  c'est  pour  moi  la  plus 
agréable  parole ,  et  je  la  reçois  comme  un  homme 
affamé  qu'on  appelle  à  un  repas  délicieux  :  In  voce 
exultadonis  et  confessionis  :  sonus  epulantis  (  i  ). 
Puissiez-vous  ,  chrétiens ,  vous  maintenir  toujours 
dans  ces  sentimens ,  et  vous  préserver  ainsi  de  ce 
dégoût  de  la  communion  dont  j'ai  à  vous  parler 
dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Le  croiroit  -  on  qu'une  ame  pût  se  dégoûter  de 
cette  nourriture  céleste  ,  qui  n'est  autre  que  Dieu 
même  ,  et  pourroit  -  on  jamais  se  persuader  qu'un 
pain  capable  de  faire  les  d^'lices  des  anges ,  devînt 
insipide  aux  hommes  et  qu'ils  eussent  de.  la  peine  à 
en  user  ?  C'est  néanmoins  ce  que  nous  ne  voyons 
que  trop  dans  le  christianisme  ,  et  c'est  peut-être  le 
déplorable  état  de  bien  des  personnes  qui  ra'écoutent  : 
ëtat  qui  leur  doit  causer  une  affliction  mortelle  ,  et 
dont  je  voudrois  aujourd  hui  leur  représenter  assez 
Tivement  le  malheur  ,  pour  les  engager  à  en  sortir 
et  à  ne  rien  négliger  sur  cela  de  tous  les  moyens  que 
la  sagesse  évangt'lique  peut  leur  fournir.  La  plus 
dangereuse  marque  d'une  santé  ,  ou  déjà  altérée  , 
ou  qui  commence  à  s'altérer  ,  c'est  le  dégoût  des 
"viandes  les  plus  saines  et  les  plus  propres  à  exciter 

(i)  Pd.  4t- 

yOME  YII*  3  5 


386  SUR    LE   DÉSIR    ET    LE    DÉGOÛT 

l'appétit  ;  on  se  croit  dès  -  lors  alti'lnl  de  quelque 
maladie  secrète  ;  on  juge  qu'il  y  a  dans  le  corps 
quelque  mauvais  levain  ,  el  l'on  emploie  tous  les 
secours  de  l'art  pour  ne  le  laisser  pas  iiivétérer  ,  et 
pour  en  prévenir  les  efFels.  Or  ,  voilà  comment 
nous  devons  raisonner  et  comment  nous  devons 
agir  avec  plus  de  sujet  au  regard  de  l'aliment  de 
nos  âmes.  Perdre  le  goût  de  la  communion  ,  c'est 
un  des  signes  les  plus  à  craindre  pour  nous  ;  et 
n'être  point  touché  de  se  voir  dans  ce  dégoût  ,  y 
vivre  avec  inditiérence  el  sans  inquiétude  ,  c'est  le 
comble  de  l'endurcissement  et  le  témoignage  cerlnin 
d'une  conscience  ou  absolument  déréglée  ,  ou  sur 
le  point  de  tomber  dans  un  dérèglement  entier  et  de 
se  perdre. 

fjxpliqnons-nous  toutefois,  chrétiens,  et  com- 
prenez d'abord  de  quelle  sorte  de  dégoût  je  prétends 
parler.  Il  y  a  un  dégoût  de  la  communion  qui  vient 
de  Dieu  ,  et  il  y  en  a  un  qui  vient  de  nous-mêmes 
el  de  notre  fond  ;  1  un  ,  qui  n'est  qu'une  épreuve 
de  Dieu  ,  ou  qu'un  châtiment  passager  de  Dieu  ;  et 
l'autre,  qui  procède  d'une  mauvaise  disposition  de 
notre  cœur ,  el  d'une  indifférence  habituelle  et  vo- 
lontaire pour  les  choses  de  Dieu.  Epreuve  de  Dieu  : 
car  c'est  ainsi  que  Dieu ,  de  temps  en  temps  ,  traite 
même  les  âmes  fidèles.  AQn  de  leur  donner  lieu  de 
se  faire  mieux  connoîlre  à  lui  ,  el  de  lui  prouver 
leur  fidélité  ,  il  leur  oie  certains  senlimens  d'une 
dévotion  tendre  ,  el  certains  goûts  qu'elles  trou- 
voienl  à  la  communion  ;  il  veut  qu'elles  ne  viennent 
à  lui  que  pour  lui  j  et  parce  qu'il  seroil  à  craindre 


ÎÎE    LA    COMMUNION.  3^7 

que  Tabondance  des  consolations  divines  ne  les  ac- 
coutumai à  se  chercher  elles  -  mêmes  dans  la  fré- 
quentation des  saints  mystères  ,  autant  que  Dieu  ,  il 
les  laisse  dans  un  état  d'aridité  et  de  sécheresse  oii 
il  semble  que  tout  le  feu  de  son  amour  soit  amorti , 
et  où  elles  ont  besoin  de  to«te  la  force  chrétienne 
pour  ne  se  pas  troubler  et  ne  pas  succomber  :  or  , 
dans  celle  disposition  ,  une  ame  doit  en  effet  se 
tenir  aussi  tranquille  qu'elle  le  peut  être  ;  contente 
de  tout  ce  qui  plaît  à  Dieu  ,  toujours  également  as- 
sidue et  constante  à  s'approcher  de  Dieu  ,  toujours 
attentive  sur  elle  -  même  et  dans  une  continuelle 
vigilance,  pour  ne  manquer  à  rien  de  ses  devoirs  et 
de  toutes  ses  pratiques  envers  Dieu  ;  du  reste ,  se 
confiant  en  Dieu  ,  et  se  persuadant  bien  que  si  Dieu 
l'épure  de  la  sorie  ,  ce  n'est  que  pour  la  rendre  pins 
digne  de  ses  faveurs  et  pour  la  mieux  disposer  à 
recevoir  ses  plus  intimes  communications. 

Châiiment  de  Dieu  ,  mais  châtiment  passager  :  je 
dis  châtiment,  et  c'est  une  conduite  assez  ordinaire 
de  Dieu.  Il  punit  les  infidélités  d'une  ame  et  ses 
fragilités  ,  par  la  soustraction  de  ces  grâces  parti- 
culières et  de  ces  attraits  dont  elle  étoit  vivement 
touchée  ;  mais  j'ajoute  :  châtiment  passager  ;  car  ce 
n'esl  pas  pour  abandonner  cette  ame  que  Dieu  la 
châtie  ,  mais  pour  la  corriger  ,  mais  pour  l'engager 
à  se  reconnoître  ,  mais  pour  lui  faire  prendre  ,  en 
l'aidant  à  se  relever  ,  une  ferveur  toute  nouvelle. 
Du  moment  qu'elle  a  satisfait  ,  qu'elle  a  rempli  la 
mesure  de  sa  pénitence  ,  qu'elle  s'est  retournée  vers 
Dieu  ,  qu'elle  le  réclame  et  qu'elle  le  rappelle  ,  il 

25. 


38S  SUR   LE    DÉSIR    ET    LE   DÉGOÛT 

ne  tarde  pas  à  revenir  ,  ou  ,  s'il  se  fait  encore  at- 
tendre ,  il  revient  enfin  pour  répandre  ses  dons  sur 
plie  avec  plus  d'eftusion  que  jamais  ,  et  pour  lui 
rendre  tout  ce  qu'il  lui  avoii  enlevé.  Celle  épreuve, 
chrétiens  ,  et  ce  châtiment  ont  leurs  peines,  ils  ont 
leurs  dangers,  et  nous  devons  même  communément 
demander  à  Dieu,  que  s'il  a  ,  ou  à  nous  éprouver, 
ou  à  nous  punir ,  ce  ne  soit  point  par  le  dégoût  de 
la  communion.  Mais  outre  ce  dégoût ,  que  nous 
pouvons  plus  attribuer  à  Dieu  qu'à  nous-mêmes,  il 
y  en  a  un  autre  mille  fois  plus  pernicieux  et  dont  la 
source  est  dans  nous  ;  dégoût  si  commun  dans  le 
monde  ,  et  dans  le  monde  chrétien  !  Voilà  celui 
dont  je  veux  vous  entretenir  :  tâchons  à  en  décou- 
vrir le  principe  ,  voyons-en  les  suites  funestes  ,  et 
apprenez  enfin  quels  en  sont  les  remèdes  :  tout  ceci 
mérite  vo?re  attention. 

Dans  les  maladies  de  lame  comme  dans  celles  du 
corps  ,  il  est  d'une  extrême  importance  de  connoître 
d'abord  le  principe  qui  les  a  formées.  Or ,  il  ne  faut 
point  chercher  d'autre  principe  de  ce  dégoût  dont 
il  est  maintenant  question ,  que  le  relâchement  de 
la  vie.  Je  sais  qu'on  l'impute  à  des  causes  moins 
prochaines  et  plus  apparentes  :  aux  soins  du  monde, 
aux  inquiétudes  du  monde  ,  aux  distractions  du 
monde.  Je  sais  qu'à  l'exemple  des  conviés  de  l'évan- 
gile ,  on  dit  :  Villam  emi  (i)  :  J'ai  un  bien  à  cul- 
tiver et  à  faire  valoir  :  Uxorem  duxi  (2)  ;  J'ai  un 
ménage  à  conduire  et  une  maison  à  régler  :  Ju^a 
houm  emi  (juimjue  (3)  ;  Je  suis  dans  un  trafic  ,  dans 

(1)  Luc.  j4.  —  (23  Ihid.  —  {Zyibid. 


DE    LA    COMMUNION.  389 

un  cours  d'affaires  qui  m'occupe  tout  entier  ;  et  le 
moyeu  avec  cela  de    fréquenter   le  sacrement  de 
Jésus-Christ ,  et  d'y  apporter  la  préparaiion  conve- 
nable ?  Dès  que  j'y  veuK  penser  ,  l'ennui  me  saisit, 
et  mon  esprit  malgré  moi  me  porte  ailleurs.  J'en 
conviens ,   mon  cher  auditeur  ;  mais  comment  ces 
soins    temporels  ,    comment  ces  embarras  et  ces 
mouvemens  du  monde  vous  inspirent-ils  le  dégoût 
de  la  communion  ,  si  ce  n'est  par  le  relâchement  de 
vie  où  ils  vous  font  tomber  ?  Dans  cette  dissipation 
perpétuelle  oh  l'on  vit ,  on  oublie  aisément  Dieu  et 
tout  ce  qui  a  rapport  au  culte  de  Dieu.   On  n'est 
attentif  qu'aux  choses  du  monde  ,  qu'aux  vanités  du 
monde  ,  qu'aux  divertissemens  du  monde  ,   qu'aux 
intérêts  du  monde  ,  qu'à  tontes  les  scènes  différentes 
qui  se  passent  dans  le  monde  et  à  la  part  qu'on  y 
peut  avoir  ;   on  n'est  touché  que  de  cela  ,  on  en  est 
rempli  et  possédé  :  or  ,  comme  le  cœur  livré  à  un 
objet  devient  indifférent  pour  tous  les  autres  ,  on 
perd  peu  à  peu  toutes  les  bonnes  dispositions  où 
l'on  étoit  à  1  égard  de  la  piété  ;  on  ne  s'aQectionne 
plus  aux  exercices  du  christianisme  ;   on  n'a  plus 
qu'une  foi  languissante  ,    qu'une  espérance  incer- 
taine ,   qu'une  charité  lâche  et  tiède  ,  et  c'est  alors 
que  l'on  conçoit  de  l'éloignement  pour  la  commu- 
nion et  qu'on  s'en  fait  une  peine. 

Car  voici  ce  qui  arrive.  On  conserve  encore  assez 
de  religion  pour  ne  vouloir  pas  communier  indigne- 
ment ,  et  l'on  est  toujours  assez  éclairé  pour  voir 
que  la  communion  ne  peut  s'accorder  avec  la  vie 
reluchée  que  l'i^n  mène  j   cependant  on  aim€  celta 


ogo  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

\'ie  aisée  et  commode  ,  celte  vie  sensuelle  et  déli- 
cate, celle  vie  dissipée  et  mondaine  ;  et  tout  ce  qui 
t'Sl  capable  de  la  troubler  ,  parolt  insupportable. 
Ainsi ,  la  communion  n'est  plus  qu'une  gène  ,  et  ne 
présente  plus  à  l'esprit  qu'une  idée  fâcheuse  et  rebu- 
tante :  on  dit  ce  que  les  Juifs  disoient  de  la  manne  : 
Anima  nostra  nauseat  super  cibo  isto  (i).  Pourquoi 
tant  de  communions?  cela  est  bon  pour  les  personnes 
retirées  et  dévoles  par  profession;  mais  je  n'en  suis 
pas  encore  là  ,  et  je  ne  me  sens  point  du  tout  appelé 
à  une  si  grande  retraite  ,  ni  à  une  régularité  si  scru- 
puleuse ;  on  prête  volontiers  l'oreille  à  ces  discours 
si  ordinaires  et  si  spécieux  sur  l'extrême  facilité 
avec  laquelle  des  directeurs  trop  indulgens  ou  pré- 
tendus tels  ,  perme lient  l'usage  de  la  sainte  table  ; 
on  approuve  ces  maximes  étroites  et  rigoureuses  , 
qui  vont  à  exclure  presque  tous  les  fidèles  de  la  com- 
munion fréquente  ;  et ,  afm  de  pouvoir  vivre  du 
reste  avec  plus  de  liberté  ,  on  se  déclare  sur  ce  point 
pour  le  parti  de  la  morale  sévère  :  car ,  à  l'ombre 
de  cette  morale  sévère  ,  on  est  en  repos  ;  on  n'a  plus 
tant  à  veiller  sur  soi  -  même  ,  plus  tant  à  s'étudier 
soi-même  ;  on  n'a  plus  tant  de  reproches  à  soutenir 
au  fond  du  cœur ,  sur  l'incompatibilité  de  la  con- 
duite qu  on  tient  et  des  communions  qu'on  fait  ;  on 
a  pris  le  plus  court  ,  qui  étoit  de  se  retrancher  la 
communion  ,  et  de  s'affranchir  par  là  du  joug  d'une 
pratique  si  incommode  et  si  embarrassante. 

Ah  !   mon  cher  auditeur  ,   est-ce  ainsi  que  vous 
raisonniez  et  que  vous  agissiez  à  ces  temps  d'une 

-  (i)]S"um.  2  1. 


DE    LA    COMMUNION.  891 

ferveur  chrétienne  où  vous  étiez  animé  de  l'esprit 
de  Dieu  ?  parce  que  vous  aviez  alors  du  zèle  pour 
la  perfection  de  votre  ame  et  pour  votre  avancement 
dans  la  voie  du  salut  ;  parce  que  vous  étiez  appliqué 
aux  devoirs  de  la  religion  ,  et  que  vous  vous  faisiez 
un  point  capital  de  les  accomplir  tous  et  de  n'en 
négliger  aucun  ,  la  communion  vous  consoloit ,  vous 
atiiroit ,  vous  forlifioit  ;  c  étoit  un  entretien  pour 
TOUS  ,  et  le  plus  doux  entretien  ;  vous  y  trouviez 
Dieu  et  vous  l'y  goûtiez  ;  mais  depuis  que  ce  pre- 
mier feu  qui  vous  brûloil  ,  n'a  plus  eu  la  même 
ardeur  ,  et  que  votre  charité  s'est  ralentie  comme 
celle  de  cet  évêque  de  l'Apocalypse  :  Cliaritatem 
primam  reliquisti  (i)  ;  depuis  que  vous  vous  êtes 
émancipé  de  ces  règles  de  conduite  ,  qui  vous  atta- 
choient  à  certains  exercices  et  qui  vous  retenoient 
ainsi  dans  l'ordre  ,  c'est  là  que  vous  avez  pris  d'autres 
sentimens  à  1  égard  de  la  communion.  Jusque-là 
vous  en  approchiez  ,  non  -  seulement  sans  peine  , 
mais  avec  dévotion  ,  mais  avec  onction;  jusque-là 
vous  étiez  persuadé  qu'il  ne  falloit  pas  se  tenir  long- 
temps éloigné  de  l'autel  du  Seigneur  et  de  son  divin 
sacrement  ;  mais  ,  avouez-le  de  bonne  foi ,  vous  avez 
commencé  à  vous  en  dégoûter  quand  vous  avez 
commencé  à  vous  relâcher  dans  la  prière  ,  quand  vous 
avez  commencé  à  quitter  la  lecture  des  bons  livres, 
à  n'entendre  plus  si  assidûment  la  parole  de  Dieu  , 
à  n'assister  plus  si  régulièrement  à  l'ollice  divin  ni 
aux  cérémonies  de  l'Eglise  ;  quand  voi-s  avez  com- 
mencé à  vous  lasser  des   suintes  pratiques   et  des 

(1)  Apoc.  ?.. 


392  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

œuvres  de  charité  qui  vous  occupoient  ,  et  qu'art 
conlraire  vous  avez  pris  goût  aux  bagatelles  et  aux 
amuseraens  du  siècle ,  à  ses  assemblées ,  à  ses  con- 
versations ,  à  ses  jeux  ,  à  ses  spectacles. 

Et  cela  est  vrai  par  proportion  dans  tous  les  états; 
car  ,  si  je  pouvois  étendre  ce  détail  jusqu'à  létal 
ecclésiastique  ,  jusqu'à  l'état  religieux  ,  vous  verriez 
que  s'il  y  a  dans  l'Eglise  des  prêtres,  ou  qui  se  dis- 
pensent volontiers  d'offrir  le  sacrifice  du  corps  et 
du  sang  de  Jésus-Christ,  ou  qui  ne  s'acquittent  de 
cette  importante  fonction  qu'avec  une  indévotion  et 
ime  précipitation  scandaleuse  ,  très- disposés  à  s'en 
exempter  ,  s'ils  n'y  étoient  engagés  par  un  intérêt 
tout  humain  ,  c'est  qu'il  n'y  a  que  trop  de  ces  mi- 
nistres qui  n'ont  de  leur  profession  que  le  caractère 
et  l'habit ,  sans  en  avoir  la  sainteté  et  le  zèle  ;  que 
s'il  y  a  dans  les  communautés  et  les  monastères  des 
personnes  religieuses  qui  ne  communient  pas  aussi 
souvent  que  la  règle  le  leur  prescrit  et  qu'il  convient 
à  des  âmes  séparées  du  monde  et  dévouées  au  ser- 
vice de  Dieu  ,  ou  qui  ne  communient  qu'avec  répu- 
gnance et  par  une  espèce  de  contrainte  ,  ce  sont 
communément  ceux  ou  celles  en  qui  l'esprit  de  reli- 
gion s'est  plus  altéré  ,  en  qui  l'on  voit  moins  de 
fidélité  à  leurs  observances  ,  de  qui  l'on  est  moms 
édifié  dans  une  maison  ,  et  qui  se  montrent  moins 
exacts  à  remplir  leurs  obligations.  Il  est  donc  certain 
que  le  principe  le  plus  universel  du  dégoût  de  la 
communion  ,  c  est  la  tiédeur  et  le  relâchement  de  la 
vie.  Or  ,  dès  que  ce  dégoût  vient  d'une  telle  source, 
en  faut -il  davantage  pour  nous  le  faire  considérer 


DE   LA  COMMUNION.  SgS 

comme  un  mal  et  un  très-grand  mal  ?  et  quand  le 
principe  est  si  corrompu,  que  devons-nous  juger  de 
l'effet  ? 

Aussi  quelles  en  sont  les  suites?  PlAt  au  ciel ,  mes 
ehers  auditeurs ,  que  nous  n'en  eussions  pas  tant  d'ex-* 
périences ,  ou  plût  au  ciel  que  tant  d'expe'riences  que 
nous  en  avons,  servissent  à  vous  instruire,  et  vous 
fissent  sortir  du  danger   le  plus  évident  et  le  plus 
prochain  oi!i  vous  puissiez  être  d'une  ruine  entière» 
Comprenez  ma  pensée ,  et   suivez-moi.   Car  il  y  a 
entre  les  maux  de  i'ame  ,  comme  entre  les  autres  , 
une  malheureuse  connexion ,  qui  fait  que  le  ma! 
produit  par  un  principe  ,  rend  encore  son  principe 
plus  mauvais  ,  et  contribue  de  sa  part  à  l'augmenter. 
Ainsi  le  relâchement  de  la  vie  mène  au  dégoût  de  la 
communion ,  et  le  dégoût  de  la  communion ,  par  lé 
retour  le  plus  naturel ,  mais  en  même  temps  le  plus 
funeste,  porte  à  un  nouveau  relâchement  de  vie:  com- 
ment cela  ?  il   est   aisé   de   l'entendre.   C'est  que  le 
dégoût  de  la  communion  éloigne  de  la  communion. 
Un  malade  qui  a  conçu  du  dégoût  pour  la  nourri- 
ture qu'on  lui  présente,  la  rejette,  quelque  saine 
d'ailleurs  qu'elle  puisse  être,  et  quelquefois  s'obstine 
si  opiniâtrement  à  la  refuser ,  qu'il  n'est  pas  possible , 
malgré  tout  ce  qu'on  lui  dit  et  toutes  les  raisons  qu'on 
lui  apporte  ,  de  le  résoudre  à  la  prendre.  Or  voilà 
ce  qui  se  passe  au  regard  de  la  communion.  Du  moment 
qij  une  ame  ,  bien  loin  de  se  sentir  attirée  à  la  table 
du  Seigneur,  se  trouve  dans  une  disposition  tome 
contraire ,  je  dis  dans  une  disposition  où  d'elle-même 
elle  s'est  i/éduiie  j  du  moment  que  la  communion  est 


^94  SUR   LE    DÉSIR   ET   LE    DEGOUT 

une  peine  pour  elle ,  est  une  fatigue ,  est  un  sujet  de 
combat ,  il  est  immanquable  qu'elle  évitera  de  com- 
munier le  plus  qu'elle  pourra  ,  qu'elle  aura  toujours 
des  prétextes  pour  s'en  abstenir  ,  qu'elle  remettra 
toujours  d'un  temps  à  un  autre  temps  ,  et  que  ce  sera 
beaucoup  si  elle  n'en  vient  pas  jusqu'à  se  contenter 
de  la  communion  que  l'Eglise  nous  ordonne  une 
lois  chaque  année.  Je  veux  croire  qu'elle  n'ira  pas 
tout  d'un  coup  jusqu'à  celle  extrémité.  On  garde 
d'abord  certaines  mesures;  on  retient  quelques  com- 
munions, et  Ton  en  retranche  d'autres.  Mais  enfin, 
à  force  d'en  omeure  ei  d'en  retrancher,  on  s'accou- 
tume peu  à  peu  à  ne  communier  presque  plus  :  on 
perd  sur  cela  tout  sentiment  ;  on  est  déchargé  d'un 
fardeau  qui  tous  les  jours  devenoil  plus  pesant  on 
le  paroissoit.  On  est  content  de  son  étal,  et  l'on  s'en 
accommode. 

De  laque  s'ensuit-il  ?  par  rapport  au  corps  ,  l'abs- 
tinence des  viandes  contribue  quelquefois  à  la  santé  : 
mais  il  en  va  tout  autrement  à  l'égard  de  l'ame.  Moins 
on  communie,  moins  on  a  de  grâces,  moins  on  a 
de  forces,  moins  on  a  de  vigilance,  d'attention  sur 
soi-même,  de  zèle  pour  son  avancement;  et  par 
conséquent  moins  on  communie  ,  plus  on  tombe 
dans  le  relâchement  et  dans  loubli  de  Dieu.  Remar- 
quez bien  tout  ce  que  je  dis;  moins  on  communie  et 
moins  on  a  de  grâces  :  pourquoi?  parce  qu'on  se 
tient  plus  éloigné  de  Jésus-Clnisl ,  qui  est  la  source 
de  toutes  les  grâces  ,  et  qui-lie  les  distribue  nulle  part 
ailleurs  avec  tant  d'abondance  que  dans  son  sacre- 
ment. Il  y  a  des  grâces  altachees  aux  autres  sacremens  ^ 


DE    LA    COMMUNION.  3;-jJ 

puisque  c'est  Jésus-Christ  qui  les  a  institués  :  mais 
Jésus-Christ  n'a   pas  seulement  institué    l'adorable 
sacrement  que  nous  recevons  par  la  communion  ;  il 
s'y  est  encore  renfermé  lui-même,  et  c'est  pour  cela 
que  nous  le  regardons  d'une  façon  plus  particulière 
comme  son  sacrement.  Or  quels  eiïets  de  grâce  doit 
opérer  Jésus-Christ  même  présent  en  personne ,  et 
qu'est-ce  que  de  se  priver  d'un  si  riche  fonds?  Moins 
on   communie,  moins  on  a  de  forces  :  pourquoi? 
parce  que  le  soutien  de  l'ame,  c'est  la  communion, 
puisque  le  sacrement  auquel  nous  participons  dans 
la  communion  ,  est  le  pain  de  lame  et  son  aliment. 
Moins  on  communie  ,  moins  on  a  de  vigilance,  d'at- 
tention sur  soi-même  ,  de  zèle  pour  sa  perfection  et 
son  avancement  :  pourquoi  ?  parce  qu'on  n'a  plus  le 
frein  le  plus  puissant  pour  nous  arrêter  ,  l'aiguillon 
le  pluspiquantpour  nous  réveiller,  le  motif  le  plus 
pressant  pour  nous  exciter ,  qui  est  la  vue  d'une  com- 
munion prochaine  ;  parce  qu'on  n'est  plus  si  forte- 
ment engagé  à  réprimer  ses  passions  ,  à  éclairer  ses 
démarches  ,   à  peser  ses  paroles  ,  à  régler  toutes  ses 
actions,  pour  se  maintenir  dans  une  préparation  con- 
tinuelle à  la  communion  ;  parce  qu'on    n'est  plus 
touché  de  ces  monvemcns  secrets,  de  ces  reproches 
intérieurs,  de  ces  lumières  divines,  de  ces  commu- 
nications de  Dieu  qui  sont  les  fruits  de  la  communion. 
Le  cœur  donc   se  refroidit  d'un  jour  à  un  autre, 
Dieu  se  relire  ,  le  monde  prend  sa  place;  et  comme 
dans  une  terre  inculte,  les  ronces  et  les  épines  ,  les 
mauvaises  herbes,  c'esl-à-dire,  toutes  les  inclinations 
vicieuses ,  croissent  et  se  fortifient  j  on  les  suit  5  on 


S^G  SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT 

s'y  laisse  conduire  en  aveugle  ,  et  souvent  oi!i  n'era- 
portent-elles  point  une  ame  ?  A  h  !  chréliensauditeurs, 
on  en  a  vu  des  exemples ,  et  1  on  en  voit  encore  qui 
vous  feroienl  trembler,  si  j  osois  ici  les  produire.  On 
a  vu  dans  les  plus  saintes  sociétés  des  chutes  presque 
semblables  à  celle  de  cet  ange,  qui  du  plus  haut  des 
cieux  fut  précipité  au  fond  de  l'enfer.  On  a  vu  des 
sociétés  elles-mêmes  tout  entières  se  démentir  et 
devenir  le  scandale  de  la  religion  :  par  oii  ?  par  ce 
dégoût  et  cet  éloignement  de  la  communion.  Si  l'usage 
de  la  communion  s'y  fût  conservé  tel  qu'il  y  devoit 
être  ,  c'eût  été  une  ressource  contre  les  abus  qui  s'y 
glissoient.  Mais  entre  les  abus  qui  s'y  sont  introduits  , 
un  dès  plus  dangereux  a  été  de  négliger  la  commu- 
nion ,  et  celui-là  seul  a  fomenté  tous  les  autres,  et 
causé  enfin  une  décadence  totale.  Car  le  Prophète 
l'avoii  ainsi  prédit ,  lorsqu'il  disoit  à  Dieu  :  Tous 
ceux  qui  s'éloignent  de  vous  ,  Seigneur,  périront; 
Ecce  (jui  elonganl  se  à  te  ^  perihunt  (^x). 

Mais  à  cela  quel. remède  ?  vous  le  voulez  savoir, 
mes  frères ,  et  je  conclus  par  là  ce  discours.  Le 
remède  ,  c'est  de  s'appliquer  d'abord  à  bien  com- 
prendre ,  comme  je  viens  de  vous  le  représenter,  le 
principe  ordinaire  du  dégoût  de  la  communion ,  et 
ses  suites,  delesreconnoître  dans  soi ,  et  de  raisonner 
de  la  sorte  avec  soi-même  :  Je  vois  des  personnes 
approcher  bien  plus  souvent  que  moi  de  la  sainte 
table,  et  y  aller  sanspeine  ,  y  aller  même  avec  désir, 
et  avec  un  désir  très-ardent.  Si  de  bonne  foi  je  veuç 
leur  pendre  justice  ,  je  suis  obligé  d'avouer  que  ce 

(i)  Ps.  72. 


DE   LA  COSÏMUNION.  Z^J 

sont  aussi  des  personnes  plus  réglées  et  plus  cliré- 
liennes  que   moi.  Autrefois  moi-même  ,  surtout  à 
certains  temps  où  je  pensois  plus  à  Dieu  et  à  moa 
salut,  je  fréqueniois  bien  davantage  le   sacrement 
de  nos  autels;  et  il  faut  aussi  convenir  que  je  vivois 
alors  beaucoup  mieux  que  je  ne  vis  à  présent ,  que 
l'a  vois  l'esprit  plus  recueilli  et   la  conscience  plus 
délicate ,  que  mon  cœur  étoit   plus  susceptible   de 
certains  senlimens  de  dévotion.  Maintenant  que  je 
ne  tiens  presque  plus  aucun  compte  de  la  commu- 
nion ,  et  que  je  me  dispense  si  aisément  de  ce  saint 
exercice  ,  il  semble  que  je  sois  insensible  à  tout  ce 
qui  regarde  Dieu ,  et  comme  endurci.  Mais  où  se 
terminera  cette  langueur  habituelle  ?  quelle  en  sera 
la  fin ,  et  quel  en  est  au  moins  le  danger  ?  Ces  ré- 
flexions, mes  chers  auditeurs  ,  et  d'autres  que  vous 
pourrez  faire,  sont  capables  de  vous  imprimer  une 
juste  crainte;  et  cette  crainte,  en  vous  faisant  sentir 
l'importance  de  la  communion,  sera  peutrêtre  assez 
efficace  pour  vous  engager  à  mieux  user  désormais 
d'un  sacrement  si  salutaire  et  si  nécessaire. 

Le  remède,  c'est  de  ne  point  suivre  le  dégoût  oiî 
TOUS  êtes  ,  et  d'agir  même  contre  ce  dégoiit  pour 
le  surmonter.  Voici  ce  que  je  veux  dire.  Un  malade 
qui  se  sent  du  dégoût  pour  les  viandes  ,  et  qui  voit 
par  là  son  corps  défaillir ,  fait  effort  et  prend  sur  soi 
autant  qu  il  lui  est  possible,  afin  de  s'accoutumer 
tout  de  nouveau  à  la  nourriture  dont  il  connoîl  qu'il 
ne  peut  se  passer.  Et  en  effet ,  à  force  de  se  faire 
violence  et  de  se  vaincre  ,  il  se  remet  peu  à  peu  dans 
son  premier  appétit ,  et  répare  ses  forces  affaiblies. 


3i^8  SUR   LE   DÉSIR    ET    LR   DltCOUT 

\  oilà  commcril  vous  ck'vtz  vcas-mciiies  vous  coin- 
})orler.  Vous  n'avez  nul  altrailà  la  communion  ;  vous 
y  avez  même  une  répugnance  actuelle.  11  n'imporle  , 
communiez  ;  car  avec  loutc  votre  répugnance  ,  vous 
pouvez  après  tout  vous  mettre  dans  la  disposition 
essentiellement  requise  pourparticiper  au  divin  sacre- 
ment. Il  vous  en  coûtera  ,  et  vous  aurez  à  combattre 
contre  les  révoltes  de  votre  cœur;  mais  ce  ne  sera  pas 
en  vain.  Dieu  ,  témoin  du  désir  que  vous  lui  mar- 
querez de  le  retrouver  ,  des  démarches  que  vous 
ferez  pour  cela  et  des  soins  que  vous  vous  don- 
nerez ,  se  laissera  fléchir  en  votre  favei.r  ;  il  fera 
descendre  sur  vous  la  rosée  du  ciel  et  l'onction  de 
sa  grâce.  Il  vous  comblera  de  ces  bénédictions  de 
douceur  dont  il  prévient  ses  élus,  selon  la  parole  du 
Prophète  :  Prœvenisti  eum  in  hcnedictionihus  dul" 
cedinis^  (i)  ;  et  vous  éprouverez  ce  que  mille  autres 
ont  éprouvé,  et  ce  qu'il  ne  tient  qu'à  vous  d'éprouver 
comme  eux  ,  c'est-à-dire  ,  quêtant  venus  à  la  table 
de  Jésus-Christ  par  le  seul  mouvement  d'une  fui 
pure  et  d'une  religion  sincère ,  mais  du  reste  sans 
nulle  affection  sensible  et  sans  goût,  vous  en  sortirez 
remplis  de  consolation  et  plus  touchés  de  Dieu  que 
lamais.  Car  Dieu  ne  manque  guère  à  se  découvrir  de 
la  sorte  ,  dès  qu'on  le  cherche  en  esprit  et  en  vérité. 
Le  remède,  c'est  de  vous  confier  à  un  ministre  de 
Dieu  ,  à  un  homme  de  Dieu,  dont  la  conduite  soit 
exempte  detoutreprocheet  à  couvert  de  louisonpçon  ; 
de  le  consulter  et  de  l'écouter,  afin  que  ses  conseils 
solides  et  sages ,  vous  servent  de  préservatif  contre 
(i)  Ps.  ?.o.      - 


DE    LA    C  0^1  M  UNI  ON.  899 

hs égaremens et  lesillusioiisque  vous  auriez  à  craindre 
si  vous  ne  preniez  pour  guide  que  vous-mêmes  el 
que  vos  vues  particulières.  Instruit  par  vous-mêmes 
de  vos  dispositions,  il  vous  réglera  prudemment  et 
utilement  l'ordre  ,  le  nombre,  le  temps  de  vos  com- 
munions ,  comme  un  père  partage  le  pain  à  ses  enfans , 
selon  la  mesure  qu'il  sait  leur  convenir.  El  la  nouvelle 
habitude  que  vous  vous  ferez,  suivant  ses  avis,  de 
converser  avec  Dieu,  d'approcher  de  Dieu  ,  de  rece- 
voir en  vous  votre  Dieu  ,  vous  rendra  le  goût  que 
vous  aviez  perdu  ,  et  rallumera  tout  le  feu  de  votre 
première  ferveur. 

Enfin   le  remède  ,   c'est   d'avoir  recours  à  Dieu 
même  ,  de  le  solliciter  par  de  fréquentes  et  d'humbles 
prières,  de  lui  demander  qu'il  fléchisse  votre  cœur, 
qu'il  l'attire  à  lui ,  et  de  lui  dire  avec   l'épouse  des 
Cantiques:  Trahe   me  post  te  (i).  Ah  !  Seigneur  , 
personne  ne  peut  aller  à  vous  si  vous  ne  l'y   attirez 
vous-même.  Vous  voyez  la  dureté  de  mon  cœur,  et 
vous  pouvez  l'amollir.  Vous  pouvez ,  dans  un  mo- 
ment, faire  fondre  toute  la  glace  qui  le  rend  si  froid 
et  siindifierenlpour  vous  :  il  ne  faut  qu'un  rayon  de 
votre  grâce.  Je  sais,  mon  Dieu,  combien  je  mérite 
peu  d'avoir  avec  vous  ce  commerce  intime  dont  vous 
honorez  à   voire  autel  certaines  âmes    choisies.  Ce 
n'est  point  encore  là  que  j'aspire;  mais   du  moins 
favorisez-moi  dun  regard.  Faites  luire  à  mon  esprit 
quelques  étincelles  de  ces  lumières  vives  et  ai  dénies , 
qui  les  pénètrent  et  qui   les  ravissent  hors  d'elles- 
mêmes.    Faites -moi  sentir  quelques-unes  de   ces 

(1)  Cant.  1. 


4oo       SUR   LE   DÉSIR   ET   LE   DÉGOÛT,   elC. 

touches  secrètes  et  de  ces  divines  impressions  qui  les 
jettent  en  de  si  doux  transports  aux  approches  de 
votre  aimable  sacrement.  Serai-je  toujours  en  votre 
présence  comme  une  terre  sèche  et  aride?  Serai-je 
toujours  lent  et  paresseux,  lorsqu'il  s'agit  de  paroître 
à  votre  table  "iTrahe  me post  te.  Si  je  vous  demande 
que  vous  changiez  mon  cœur ,  c'est  afin  qu'il  s'attache 
pour  jamais  à  vous ,  afin  qu'il  ne  se  tourne  plus  que 
vers  vous ,  afin  qu'il  ne  goule  plus  de  plaisir  qu'en 
vous.  Notre  bonheur  dès  celte  vie  est  de  vous  posséder 
sous  de  fragiles  espèces,  et  notre  suprême  félicité 
en  l'autre  sera  de  vous  posséder  dans  la  splendeur  de 
votre  gloire,  où  nous  conduise,  etc. 


iSEPiMON 


SERMON 

POUR  LE 

XXIV/ DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


SUR  LE  JUGEMENT  DE  DIEU. 

Et  videbunt  Flliam  horainis  venlentem  in  nubibus  cœli 
éuni  virtate  maltâ  et  luajestate. 

Ils  verront  le  Fils  de  l'homme ,  venir  sur  les  nue^ ,  avec  une 
■grande  puissance  et  dans  une  grande  majesté.  En  saint  Mat» 
thiea,  chap.  24. 

\jiE  n'est  pas  sans  dessein  que  l'Eglise ,  dans  l'ordre 
et  la  distribution  de  son  année  évangélique  ,  com* 
mence  et  finit  par  la  peinture  du  jugement  de  Dieuo 
Elle  veut  nous  faire  entendre  que  de  toutes  les  pen- 
sées dont  nous  avons  à  nous  occuper  ,  il  n'en  est 
point  qui  nous  doive  être  plus  familière  que  celle 
de  ce  jugement  redoutable,  parce  qu'il  n'en  est 
point  qui  nous  soit  plus  saluiaire.  C'est  par  celte 
grande  vue  que  tant  de  libertins  ont  été  touchés  et 
convertis  à  Dieu;  que  tant  de  justes  ont  été  affermis 
et  soutenus  dans  les  voies  de  la  piété  chréiienne:  et 
c'est  par  là  même,  mes  chers  auditeurs  ,  que  je  puis 
me  promc'tlre,  avec  le  secours  de  la  gruce,  ou  de 
vous  retirer  de  vos  égareraens,  si  vous  vous  êtes 
laissé  malheurement  séduire  et  entraîner  pu.  la  pas- 
sions -,  ou  de  vous  établir  dans  une  sainte  persévé-» 
TOME    Y II.  26 


4o2  SUR   LE   JUGEMENT 

rance ,  et  de  tous  aiiaclier  plus  fortement  que  ja- 
mais aux  devoirs  d'une  vie  pieuse  et  réglée,  si  vous 
avez  eu  jusqu'à  présent  le  bonheur  de  l'embrasser  et 
de  la  suivre.  El  il  est  vrai  qu'entre  les  motifs  qui  nous 
détachent  du  péché  et  qui  nous  portent  à  Dieu  ,  le 
plus  efficace  est  la  crainte  des  jugemens  éternels  , 
quoique  ce  ne  soit  pas  le  plus  pur  et  le  plu?  relevé. 
Car  étant  aussi  dominés  que  nous  le  sommes  par 
l'intérêt  propre,  quelle  impression  doit  faire  sur  nos 
cœurs  le  souvenir  d'un  juge  qui ,  par  son  arrêt  irré- 
vocable doit  décider  de  notre  destinée  bienheu- 
reuse ou  malheureuse  pour  l'éternité  touie  entière? 
Plût  au  ciel ,  chrétiens  ,  que  je  fusse  en  état  un  jour 
de  prendre  votre  défense  auprès  de  ce  juge  tout- 
puissant,  et  de  vous  rendre  son  jugement  favorable  ! 
Mais  puis-je  mieux  vous  disposer  à  y  paroîire  avec 
assurance ,  qu'en  vous  apprenant  à  le  craindre  de 
bonne  heure  et  utilement  ?  C'est  ce  que  je  me  pro- 
pose dans  ce  discours  ;  et  pour  cela  nous  avons 
besoin  de  l'assistance  du  Saint-Esprit.  Demandons-la 
par  l'intercession  de  la  Vierge  que  nous  honorons 
comme  l'espérance  et  le  refuge  des  pécheurs  ,  et 
disons-lui  :  Açe  ,    Maria, 

Comme  il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  absolument  ce 
qu'il  est ,  et  qui  sans  prendre  d'autres  qualités  ni 
d'autres  titres ,  se  distingue  de  tous  les  êtres,  en  s'ap- 
pelant  l'Etre  par  excellence ,  Ego  sum  qui  sum  :  aussi 
n'y  a-t-il  que  le  jugement  de  Dieu,  je  dis  ce  jugement 
ovi  tous  les  hommes  doivent  comparoître  devant  le 
tribunal  de  Dieu  ,  qui  dans  le  langage  de  l'Ecriture, 


DE  DIEU.  4o3 

et  même  dans  la  manière  commune  de  nous  expri- 
mer ,  s'appelle  singulièrement  et  à  proprement 
parler,  jugement.  Concevez  bien  la  raison  qu'en 
apporte  saint  Chrysoslôme  ,  et  qui  va  faire  tout  le 
partage  de  cet  entretien.  C'est  qu'il  n'j^  a  ,  dit  ce 
Père ,  que  le  jugement  de  Dieu  qui  soit  parfait.  Tous 
les  autres  jugemens  sont  des  jugemens  défectueux , 
c'est-à-dire  ,  ou  faux ,  ou  incertains ,  ou  lâches  et 
capables  d'être  affoiblis  par  la  passion  :  ce  qui  faisoit 
dire  à  saint  Paul ,  qu'il  lui  importoit  peu  d'être  jugé 
par  les  hommes  :  Mihi  autem  pro  minimo  est  ut  à 
vohis  judicer  (i);  ajoutant  que  quelque  soin  qu'il 
eût  d'examiner  toute  sa  vie  ,  il  n'osoil  pas  se  juger 
soi-même  :  Sed  neque  meipsum  judico  (2),  parce 
que  les  jugemens  qu'il  pouvoit  faire  de  soi ,  ou  que 
les  hommes  en  faisoient,  n'étoient  que  des  jugemens 
trompeurs  ;  et  qu'être  jugé  de  la  sorte ,  c'éloit  ne 
pas  l'être.  C'est  donc  Dieu  seul  qui  juge  ,  poursuis 
voit  ce  grand  apôtre  :  Qui  autem  judicat  me ,  Do^ 
minus  est  (3)  ;  parce  qu'il  n'y  a  que  Dieu  dont  le 
jugement  soit  accompagné  de  ces  deux  qualités  qui 
font  les  jugemens  certains  et  irréprochables,  savoir: 
d'une  vérité  infaillible,  et  d'une  équité  inflexible. 
D'une  vérité  infaillible ,  en  sorte  que  Dieu  ,  comme 
souverain  juge ,  ne  peut  être  trompé  ;  et  d'une  équité 
inflexible  ,  qui  ,  dans  l'exercice  de  celte  fonction 
de  juge,  le  rend  incapable  d'être  gagné.  Or  ,  voilà  , 
chrétiens ,  ce  qui  nous  doit  inspirer  une  sainte  hor- 
reur du  jugement  de  Dieu.  Tout  le  reste  en  compa- 
raison ,  quelqu'afFreux  d'ailleurs  qu'il  puisse  être  , 

(1)  k.  Cor.  4-  ~(a)  Ibid.  —  (3)  Ibid, 

26. 


4^j4  sur  le  jugement 

n'est  rien  :  mais  d'avoir  à  soutenir  le  jngoment  d'un 
Dieu  essenliellemem  véritable  et  inviolablement  équi- 
table, ou  plutôt  d'un  Dieu  qui  est  la  vérilé  et  l'équité 
même,  c'est  ce  que  je  ne  puis  jamais  assez  craindre  , 
parce  que  je  ne  puis  jamais  assez  le  comprendre. 
Telle  est  néanmoins  Tidée  que  j'entreprends  aujour- 
d'hui d'imprimer  fortement  dans  vos  esprits  :  et  parce 
qu'un  contraire  ne  paroît  jamais  mieux  que  lorsqu'il 
est  opposé  à  son  contraire,  je  veux  ,  pour  l'édifica- 
tion de  vos  âmes  ,  vous  représenter  le  jugement  que 
Dieu  fera  de  nous,  par  opposition  à  celui  que  nous 
faisons  maintenant  de  nous-mêmes  ,  ou  que  nous 
donnons  sujet  aux  autres  d'en  faire.  Ainsi,  la  vérilé 
infaillible  du  jugement  de  Dieu  opposée  à  nos»erreurs 
et  à  nos  hypocrisies,  ce  sera  la  première  partie. 
L'équité  inflexible  du  jugement  de  Dieu  opposée  à 
iiossenlimenset  ànosrelâcheraens,  ce  serala  seconde 
partie.  La  conséquence  infinie  de  l'une  et  de  l'autre 
demande  toute  votre  attention. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

Il  est  de  la  Providence  ,  chrétiens,  que  nous  parois- 
sions  un  jour  ce  que  nous  sommes  ,  et  que  nous 
cessions  enfin  de  paroître  ce  que  nous  ne  sommes  pas  : 
et  j'ose  dire  que  Dieu  manqueroit  au  premier  de 
tous  les  devoirs  dont  il  se  lient  comme  responsables 
soi-même  ,  s'il  soufFroil  que  la  vérité  demeurât  éter- 
nellement obscurcie  ,  cachée  ,  déguisée.  Il  faut  qu'il 
lui  rende  une  fois  justice  ,  et  qu'après  s'être  lassé  , 
pour  ainsi  dire  ,  de  la  voir  dans  les  ténèbres  de  l'aveu- 
glement etdumansonge  où  les  hommes  la  retiennent;, 


DE   DIEU.  4o5 

il  Ten  fasse  sortir  avec  éclat ,  suivant  celte  adiiiiraWe 
parole  de  Terliillien  :  Exurge  ,  veritas ,  et  quasi  de 
patientiâ  erumpe.  Or,  c'est  pour  cela  que  le  juge- 
ment de  Dieu  est  établi.  Nous  l'outrageons  celte 
vérité  ,  et  s'il  m'est  permis  de  m'exprimer  de  la 
sorte  ,  nous  lui  faisons  violence  en  deux  manières. 
Car,  au  lieu  d'user  avec  fidélité  des  lumières  qu'elle 
nous  présente  ,  nous  la  corrompons  au-dedans  de 
nous  par  des  erreurs  criminelles  ,  et  nous  la  falsilions 
au-dehors  par  des  hypocrisies  aft'eclées  ;  c'est-à-dire , 
que  nous  ne  voulons  ,  ni  nous  connoître  ,  ni  être 
connus  ;  qu'un  de  nos  soins  est  de  nous  tromper  , 
et  l'autre  de  tromper  le  public.  Voilà  l'état  de  notre 
désordre  ;  et  Dieu  ,  par  une  conduite  toute  opposée 
et  par  le  zèle  de  la  vérité ,  entreprendra  de  nous  dé- 
tromper de  nos  erreurs ,  et  de  lever  pour  jamais  le 
masque  à  nos  hypocrisies  ;  d'effacer  les  fausses  idées 
que  nous  aurons  données  aux  autres  de  nous,  et  de 
détruire  dans  nous  celles  que  nous  aurons  conçues 
de  nous-mêmes;  de  dissiper  malgré  nous  ces  nuages 
par  oii  la  passion  nous  aura  ôté  la  vue  salutaire  de 
ce  que  nous  étions  ,  et  de  répandre  dans  tous  les 
esprits  une  évidence  plus  que  sensible  de  ce  que  nous 
aurons  été.  Voilà  ce  que  Dieu  se  proposera ,  et  ce 
<jui  nous  rendra  son  jugement  souverainement  redou- 
table. Ne  perdez  rien,  s'il  vous  plaît ,  d'une  matière 
si  importante. 

Nous  nous  aimons,  chrétiens  ,  jusqu'à  être  ido- 
lâtres de  nos  vices  :  mais  ce  qui  est  i)ien  étrange  ,  et 
ce  qui  paroltroit  d  abord  incroyable,  si  l'expérience 
ne  le  vérifioil,  par  le  même  principe  que  nous  nous 


4o6  SUR   LE   JUGEMENT 

aimons ,  nous  craignons  mortellement  et  nous  évi- 
tons de  nous  connoîfre  :  pourquoi  ?  en  voici  la  belle 
raison  que  donne  saint  Augustin  :  parce  que  nous 
savons  qu'en  nous  connoissant,  nous  serions  obligés 
de  nous  haïr  :  et  que  si  nous  venions  à  pénétrer  le 
fond  de  notre  misère  ,  nous  ne  pourrions  plus  sou- 
tenir l'amour-propre  qui  nous  possède  et  qui  règne 
dans  notre  cœur.  De  là  vient  que  par  un  instinct 
secret  de  cet  amour,  nous  nous  éloignons  de  cette 
connoissance  de  nous-mêmes  ,  et  que  dans  la  vie  il 
n'est  rien  pour  l'homme  de  plus  fâcheux  ni  de  plus 
importun  que  de  rentrer  en  soi-même ,  de  faire  ré- 
flexion sur  soi-même ,  de  s'étudier  et  de  se  juger  soi- 
même  ;  parce  que  tout  cela  ne  peut  aboutir  qu'à 
l'humilier  ,  et  par  conséquent  qu'à  troubler  la  pos- 
session où  il  est  de  se  flatter  et  de  se  complaire  en 
lui-même.  Tout  cela  néanmoins  est  de  l'ordre  ;  et 
c'est  une  chose  monstrueuse ,  dit  saint  Chrysostôme, 
qu'une  créature  intelligente  ne  se  connoisse  jamais  , 
et  un  dérèglement  énorme  que  ne  se  connoissant 
jamais,  elle  s'aime  toujours  injustement. 

Qu'arrivera-t-il  donc  ?  appliquez-vous ,  mes  chers 
auditeurs  ,  à  comprendre  le  mystère  de  la  vérité  de 
Dieu.  Le  premier  efFet  de  son  jugement  sera  de  nous 
rappeler  à  cette  connoissance  odieuse  et  mortifiante 
de  nous-mêmes,  et  de  nous  forcer  enfin  à  convenir 
avec  nous  de  ce  que  nous  sommes  ,  pour  s'autoriser 
ensuite  à  agir  contre  nous  dans  toute  l'étendue  de 
ce  qu'il  est.  Dans  le  cours  d'une  prospérité  humaine, 
dira-t-il  à  ce  mondain ,  dans  le  tumulte  et  le  bruit  du 
monde  oii  mille  objets  t'éblouissoienl  j  te  charmoient 


DE   DIEU.  407 

vt  occupoienl  toute  ton  alienlion  ,  tu  ne  te  voyois 
pas  ;  et  parce  que  tu  ne  te  voyois  pas  tu  n'avois 
yvur  toi-même  que  de  vaines  complaisances.  Mais 
parce  que  pour  ne  te  pas  voir  ,  tu  te  plaisois  à  toi- 
iiième  et  tu  nourrissois  dans  ton  cœur  une  secrète 
estime  de  toi-même  ,  je  déchirerai  le  bandeau  qui 
l'aveugloil,  et  il  est  de  ma  justice  que  je  te  confonde 
par  loi-même  ,  en  te  représentant  à  toi-même.  Tu 
verras  ton  crime  ,  non  plus  pour  y  remédier ,  mais 
pour  te  le  reprocher  ;  non  plus  pour  l'expier  par 
la  pénitence  ,  mais  pour  le  ressentir  par  le  désespoir  ; 
non  plus  pour  en  faire  le  sujet  de  la  contrilion,  mais 
de  ta  confusion.  Videbis  factum  tuum  ,  non  ut 
corrigas  ,  sed  ut  erubescas. 

Or  celle  vue  ,  chrétiens  ,  est  ce  qu'il  y  aura  de 
plus  insupportable  à  Thomme  pécheur  :  c'est  ce  qui 
l'accablera  ,  et  ce  qui  le  consternera.  El  voilà  pour- 
quoi les  réprouvés  s'adressant  ,  ainsi  que  le  marque 
expressément  saint  Matthieu  ,  aux  collines  et  aux 
montagnes  pour  implorer  leur  secours  ,  ne  leur 
diront  point  ,  selon  l'observation  de  saint  Chrysos- 
lôme  ,  aussi  solide  qu'ingénieuse  :  Montagnes  ,  ca- 
chez-nous le  visage  de  ce  Dieu  de  gloire  ,  qui  nous 
doit  juger;  collines,  empêchez-noiis  d'apercevoir 
ces  esprits  qui  doivent  nous  tourmenler  ;  mais  seu- 
lement: Montagnes  ,  tombez  sur  nous,  couvrez-nous, 
servez  -  nous  dua  rempart  éternel  contre  nous- 
mêmes.  Car  c'est  de  nous-mêmes  que  nous  avons 
aujourd  hui  à  nous  défendre  ,  et  qu'il  est  de  noire 
intérêt  d'éviter  l'aspect:  Tune  incipient  dicere  mon- 
tibus  :  Cadite  super  nos  ;  et  coîlibus  :  Operite,  nos. 


4o8  SUR   LE   JUGEMENT 

El  en  effet ,  si  dans  ce  jugement  nous  poHvions  être 
à  couvert  de  nous-mêmes  ,  ni  la  présence  de  Jésus- 
Christ  quoique  majestueuse  ,  ni  celle  des  démons 
quoiqu'elFrayanle,  ne  seroient  plus  capables  de  nous 
troubler. 

Mais  venons  au  détail  ;  et  pour  tirer  de  cette  pre- 
mière partie  tout  le  fruit  que  j'en  espère  ,  entrons 
dans  la  discussion  des  choses.  Nous  avons  ,  chrétiens, 
deux  sortes  d'erreurs  en  ce  qui  regarde  Dieu  et  le 
salut  :  des  erreius  de  fait ,  et  des  erreurs  de  droit. 
Des  erreurs  de  fair ,  qui  nous  oient  la  connoissance 
de  noire  propre  action  ;  et  des  erreurs  de  droit,  qui 
nous  fuut  même  ignorer  notre  obligation.  C'est  à 
quoi  se  réduisent  tous  les  désordres  d'une  conscience 
erronée.  Or ,  à  ces  deux  genres  d'erreurs ,  Dieu  , 
qui  est  la  vérité  éternelle ,  et  qui ,  par  am  privilège 
de  son  être  ,  n'est  pas  moins  infaillible  pour  le  fait 
que  pour  le  droit ,  opposera  cette  double  infaillibilité 
de  son  jugement.  Infaillibilité  dans  les  faits ,  pour 
nous  confondre  sur  mille  péchés  auxquels  peut-être 
nous  n'avons  jamais  bien  pensé.  Infaillibilité  dans  le 
droit  ,  pour  nous  condamner  sur  mille  points  de 
précepte  et  d'obligation  dont  nous  nous  sommes  obs- 
tinés à  ne  vouloir  jamais  convenir.  Ah  !  chrétiens, 
que  n'ai- je  le  zèle  et  l'éloquence  des  prophètes  ,  pour 
vous  proposer  ici  l'un  et  l'autre  dans  toute  sa  force! 

Nous  entassons  tous  les  jours  péchés  sur  péchés  : 
mais  avec  cela  nous  vivons  tranquilles  ,  nous  accu- 
sant à  peine  devant  Dieu  ,  et  ne  nous  avouant  presque 
jamais  coupables  devant  les  hommes.  Pourquoi  ? 
parce  que  nous  ne  cherchons  qu'à  nous  aveugler  sur 


DE  DIEU.  4og 

fout  le  mal  qne  nous  commettons ,  parce  que  nous  ne 
nous  le  reprochons  que  très-rarement,  parce  que 
nous  ne  l'envisageons  que  très  -  superficiellement , 
parce  que  nous  ne  l'approfondissons  jamais  ,  et  que 
nous  en  perdons  très-volontiers  et  très-aisément  le 
souvenir.  Que  fera  Dieu  ?  Parlez ,  mon  Dieu  ,  pour 
vous-même ,  et  faites-nous  connoîlre  par  les  oracles 
que  vous  avez  prononcés  ,  quel  doit  être  le  procédé 
de  votre  justice,  afin  que  nous  le  prévenions  ,  ou 
que  nous  soyons  inexcusables.  Car  ce  ne  sont  pas 
mes  raisonnemens  ,  mais  vos  révélations  toutes  di- 
vines ,  qui  en  doivent  instruire  cet  auditoire  chrétien. 
Dieu  ,  mes  chers  auditeurs ,  suppléera  là-dessus  à 
votre  défaut;  il  recherchera  ce  que  vous  aurez  négli- 
gé ,  il  approfondira  ce  que  vous  n'aurez  fait  qu'ef- 
fleurer ;  ce  qui  manquera  au  compte  que  vous  vous 
en  serez  rendu  ,  il  l'ajoutera;  ce  qui  étoit  demeuré 
comme  enveloppé  dans  l'embarrasde  vos  consciences, 
il  le  débrouillera.  Ainsi  nous  l'a-t-il  formellement 
déclaré  dans  ses  saintes  Ecritures,  et  en  des  termes 
dont  l'infidélité  la  plus  endurcie  ne  peut  désavouer 
qu'elle  ne  soit  émue. 

Oui,  mes  frères  ,  ce  jugement  de  Dieu  succédera 
au  nôtre  ,  et  réformera  le  nôtre  :  sur  quoi?  je  le  ré- 
pète ,  sur  tant  de  péchés  que  notre  légèreté  ,  que 
notre  vivacité ,  que  notre  dissipation  continuelle ,  que 
notre  précipitation  dans  l'examen  de  nous-mêmes, 
que  notre  ignorance  volontaire  fait  disparoître  à 
notre  vue.  Car  rien  de  plus  commun  que  ces  péchés 
inconnus  :  je  dis  inconnus  même  au  pécheur  qui  les 
a  commis,  et  qui  s'en  trouve  chargé  devant  Dieu. 


4ï^  SUR    LE    JUGKMEMT 

Je  n'en  voudrois  point  de  preuve  plus  sensible  que  ce 
qui  se  passe  au  tribunal  de  la  pénitence  ,  s'il  m'éioit 
permis  de  le  révéler.  Nous  y  voyons  venir  des  mon- 
dains et  des  mondaines  après  avoir  été  des  années 
entières  sans  en  approcher.  Ils  s'accusent  au  ministre 
de  Jésus-Christ,  et  toute  cette  accusation  se  termine 
à  quelques  faits  dont  le  récit  est  presque  aussitôt 
achevé  que  commencé.  Est-ce  que  ces  pécheurs  sont 
moins  criminels  que  des  âmes  timorées  (  je  ne  dis 
pas  scrupuleuses  )  ,  mais  que  des  âmes  sagement  et 
solidement  chrétiennes,  qui  dans  des  confessions  de 
quelques  semaines  et  même  de  quelques  jours,  s'ex- 
pliquent avec  toute  une  autre  étendue ,  et  demandent 
de  notre  part  beaucoup  plus  de  temps  pour  les  en- 
tendre ?  Il  y  auroit  lieu  d'être  surpris  de  cette  diffé- 
rence, si  l'on  n'en  découvroit  pas  d'abord  le  prin- 
cipe. C'est  que  ces  hommes,  que  ces  femmes  du 
siècle ,  peu  en  peine  de  se  connoitre ,  ne  font  presque 
nul  retour  sur  eux-mêmes  ,  et  laissent  échapper  sans 
réflexion  les  points  quelquefois  les  plus  essentiels. 
Combien  de  pensées  ,  de  soupçons  ,  de  jugemens  , 
de  sentimens,  de  paroles,  d'actions,  qui  ne  leur  re- 
viennent point  dans  l'esprit ,  parce  qu  ils  ne  se  don- 
nent ni  le  loisir,  ni  le  soin  de  les  rappeler?  Combien 
de  consentemens  au  mal  ,  qu'ils  prennent  pour  de 
simples  tentations?  Combien  de  désirs  formés  qu'ils 
ne  distinguent  point  des  simples  idées?  Combien  de 
haines  invétérées  et  depuis  long-temps  entretenues, 
qu'ils  traitent  d'antipathies  naturelles  et  involon- 
taires? Combien  de  discours  libertins  qu'ils  ne  re- 
gardent que  comme  des  traits  d'esprit  et  de  belle 


DE   DIEU.  4il 

humeur?  Combien  de  tours  et  de  détours,  de  chicanes 
et  d  artifices  ,  de  dissimulations  et  de  supercheries  , 
de  violences  et  de  concussions,  pour  profiler,  pour 
gagner  ,  pour  s'avancer ,  pour  s'assurer  un  héritage , 
pour  s'ingérer  dans  un  emploi?  Combien,  dis- je , 
de  toutes  ces  injustices ,  et  combien  d'autres ,  dont 
ils  se  savent  bon  gré,  dont  ils  s'applaudissent,  bien 
loin  de  les  répuier  pour  des  crimes ,  et  qui  ne  sont 
dans  leur  opinion  qu'adresse  ,  qu  habileté  ,  que 
science  du  monde?  Voilà  ce  qu'ils  ne  font  jamais 
entrer  dans  la  recherche  de  leur  vie  ;  et  quand ,  selon 
le  devoir  de  notre  ministère  ,  nous  voulons  être 
éclaircis  là-dessus  et  qu'ils  nous  en  rendent  compte, 
comment  nous  répondent-ils,  et  pour  qui  passons- 
nous  auprès  d'eux? 

Mais  si,  malgré  nos  soins  ,  nous  ne  pouvons  par- 
venir à  développer  ce  chaos,  et  si  nous  sommes  enGn 
obligés ,  après  avoir  pris  les  mesures  convenables  , 
de  nous  en  rapporter  à  leur  propre  témoignage  ;  ils 
ont  un  juge  supérieur  ,  qui  de  leur  témoignage  en 
appellera  au  sien  ,  ou  plutôt  qui,  par  son  témoignage , 
les  rendra  témoins  eux-mêmes  de  toutes  leur-i  ini- 
quités. C'est  lorsque  ,  répandant  sur  eux  un  rayon 
de  sa  vérité ,  il  les  éclairera  de  toutes  parts ,  et  qu'il 
ne  laissera  rien  de  si  obscur  et  de  si  secret  qu'il  ne 
produise  à  la  lumière.  Vois,  pécheur,  vois  (  c'est 
ainsi  qu'il  leur  parlera  à  chacun  en  particulier)  ,  suis 
par  ordre  tout  le  cours  de  tes  années  :  en  voilà  devant 
toi  toutes  les  heures  et  tous  les  momens.  Voilà,  sans 
y  rien  ajouter  et  sans  y  rien  omettre,  tout  ce  que 
lu  as  pensé,  tout  ce  que  lu  as  dit,  tout  ce  que  lu  as 


4l2  SUR   tE   JUGEMENT 

fait  ;  voilà  cette  passion  qui  t'a  dominé  et  tous  les 
excès  où  elle  t'a  porté  :  voilà  cet  intérêt  qui  ta  cor- 
rompu ,  et  toutes  les  usures,  toutes  les  fourberies 
qu'il  t'a  inspirées  et  que  lu  as  exécutées  :  voilà  cette 
envie  ,  ce  ressentiment  qui  te  dévoroit,  et  que  lu  as 
mille  fois  satisfait  aux  dépens  de  la  bonne  foi ,  de 
l'équité  j  de  toute  la  compassion  naturelle.  En  un 
mot,  te  voilà  toi-mPme,  et  il  ne  tient  qu'à  toi  de  le 
considérer  et  de  te  contempler loi-méme.  Mais  non, 
il  ne  tient  plus  proprement  à  loi.  Car  malgré  loi  je 
te  forcerai  éternellement  à  te  considérer  de  la  sorte 
et  à  te  contempler  toi-même:  pourquoi?  afin  que 
tu  te  haïsses  et  que  tu  te  délestes  éternellement  toi- 
même.  Ainsi  5  dis-je  ,  parlera  le  Seigneur  ;  et  dites- 
moi  ,  mes  frères ,  si  vous  le  pouvez,  quelle  sera  la 
surprise  de  ce  pécheur  et  son  effroi,  quand  d'une 
première  vue  il  viendra  tout  à  coup  à  découvrir  cette 
affreuse  multitude  de  péchés  oubliés  ,  de  péchés 
ignorés  ,  de  péchés  éloignés  par  la  dislance  des 
temps,  de  péchés  comptés  pour  rien  et  à  peine  re- 
marqués, de  péchés  jusque-là  ensevelis  dans  une 
confusion  de  faits  presque  impénétrable;  mais  alors 
tellement  étalés  devant  lui  et  tellement  rapprochés 
de  lui ,  que  pas  un  ne  sera  soustrait  à  sa  vue ,  et  que 
tous  se  montreront  à  ses  yeux  dans  tout  leur  nombre 
et  toute  leur  difformité? 

Ce  n'est  pas  que  dès  cette  vie  plusieurs  ne  les  con- 
noissent  :  mais  appliquez-vous  à  cet  autre  article  ,  qui 
s'étend  encore  plus  loin.  Nous  connoissons  nos  dé- 
sordres; mais  par  un  défaut  d'atlenlion  qui  ne  nous 
est  que  trop  ordinaire,  nous  n'eu  considérons  ni  les 


DE   DIEU.  4l3 

circonslances  ,  ni  les  dépendances ,  ni  les  consé- 
quences ,  ni  les  effets  ,  et  de  là  nous  ne  nous  accu- 
sons qu'à  demi.  Or  c'est  surtout  en  cela  que  le  juge- 
ment de  Dieu  doit  être  le  supplément  du  nôtre,  eï 
c'est  ce  que  le  Psalmiste  comprenoit  admirablement, 
lorsqu'il  disoit  à  Dieu  :  Appone  iniquitatem  super 
iniquiiatem  eorum  (i);  Ajoutez,  Seigneur,  ce  que 
vous  savez  qui  a  manqué  à  la  confession  qu'ils  ont 
faite  de  leurs  iniquités  ,  et  tirez  du  fonds  infini  de 
voire  sagesse,  laquelle  voit  tout,  ce  qui  doit  rendre 
selon  vous  leur  jugement  complet  :  Appone  iniqui- 
tatem super  iniquitatem.  Car  voilà  ,  remarque  le 
chancelier  Gerson  ,  l'un  des  aveuglemens  les  plus 
pernicieux  dans  la  pratique  et  dans  l'usage  de  la  vie 
chrétienne.  On  se  juge  et  on  se  condamne  :  mais  par 
un  malheureux  secret  d'abréger  les  choses,  de  dix 
péchés  qui  ont  été ,  pour  ainsi  dire  ,  compliqués  et 
d'un  enchaînement  nécessaire  entre  eux ,  on  n'en 
avoue  qu'un ,  et  cela  parce  qu'on  n'envisage  que  la 
substance  du  péché  dénuée  de  tout  ce  qui  raccom- 
pagne et  de  tout  ce  qui  la  suit. 

On  dit  ;  J'ai  trop  d'amour  et  trop  de  complaisance 
pour  ma  personne;  mais  on  ne  dit  pas  que  cet  amour 
de  sa  propre  personne  a  été  suivi  d'un  désir  désor- 
donné de  plaire  :  mais  on  ne  dit  pas  que  pour  plaire 
on  a  méprisé  toutes  les  lois  de  la  modestie,  n  omet- 
tant rien  de  ce  que  le  luxe  et  la  vanité  ont  pu  y  con- 
tribuer; mais  on  ne  dit  pas  que  ce  luxe  et  ce  désir 
de  plaire  ont  fait  naître  dans  autrui  des  passions  cri- 
minelles ;  passions  dont  on  s'est  bien  aperçu ,  que 

(i)  Ps.  68. 


4l4  SUR   LE   JUGEMENT 

l'on  a  excitées  et  qu'on  a  pris  plaisir  à  faire  croître, 
bien  loin  d'en  rompre  le  cours  :  mais  on  ne  dit  pas 
que  par  \h  on  a  été  la  ruine  des  âmes  que  l'on  a  fait 
périr,  et  à  qui  l'on  a  servi  de  tentateur  :  Appone  inî- 
quitatem  super  iniquiialcm.  On  dit  :  J'ai  eu  ime 
attache  qui  m'a  engagé  dans  des  conversations  trop 
libres;  mais  on  ne  dit  pas  que  cette  attache  a  refroidi 
peu  à  peu  et  même  entièrement  éteint  un  amour 
légitime  et  de  devoir;  mais  on  ne  dit  pas  que  cette 
liberté  de  la  conversation  a  suscité  des  querelles  et 
des  jalousies  dont  la  paix  d'une  famille  a  été  trou- 
blée ;  mais  on  ne  dit  pas  que  cet  engagement  a  éclaté 
et  scandalisé  le  public  :  Appone  iniquitatem  super 
inîquiiatem.  On  dit  :  J'ai  trop  aimé  le  jeu  ;  mais  on 
ne  dit  pas  que  ce  jeu  ,  outre  le  crime  d  une  vie  oisive 
qui  n'en  a  pu  être  séparé ,  a  fait  abandonner  les  soins 
les  plus  essentiels ,  a  détourné  des  exercices  de  piété 
et  de  religion  ,  a  donné  un  mauvais  exemple  à  des 
enfans,  a  autorisé  des  domestiques  dans  leur  liber- 
tinage ,  a  empêché  de  payer  ses  dettes,  a  causé  des 
emportemens  et  des  dépits  contre  Dieu  même  :  Ap- 
pone iniquitatem  super  iniquitatem»  J'ai  parlé  ,  dit- 
on  ,  peu  charitablement  de  mon  prochain  ;  mais  on  ne 
dit  pas  qu'en  parlant  de  la  sorte  ou  a  perdu  ce  pro- 
chain d  honneur  et  de  crédit;  mais  on  ne  dit  pas 
que  cette  médisance  a  été  un  obstacle  à  sa  fortune  ; 
mais  on  ne  dit  pas  qu'on  a  parlé  pour  se  venger 
d'une  injure  qu'on  prétendoit  avoir  reçue  :  on  ne  le 
dit  pas  ,  et  peut-être  ne  se  l'est-on  jamais  dit  à  soi- 
même.  Mais  Dieu  vous  le  dira ,  et  c'est  ainsi  que  dans 
son  jugement  il  mettra  iniquité  sur  iniquité;  c'est- 


DE  DIEU.  4ï^ 

à-Jire,  qu'outre  celles  que  nous  avons  connues,  il 
nous  présentera  celles  ou  que  nous  n'avons  jamais 
observées  ,  ou  que  nous  avons  oubliées  :  Appone 
iniquitatem  super  inic/uitatem. 

Je  dis  que  nous  avons  oubliées ,  car  nous  en  per- 
dons facilement  la  mémoire.  Mais  Dieu,  qui  se  trou- 
vera intéressé  à  réveiller  ce  souvenir  et  à  le  perpétuer, 
le  rendra  fixe  et  immuable  :  comment  cela?  en  nous 
appliquant  la   lumière  de  son  entendement  divin  , 
par  oi^i  ces  mêmes  crimes  lui  sont  toujours  présens , 
et  en  nous  l'appliquant  avec  des  traits  si  marqués, 
qu'il  ne  sera  jamais  en  notre  pouvoir  de  les  effacer. 
Lumière  divine  ,  prenez  garde  ,  s'il  vous  plaît,  qui 
pour  cela  est  comparée  par  le  Saint-Esprit,  non  pas 
à  la  parole,  niais  à  l'écriture.  Lingua  mea  calamus 
scrihœ  çelociier  scrihentis  (i).  Ma  langue,  disoit  le 
Prophète  ,  lorsqu'elle  exprime  les  pensées  de  Dieu , 
est  semblable  à  la  plume  d'un  écrivain.  Que  vouloit-il 
dire?  Similitude  admirable ,  répond  saint  Jérôme  ! 
Parce  que  de  même  qu'un  écrivain  forme  des  carac- 
tères qui  demeurent ,  qui  se  conservent  des  siècles 
entiers ,  et  qui  représentent  toujours  à  l'œil  ce  que 
d'abord  ils  lui  ont  fait  voir,  au  lieu  que  la  langue 
ne  forme   que   des   paroles  passagères  qui  cessent 
d'être  à  l'instant  qu'elles  sont  prononcées  :  aussi  la 
lumière  de  Dieu   a-t-elle  un  être  permanent  ;  de 
sorte  que  ,  lorsqu'une  fois  elle  sera  imprimée  dans 
nos  esprits  comme  Dieu  l'y  imprimera ,  nous  ne  pour- 
rons plus  perdre  l'idée  des  sujets  de  notre  condam- 
nation ,  et  nous  les  verrons  éternellement  écrits  dans 
Cl)  Ps.  44. 


^i6  SUR  LE   JUGEMENT 

Dieu  même  :  Lingua  mea  calamus  scrîhœ  velocitêT 
scribentîs.  El  voilà  ,  mes  frères  ,  dit  eainl  Bernard , 
ce  que  Dieu  vouloit  nous  déclarer  dans  ce  passage  du 
Deuléronome  ,  quand,  après  avoir  fait  le  dénombre- 
ment des  péchés  de  son  peuple  ,  il  concluoit  ainsi  : 
Nonne  hœc  condita  sunt  apud  me ,  et  signata  in 
ihesaun's  mcis?  (i)  Tout  cela  n'esl-il  pas  comme  en 
réserve  chez  moi,  et  tout  cela  n'est- il  pas  comme 
scellé  dans  les  trésors  de  ma  justice?  Voyez-vous, 
chrétiens  ,  la  conduite  de  Dieu  à  notre  égard?  Si ,  par 
un  esprit  de  pénitence,  nous  conservions  maintenant 
le  souvenir  de  nos  désordres,  les  ayant  toujours  de- 
vant les  yeux  ,  et  les  repassant  dans  l'amertume  de 
nos  âmes ,  tout  désordres  qu'ils  auroient  été ,  nous 
nous  en  ferions  devant  Dieu  un  trésor  de  miséri- 
corde :  mais  parce  que  nous  les  laissons  volontaire- 
ment échapper,  Dieu  les  ramasse,  et  nous  en  fait 
un  autre  trésor ,  qui  est  ce  trésor  de  colère  dont  a 
parlé  l'Apôtre.  Trésor  qu'il  nous  ouvrira  dans  le 
grand  jour  de  la  manifestation.  Trésor  où  il  mettra 
le  sceau  ,  afin  que  jamais  ni  la  négligence,  ni  l'oubli 
même  involontaire  n'y  puissent  donner  la  moindre 
atteinte ,  et  que  malgré  nous  notre  esprit  se  trouve  j 
pour  ainsi  dire,  toujours  saisi  de  la  connoissance  de 
nos  propres  actions  :  Nonne  hœc  condita  sunt  apud 
me,  et  signata  in  ihesauris  meis? 

Voilà  ce  qui  concerne  les  erreurs  de  fait  :  mais  i! 
en  est  d'autres  que  jappelle  erreurs  de  droit.  JiQ 
effet,  l'extrémité  de  notre  misère  est  que  nous  errons 
même  dans  les  principes  j  et  que ,  par  un  renverse- 

(0  Deut.  32. 

ment 


DE   DIEU.  417 

ment  qui  se  fait  en  nous  aussi  bien  de  l'homme  rai- 
sonnable que  de  l'homme  chréiien ,  nous  nous  for*- 
mons  des  consciences  que  noire  raison  ,  pour  peu 
épurée  et  pour  peu  exacte  qu'elle  soit ,  ne  peut  s'em- 
pêcher  de  contredire  :  réglant  nos  devoirs  par  nos 
intérêts  ;  opinant  et  décidant  sur  nos  obligations 
selon  le  mouvement  de  nos  passions;  nous  en  rap- 
portant à  notre  sens  particulier  au  préjudice  des 
saintes  lumières  que  la  religion  nous  fournit  ;  quali- 
fiant les  choses  comme  il  nous  plaît  ;  traitant  de  baga- 
galelles  et  de  riens  ce  qui  est  essentiel  au  salât;  ne 
jugeant  de  ce  qui  est  criminel  que  par  rapport  aux 
idées  du  monde,  c'est-à-dire,  ne  comptant  pour 
criminel  selon  Dieu ,  que  ce  qui  l'est  selon  le  monde  ; 
nous  figurant  honnête  et  permis  tout  ce  qui  est  au- 
torisé par  l'usage  du  monde  ;  au  lieu  de  combattre 
le  monde  par  notre  foi,  accordant  notre  foi  avec  le 
monde,  et  par  là  même  l'anéantissant  et  la  détruisant. 
Mais  Dieu,  chrétiens,  viendra  par  son  jugement 
reciifier  tous  ces  faux  principes,  dissiper  toutes  ces 
illusions  ,  réformer  toutes  ces  consciences ,  et  ce  sera , 
dit-il ,  lorsqu'après  nous  avoir  laissé  prendre  notre 
temps ,  il  prendra  le  sien  :  Cùm  accepero  tempus  (i). 
Ces  consciences  dont  nous  nous  étions  assurés  et  sur 
lesquelles  nous  nous  reposions  ,  il  nous  les  fera  pa- 
roîlre  pleines  d'injustice,  de  préoccupation,  de  mau- 
vaise foi,  et  comme  telles  il  les  réprouvera.  Dès 
celte  vie  ,  il  nous  avoii  suffisamment  pourvus  de 
règles  pour  nous  obliger  à  les  réprouver  nous-mêmes. 
Car  nous  n'avions  qu  à  les  confronter  avec  la  pureté 

TOME   YII,  :2  7 


4l8  SUR   LE   JUGEMENT 

de  sa  loi;  nous  n'avions  qu'à  les  soumeilre  aux  ju- 
gemens  de  ceux  qu'il  avoii  établis  dans  son  Eglise 
pour  nous  conduire  ;  nous  n'avions  qu'à  les  comparer 
avec  les  premiers  jugemens  que  nous  faisions  autre- 
fois du  bien  et  du  mal ,  avant  que  notre  raison  fût 
pervertie  et  obscurcie  par  le  péché  :  mais  parce  que 
nous  n'avons  rien  fait  de  tout  cela  ,  et  qu'emportés 
par  l'esprit  du  monde  ,  nous  avons  toujours  voulu 
suivre  ces  consciences  erronées  :  Dieu ,  pour  nous 
confondre ,  leur  opposera  la  sainteté ,  l'intégrité  , 
l'incorruptibilité  de  son  jugement.  Et  qu'aurons-nous 
autre  chose  ,  mes  frères  ,  à  lui  répondre  ,  que  de 
faire  en  sa  présence  le  même  aveu  que  Job  ,  et  de  le 
faire  encore  avec  plus  de  sujet  que  ce  saint  homme: 
Vcrè  scio  cjubd  ita  sit ,  et  qubdnon  justifie etur  ?wmo 
compositus  Deo  (i).  Ah  !  on  nous  le  disoit ,  et  nous 
l'éprouvons,  Seigneur,  que  vos  vues  sont  bien  dif- 
férentes des  nôtres  et  bien  au  -  dessus  des  nôtres. 
Nous  pouvions  nous  justifier  à  nos  yeux ,  mais  nous 
ne  l'étions  pas  pour  cela  devant  vous  ;  et  c'est  même 
pour  nous  être  tant  justifiés  à  nos  yeux  ,  que  nous 
devenons  devant  vous  plus  criminels.  Ou  plutôt , 
mes  chers  auditeurs  ,  sans  rien  répliquer  et  sans  rien 
dire,  qu'aurons-nous  à  faire  autre  chose,  que  de 
demeurer  dans  un  triste  et  morne  silence  ,  confus, 
interdits  ,  effrayés  ,  apercevant  partout  les  titres  d'une 
juste  et  affreuse  réprobation,  et  ne  pouvant  les  dé- 
guiser ,  ne  pouvant  les  éluder ,  ne  pouvant  les  détruire 
ni  les  réfuter  ,  parce  que  nous  ne  pourrons  éteindre 
celle  lumière  éternelle  de  la  vérité  qui  nous  percera 
(i)Jûb.  9. 


DE   DIEU.  419 

le  toutes  parts  ,   et  nous  retracera  incessamment 
l'odieuse  peinture  de  nous-mêmes. 

Je  serois  infini ,  si ,  pour  raccomplissemenl  de 
mon  dessein  et  pour  la  conclusion  de  cette  première 
partie  ,  je  voulois  maintenant  dans  une  nouvelle 
image  vous  exposer  comment  Dieu,  vérité  toujours 
infaillible  ,  non  content  de  nous  faire  connoître  à 
nous-mêmes  pour  nous  détromper  de  nos  erreurs, 
nous  fera  encore  connoître  aux  autres  pour  con- 
fondre nos  hypocrisies.  Hypocrisie  ,  caractère  de 
notre  siècle  ,  ou ,  pour  mieux  dire  ,  caractère  de  tous 
les  siècles  oii  le  libertinage  a  régné  ,  puisque  le  liber- 
tinage ,  quelque  déterminé  qu  il  puisse  être  ,  ne  se 
soutiendroit  jamais  s'il  ne  se  couvroit  du  voile  de  la 
religion  ;  hypocrisie  ,  compagne  inséparable  de  1  hé- 
résie, et  qui  as  fomenté  toutes  les  sectes,  puisqu'il 
n'y  en  a  pas  une  qui  ait  osé  se  produire  sans  être 
revêtue  des  apparences  d'une  spécieuse  réforme  • 
hypocrisie,  qui,  sous  prétexte  de  perfection,  vas  à 
la  destruction  ,  et  qui ,  sous  ombre  de  ne  vouloir 
rien  de  médiocre  dans  le  culte  de  Dieu  ,  anéantis  vi- 
siblement ,  quoiqu'insensiblement,  le  culte  de  Dieu; 
hypocrisie  ,  qui ,  sous  l'austérité  des  paroles  ,  caches 
les  actions  les  plus  basses  et  les  plus  honteuses  ,  et, 
qui  ,  sous  le  masque  d'une  fausse  régularité  ,  insultes 
à  la  véritable  et  solide  piété;  hypocrisie,  qui,  par 
un  raffinement  d'orgueil  déguisé  sous  le  nom  de  zèle, 
condamnes  tout  le  genre  humain,  fais  de  la  médi- 
sance une  vertu,  n  épargnes  pas  les  puissances  éta- 
blies de  Dieu  et  n'as  de  charité  pour  personne  ;  hy- 
pocrisie, qui ,  pour  parvenir  à  les  fins,  remues  toutes 

2"^  . 


/^20  5LÎK    LE    JUGEMENT 

sortes  (le  ressorts,  formes  loiiics  sortes  J'inlrignes, 
emploies  toutes  sortes  de  moyens,  ne  irouvant  rien 
d'injuste  dès  qu'il  te  peut  être  utile  ,  rien  qui  ne 
soil  permis  dès  qu'il  sert  à  ton  avancement  et  à  ton 
progrès  :  c'est- là  ,  c'est  à  ce  tribunal  que  tu  compa- 
roîiras  ,  et  que  Dieu  ,  pour  1  honneur  de  la  vérité  , 
révélera  toute  ta  honte.  Lui-même  il  nous  le  dit , 
mais  avec  des  expressions  dont  j'aurois  peine  à  user  , 
si  elles  n'étoienl  consacrées.  Oùtendam  gentihus 
nudiiatem  tuam  y  et  regnis  ignominiam  tuam  (i); 
Oui ,  je  découvrirai  à  toute  la  terre  ton  opprobre  , 
c'est-à-dire  ,  tes  artifices  ,  tes  fraudes  ,  tes  impos- 
tures ,  tes  cabales,  tes  abominations  d'autant  plus 
ignominieuses  pour  toi ,  qu'elles  auront  été  plus  se- 
crètes pour  le  monde  :  Ostendam  ;  tout  cela  sera 
connu,  et  par  là  non -seulement  je  me  satisferai, 
mais  je  satisferai  tout  l'univers.  Tu  séduisois  les 
peuples  ,  lu  leur  en  imposois  ,  lu  te  les  attachois  par 
«ne  vaine  montre  de  probité,  de  simplicité  ,  de  sé- 
vérité ;  tu  recevois  leur  encens ,  et  tu  te  repaissois 
de  leurs  éloges.  Or  ,  je  produirai  au  grand  jour  tous 
ces  mystères  d'iniquité  et  toute  celte  turpitude.  On 
la  verra  ,  et  tu  auras  à  soutenir  les  regards  de  tous 
ceux  que  tu  as  trompés  :  Ostendam  gentihus  nudi- 
tatem  tuam  ,  et  rcgnis  ignominium  tuam.  Voilà  , 
chrétiens ,  la  menace ,  et  jugez  de  l'effet.  Que  dis-je, 
el  qui  peut  l'imaginer  et  le  concevoir?  Je  vous  le 
demande  :  qui  peut  concevoir  de  quelle  confusion 
seront  couverts  loul-à-coup  et  accablés  ,  tel  peut- 
être  et  telle  qui  sont  ici  présents  ;  qui ,  portant  an 

(i)  Nuhum.  3. 


DE   DIEU.  421 

fond  de  leur  cœur  de  quoi  les  dlffaïner  ,  lèvent  la 
tête  néanmoins  avec  plus  de  confiance  et  plus  d'or- 
gueil; qui  ,  dans  un  moment,  se  tiendroienl  perdus 
sans  ressource  ,  si  ce  qu'ils  cachent  avec  tant  de 
soin  et  sous  de  si  beaux  dehors ,  venoit  à  être  su  ,  non 
pas  du  public  ,  mais  seulement  de  cette  personne  en 
particulier  ou  de  cette  autre  ;  qui  ne  trouveroient 
point  alors  d'assez  épaisses  ténèbres  ni  de  retraite 
nssez  profonde  oii  se  précipiter  et  s'abîmer  ?  ah  !  je 
le  répète  ,  et  qui  peut  penser  quelle  sera  pour  eux. 
l'ignominie  de  cette  révélation  authentique  et  solen- 
nelle oii  ils  se  verront  comme  donnés  en  spectacle  à 
toules  les  créatures  intelligentes;  où  tout  ce  qu'il  y 
aura  eu  de  plus  lâche  ,  de  plus  indigne ,  de  plus 
malin  ,  de  plus  sale  et  de  plus  corrompu  dans  leurs 
sentimens,  dans  leurs  déguisemens  ,  dans  leurs  me- 
nées et  leurs  fourberies,  dans  leurs  plaisirs  et  leurs 
])rutales  voluptés,  sera  lire  des  ombres  qui  l'enve- 
loppoient  et  mis  sous  les  yeux  de  tous  les  hommes; 
où  5  devenus  les  objets  du  mépris  le  plus  général  , 
ils  seront  surtout  témoins  de  la  surprise  et  de  l'indi- 
gnation de  ceux  qu'ils  auront  trompés;  de  ceux  qui 
les  croyoienl  tels  qu'ils  paroissoient  et  qu'ils  s'étu- 
dioient  de  paroîlre  ,  droits  ,  sincères,  désintéressés., 
réglés,  vertueux  ,  honnêtes;  mais  qui  commenceront 
à  les  connoître  tels  qu'ils  éloient ,  sans  foi ,  sans  re- 
tenue ,  sans  pudeur  ,  sans  charité,  sans  équité  ,  sans 
religion?  Je  ne  puis  vous  donner  d  idée  parfaite  de 
coite  infamie ,  et  rien  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  le 
monde  n'en  peut  approcher.  Vn  homme  est  décrié 
sur  la  terre  et  noté  :  mais  il  disparoît;  mais  il  li'ea 


422  SUR   LE   JUGEMENT 

est  flétri  que  dans  une  société  ,  que  dans  un  quartier, 
que  dans  une  certaine  contrée  ;  mais  la  tache  enfin 
s'efface  avec  le  temps  :  au  lieu  que  l'hypocrite  dé-  \ 
masqué  à  ce  jugement  redoutable  ,  sera  forcé  malgré 
lui  de  demeurer  en  vue ,  que  l'image  de  son  hypo- 
crisie sera  gravée  dans  tous  les  esprits  ,  et  qu'éter- 
nellement cette  image  et  sa  honte  subsistera. 

Le  remède  ,  mes  frères ,  et  le  plus  assuré  préser- 
vatif que  nous  ayons  et  dont  nous  puissions  présen- 
tement nous  servir ,  c'est  d'être  de  bonne  foi  avec 
nous-mêmes  pour  travailler  à  nous  bien  connoître , 
et  de  l'être  avec  les  autres  pour  pouvoir  aussi  sincè- 
rement nous  faire  bien  connoître  à  qui  nous  le  devons, 
je  veux  dire ,  aux  ministres  de  la  pénitence.  Connois- 
sons-nous  nous-mêmes  ,  afin  de  nous  remplir  d  une 
sainte  haine  de  nous-mêmes ,  et  de  nous  exciter  à 
la  réformation  de  nous-mêmes.  Et  faisons-nous  bien 
connoître  aux  médecins  spirituels  de  nos  âmes,  afin 
qu'ilspuissent  mieux  nous  traiter,  et  qu'ils  s'appliquent 
avec  plus  de  fruit  à  la  guérison  de  nos  infirmités. 
Essuyons  à  leurs  pieds  et  avec  toute  l'humilité  chré- 
tienne une  confusion  particulière  et  salutaire.  De- 
mandons à  Dieu  qu'il  répande  sur  eux  et  sur  nous 
sa  vérité  ,  et  souhaitons  que  ce  soit  cette  souveraine 
vérité  qui  nous  conduise  par  leur  ministère.  Sans 
cela,  nous  avons  tout  à  craindre  de  cette  vérité  infall- 
liblequerien  ne  trompera,  et  de  cette  équité  inflexible 
que  rien  ne  corrompra,  comme  il  me  reste  à  vous 
faire  voir  dans  la  seconde  partie. 


DE   DIEU.  4-3 

DEUXIÈME  PARTIE. 

11  y  a  une  loi  rigoureuse  de  justice ,  et  nous  ne 
pouvons  douter  que  cette  loi  ne  soit  dans  Dieu, pour 
corriger  un  jour  les  relâchemens  et  les  abus  infinis 
de  notre  amour-propre.  Quelque  lumière  que  nous 
ayons  ,  chrétiens  ,  pour  faire  le  discernement  inté- 
rieur de  nos  consciences  dont  je  viens  de  vous  parler, 
rarement  avons -nous  le  courage  qui  seroit  néces- 
saire pour  procéder  contre  nous-mêmes ,  pour  nous 
traiter  aussi  sévèrement  que  nous  nous  sommes  sin- 
cèrement et  véritablement  connus.  Nous  nous  con- 
damnons (prenez  garde,  s'il  vous  plaît ,  à  ces  trois 
pensées  auxquelles  je    réduis   toute   cette   seconde 
partie),   nous  nous  condamnons,   mais  en  même 
temps  nous  nous  faisons  grâce  ,    et  nous  voulons 
qu'on  nous  ménage  jusque  dans  le  tribunal  le  plus 
saint  où  nous  nous  soumettons  à  être  jugés,  qui  est 
celui  de  la  pénitence.  Nous  nous  reconnoissons  pé- 
cheurs devant  Dieu  ,  mais  en  même  temps  nous  con- 
sidérons ce  que  nous  sommes  selon  le  monde  ,   et 
nous   prétendons  qu'on  y  doit  avoir  égard ,  tirant 
un  avantage  secret  de  la  qualité  de  nos  personnes 
et  de  la  diilérence  de  nos  conditions.  Nous  nous 
avouons  coupables  et  punissables ,   mais  en  même 
temps  nous  nous  alléguons  à  nous-mêmes  notre  foi- 
blesse  ,  ou  plutôt  notre  délicatesse  que  nous  croyons 
devoir  épargner  ,  et  pour  laquelle  nous  exigeons  des 
autres  qu'ils  aient  de  la   condescendance  et  de  la 
douceur.  Trois  effets  de  l'amour  de  nous-mêmes; 
trois  désordres  qui  entretiennent  l'impénitence  des 


4^4  SUR   LE   JUGEMENT 

hommes  tin  siècle  dans  le  cours  de  la  vie  ;  trois  re- 
lâchemens  de  l'espril  chrétien ,  à  quoi  il  faut  que 
l'équité  inflexible  du  jugement  de  Dieu  serre  de 
correctif,  et  voici  comment.  Car  Dieu,  mes  chers 
auditeurs  ,  nous  jugera  sans  nous  faire  grâce  ;  il  nous 
jugera,  non-seulement  sans  distinguer  nos  qualités  , 
mais  les  employant  contre  nous-mêmes  ;  il  nous  ju- 
gera sans  consulter  notre  délicatesse  ,  et  il  fera  même 
de  notre  délicatesse  le  sujet  principal  de  la  rigueur 
de  son  jugemenl.  Encore  un  moment  de  réflexion. 

Nous  nous  faisons  grâce  en  nous  jugeant ,  et  Dieu 
ne  nous  fera  nulle  grâce.  Voilà  de  tous  les  points 
de  la  religion  ,  celui  qui  nous  paroît  le  plus  terrible  , 
et  qui  néanmoins  est  le  mieux  établi.  Car  ,  c'est 
ainsi  que  le  Saint-Esprit  a  défini  en  propres  termes 
le  j ugement  de  Dieu  :  Judiciiim  sine  misericordiâ (  i  ); 
un  jugement  sans  miséricorde  :  pourquoi  ?  pour  l'op- 
poser à  notre  miséricorde  pernicieuse  dont  nous 
aurons  usé  dans  les  jugemens  que  nous  faisons  de 
nos  personnes.  Telle  est  en  eflel  ,  chrétiens  ,  la 
fausse  maxime  qui  nous  préoccupe  :  parce  qu'il 
s'agit  de  nous-mêmes  ,  nous  croyons  avoir  un  droit 
naturel  de  nous  juger  favorablement  ;  et  c'est  au 
contraire  pour  cela  que  nous  ne  saurions  y  apporler 
un  zèle  trop  rigide.  S'il  éloil  question  de  juger  les 
autres  ,  ce  seroit  par  ce  principe  de  bénignité  qu'il 
s'y  faudroit  prendre,  et  à  peine  y  auroit-il  quelque 
danger  de  la  porter  trop  loin  et  d'en  abuser.  Mais 
dès  que  nous  sommes  nous-mêmes  nos  jugfs,  le 
grand  écueil  à  éviter  ,    c'est  cet  esprit  de  douceur 

.     (i)  Jacob.  2. 


DE   DIEU.  425 

<Dt  de  modération  que  l'amoiir-propre  nous  inspire  , 
et  qu'il  ne  manque  jamais  d'autoriser  de  mille  pré- 
textes spécieux.  Voilà  cependant  où  nous  allons  tou- 
jours. Nous  voulons  que  les  prêtres  ,  qui  sont  les 
lieutenans  de  Dieu  et  qui  président  de  sa  part  à  ce 
jugement  secret  de  nos  âmes  dans  le  sacrement  de 
la  pénitence  ,  deviennent  en  cela  les  complices  de 
notre  lâcheté.  A  force  d'être  indulgens  comme  nous 
le  sommes  envers  nous-mêmes ,  nous  les  obligeons 
en  quelque  sorte  à  le  devenir ,  c'est-à-dire  ,  à  nous 
accorder  ce  qui  nous  est  commode  et  à  nous  dis- 
penser de  ce  qui  nous  mortifie  :  et  il  arrive  tous  les 
jours,  par  une  prévarication  indigne  ,  mais  qui  est 
celle  de  notre  siècle  ,  que  lors  même  que  nous  nous 
scandalisons  en  général  de  la  trop  grande  facilité 
des  ministres  de  l'Eglise  ,  nous  l'entretenons  en  par- 
ticulier par  cent  manières  artificieuses  dont  nous 
nous  servons  pour  les  faire  entrer  dans  nos  pensées 
et  dans  nos  intérêts;  et  que  ne  trouvant  point  pour 
autrui  de  confesseurs  assez  sévères  ,  nous  en  formons 
pour  nous-mêmes  de  plus  indulgens  et  de  plus  ac- 
comraodans.  Car  de  là  vient  l'espèce  de  nécessité 
où  nous  les  mettons  de  garder  avec  nous  tant  de 
mesures  ,  d'imaginer  tant  d'adoucissemens,  de  cher- 
cher tant  de  tempéramens ,  et  cela  au  préjudice  de 
la  sainte  fonction  qui  leur  est  confiée  ,  et  qu'ils  n'ont 
pas  la  force  de  soutenir,  parce  que  nous  en  avons 
trop  pour  arrêter  leur  zèle  et  pour  l  énerver. 

Mais  Dirn ,  chrétiens ,  qui  est  le  premier  juge  , 
et  au  tribunal  duquel,  non-seulement  nos  crimes  , 
mais  les  jugcmens  de  nos  crimes  doivent  être  lap- 


4^6  SUR   LE   JUGEMENT 

portés,  confondra  tout  cela  par  ce  jtigement  suprême 
dont  le  caractère  est  d'être  sans  miséricorde  :  Judi- 
cium  sine  misericordiâ.  La  raison  est  ,  dit  saint 
Augustin  ,  que  ce  sera  la  seule  justice  alors  qui 
agira  ;  elle  agit  dès  à  présent  ,  mais  elle  n'agit  pas 
toute  seule ,  ou  plutôt  c'est  la  miséricorde  qui  agit 
par  elle  et  dans  elle  :  car  celte  justice  même  que 
Dieu  exerce  contre  nous  dans  la  vie  ,  est  souvent 
ime  de  ces  miséricordes  les  plus  spéciales  ;  puisqu'il 
est  certain  que  Dieu  ne  nous  punit  point  en  ce 
monde  précisément  pour  nous  punir  ,  mais  qu'il  ne 
nous  punit  que  pour  nous  convertir  ,  que  pour  nous 
sanctifier ,  que  pour  nous  instruire ,  et  qu'ainsi  ses 
châtimens ,  dans  les  principes  de  la  foi,  sont  des 
bienfaits  et  des  faveurs.  Mais  dans  son  jugement  il 
n'écoutera  que  sa  justice  ,  il  ne  suivra  que  sa  jus- 
tice i  il  n'aura  égard  qu'aux  droits  de  sa  justice  , 
parce  que  nous  aurons  négligé  les  dons  de  sa  misé- 
ricorde ,  et  que  nous  en  aurons  épuisé  toutes  les 
sources.  Je  dis  plus  ,  sa  miséricorde  négligée  ,  mé- 
prisée ,  outragée  ,  ne  servira  qu'à  aigrir  sa  justice  : 
et  par  oii  ?  par  le  témoignage  qu'elle  rendra  contre 
nous,  bien  loin  de  s'intéresser  pour  nous  ;  Jiidicium 
sine  misericordiâ. 

Ah  !  chrétiens  ,  que  nous  serviront  alors  ces  grâces 
prétendues  que  nous  aurons  comme  extorquées  des 
vicaires  de  Jésus-Christ  ;  ces  condescendances  qu'ils 
auront  eues  pour  nous ,  de  quel  usage  nous  seront- 
elles  ?  Dieu  les  ratifiera-t-il  ?  conformera- t- il  son 
jugement  au  leur  ?  ce  qu'ils  auront  délié  sur  la  terre  , 
le  déliera- 1- il  dans  le  ciel?  le  pouvoir  des  clefs  qu'il 


DE   DIEU.  427 

leur  a  donné  va-t-il  jusque  -  là  ?  Non  ,  non ,  mes 
chers  auditeurs  ,  cela  ne  peut  être.  Dieu  veut  bien 
qu'ils  soient  des  ministres  de  miséricorde  ,  mais  d'une 
miséricorde  sage  et  ferme  ,  et  non  point  d'une  mi- 
séricorde aveugle  et  molle  ;  mais  d'une  miséricorde 
qui  retranche  les  vices  et  les  habitudes  criminelles  , 
et  non  point  d'une  miséricorde  qui  les  flatte  et  qui 
les  fomente  ;  mais  d'une  miséricorde  qui  mette  à 
couvert  sa  cause  et  l'honneur  de  son  nom ,  et  non 
point  d'une  miséricorde  qui  l'outrage  et  le  désho- 
nore :  car  une  telle  miséricorde  ,  une  miséricorde 
foible  ,  timide  ,  disposée  à  tout  accorder  ,  ne  sauvera 
pas  le  pécheur  et  perdra  le  ministre  :  tellement  que 
l'un  et  l'autre  ne  doit  s'attendre  de  la  part  de  Dieu 
qu'à  un  jugement  sans  miséricorde  :  Judicium  sine 
misericordiâ. 

Autre  abus  qui  résulte  de  celui  -  ci.  Nous  tirons 
avantage  de  nos  qualités  ;  et  parce  que  nous  nous 
voyons  dans  des  rangs  de  naissance  et  de  fortune 
que  le  monde  respecte  ,  nous  voudrions  que  Dieu 
nous  respectât  aussi  ;  et  nous  le  prétendons  si  bien 
que  quand  les  substituts  de  sa  justice  ,  qui  sont  les 
prêtres  de  la  loi  de  grâce  ,  entreprennent  de  nous 
juger  selon  les  règles  communes  et  générales  du 
christianisme  que  nous  professons  ,  nous  le  trouvons 
mauvais;  exigeant  de  leur  discrétion  qu'ils  ne  nous 
confondent  pas  avec  les  âmes  vulgaires  ,  et  mesurant 
leur  prudence  par  la  distinction  qu'ils  font  de  ce  que 
nous  sommes  :  n'est-ce  pas  ainsi  que  les  choses  se 
passent  entre  les  ministres  de  la  pénitence  et  nous  ? 
Mais   voyons  comment  elles   se  passeront  devant 


428  SUR   LE   JUGEMENT 

Dieu.  Si  je  vous  disois  que  l'un  des  lilres  dont  Dioiî 
se  glorifie  davanlage  dans  l'Ecriture  ,  est  d'être  un 
Dieu  sans  égard  aux  conditions  des  hommes  ;  que 
c'éloit  la  louange  particulière  que  les  pharisiens 
mêmes  altribuoient  à  Jésus -Christ  ,  confessant  en 
sa  présence  que  dans  les  jugemens  qu'il  porloit  il 
De  considéroit  point  les  personnes  :  Non  enini  res- 
picis personam  hominum  (i)  ;  et  qu'en  ell'et  ,  jus- 
qu'au sujet  de  sa  mère,  c'est-à-dire  ,  de  la  plus 
auguste  de  toutes  les  créatures  ,  cet  homme  -  Dieu 
s'est  hautement  déclaré  tel,  ne  l'ayant  jamais  ékwée 
dans  le  monde  ,  et  pour  lui  donner  place  dans  sa 
gloire  ,  ne  l'ayant  jamais  partagée  selon  sa  dignité, 
mais  selon  ses  mérites  et  ses  oeuvres  :  Laudenl  eam 
opéra  ejus  (2).  Si  je  vous  le  disois  ,  je  ne  vous  dirois 
que  ce  que  vous  avez  cent  fois  entendu  ,  et  cela  seul 
devroit  renverser  toutes  vos  prétentions  imaginaires, 
fondées  sur  la  différence  de  vos  états  ;  mais  je  vous 
dis  aujourd'hui  quelque  chose  de  plus  fort  ;  et  quoi  ? 
c'est  que  la  différence  de  vos  conditions  et  de  vos 
états,  bien  loin  de  vous  être  avantageuse  ,  est  jus- 
tement ce  qui  rendra  Dieu  plus  sévère  et  plus  infle- 
xible contre  vous.  Qui  nous  l'apprend?  lui-même, 
par  ces  paroles  de  la  Sagesse  ,  que  vous  devriez 
écouter  comme  autant  de  tonnerres  ,  et  qui  ont  fait 
la  conversion  de  tant  de  grands  du  monde  :  Audile 
ergb  i^os  qui  continetis  muUitudincs  ,  et  placeiis 
vohis  in  iurhis  nationurn  :  quia  liorrendc  et  cita 
apparchit  vohis  :  quoniam  judicium  durissimum  his 
qui prœsunt  (3)  ;  Sachez  donc  ,  vous  qui  commandez 

(i)  Matlh.  22.  —  (2)  Prov.  3i.  —  (.'^)  Sap.  6. 


DE   DIEU.  4-9 

ïiux  nations  el  qui  vous  plaisez  dans  la  foule  des 
peuples  où  vous  êtes  honorés  ,  sachez  que  ce  Dieu 
de  majesté  se  montrera  bientôt  à  vous  ,  mais  d'une 
manière  qui  vous  doit  saisir  de  frayeur  :  car  ,  pour 
ceux  qui  sont  dans  l'élévation  ,  il  ne  peut  y  avoir 
qu'un  jugement  inexorable  et  rigoureux  ;  Quuniam 
judicium  durissimum  Jiis  qui  pTœsunt.  De  vous  en 
marquer  les  raisons ,  ce  seroit  un  soin  superflu  , 
puisque  votre  expérience  vous  les  fait  assez  voir  :  ce 
mépris  de  Dieu  dans  lequel  vivent  les  grands  de  la 
terre  ,  cet  oubli  de  leur  dépendance  ,  cette  ostenta- 
tion de  leur  pouvoir  ,  et ,  sans  parler  du  reste,  cette 
dureté  de  crenr  envers  ceux  qui  leur  sont  soumis  , 
ne  justifie  que  trop  la  Providence  sur  la  sévérité 
avec  laquelle  Dieu  les  jugera. 

Quoi  qu'il  en  soit  ,  voilà  l'arrêt  que  la  Sagesse 
éternelle  a  prononcé.  Exiguo  conceditur  miseri- 
cordia  ;  patentes  autem  patenter  tormenta  patien- 
iur  (  I  )  :  S'il  doit  y  avoir  de  la  douceur  dans  le 
jugement  de  Dieu  ,  c'est  pour  les  foibles  et  pour  les 
petits;  mais  les  grands  et  les  puissans  du  siècle  ,  à 
proportion  de  leur  grandeur  ,  y  doivent  être  plus 
rudement  frappés.  Je  me  suis  donc  trompé ,  quand 
j'ai  dit  que  Dieu  ne  distingueroit  point  nos  qualités. 
Ah  î  mes  chers  auditeurs  ,  vous  paroîtrez  encore 
dans  son  jugement  tout  ce  que  vous  êtes,  et  vous 
y  porterez  toutes  les  marques  de  ces  dignités  écla- 
tantes dont  vous  aurez  été  revêtus  ;  mais  c'est  ce  qui 
allumera  la  colère  de  Dieu ,  et  ce  qui  lui  fera  lancer 
sur  vos  têtes   de  plus  terribles  analhêmes.   Votre 

(i)  Sap.  6. 


43o  SUR   LE   JUGEMENT 

souhait  ,  alors  ,  sera  que  Dieu  voulût  bien  ne  vous 
point  distinguer,  et  qu'il  vous  jugeât  eomme  les 
derniers  des  hommes  ;  mais  c'est  ce  que  la  loi  invio- 
lable de  son  équité  ne  lui  permettra  pas  ;  il  faudra , 
malgré  vous  ,  que  vous  soyez  jugés  en  grands ,  parce 
qu'il  faudra  que  vous  soyez  punis  de  même  :  ainsi 
l'ont  été  les  Pharaon  ,  les  Balthazar  ,  les  Antiochus; 
ils  étoient  princes  ,  et  voilà  pourquoi  Dieu  ,  dans 
l'Ecriture  ,  a  fulminé  contre  eux  des  arrêts  qui  nous 
font  encore  frémir  :  or ,  vous  devez  compter  que 
leur  destinée  sera  la  vôtre  ,  et  que ,  vivant  comme 
eux  ,  ce  qui  s'est  accompli  dans  eux  s'accomplira 
infailliblement  en  vous:  pourquoi?  parce  que  la  loi 
est  sans  exception  :  Quoniam  judicium  durissimum 
his  (jui  prœsunt. 

Troisième  et  dernier  a])us  :  nous  nous  supposons 
délicats  ;  et  parce  qu'il  nous  plaît  de  l'être  ,  nous 
nous  faisons  un  droit  et  même  une  obligation  de 
nous  épargner ,  et  ce  qui  est  selon  Dieu  lâcheté  et 
impénitence  ,  nous  l'érigeons  en  devoir.  Non-seu- 
lement nous  nous  ménageons  sans  scrupule  ,  mais 
nous  nous  ferions  volontiers  un  scrupule  de  ne  nous 
ménager  pas  ;  et  quoi  que  l'Ecriture  nous  dise  de 
cette  nécessité  indispensable  de  crucifier  sa  chair 
et  ses  sens  ,  nous  nous  prévalons  de  la  plus  légère 
incommodité  et  du  moindre  besoin  que  nous  sentons 
ou  que  nous  croyons  sentir  :  encore  si  cette  délica- 
tesse ne  s'étendoit  qu'à  certaines  pratiques  volon- 
taires de  la  pénitence  chrétienne,  et  à  certains  exer- 
cices de  notre  choix  et  moins  expressément  ordon- 
nés; mais  ce  qu'il  y  a  de  bien  déplorable,  c'est  qu'on 


DE   DIEU.  43l 

s'en  sert  comme  d'une  dispense  universelle  à  l'égard 
des  observances  même  les  plus  étroites  et  des  pré- 
ceptes les  plus  communs  et  les  plus  formels.  Absti- 
nences et  jeûnes  ,  ce  sont  des  commandemens  qu'on 
lient  impraticables  ;  et  si  les  ministres  de  l'Eglise  , 
dépositaires  de  ses  lois  et  chargés  de  les  faire  ob- 
server ,  veulent  entrer  là-dessus  dans  une  sérieuse 
discussion  ,  et  ne  s'en  rapportent  pas  d'abord  à  nous , 
on  les  regarde  comme  des  gens  indiscrets  et  peu 
versés  dans  1  usage  ordinaire  de  la  vie.  De  quoi  ils 
ont  encore  plus  lieu  de  gémir ,  c'est  que  ce  sont  les 
riches  et  les  opulens  du  siècle  qui  font  plus  valoir  leur 
prétendue  délicatesse ,  comme  si  l'abondance  où  ils 
vivent  alléroit  leurs  forces ,  et  qu'au  milieu  de  tout 
ce  qui  peut  flatter  le  corps  et  l'entretenir  ,  ils  fussent 
absolument  hors  d'état  de  supporter  ce  que  d'autres, 
dans  des  conditions  laborieuses ,  soutiennent  avec 
constance  et  avec  fidélité. 

De  là  nul  soin  de  satisfaire  à  Dieu,  mais  Dieu  néan- 
moins doit  être  satisfait ,  et  veut  être  satisfait.  Que 
fera-t-ii  donc?  parce  que  notre  délicatesse  nous  aura 
empêchés  de  le  satisfaire,  il  se  satisfera  lui-même  par 
l'équité  incorruptible  de  son  jugement.  Mais  dans  un 
jugement  si  équitable,  celte  délicatesse  que  nous 
alléguons  ne  sera-t-elle  pas  une  excuse  légitime  ? 
Chose  étrange  ,  mes  chers  auditeurs  ,  que  l'homme 
veuille  se  justifier  devant  Dieu,  par  cela  même  pour 
quoi  Dieu  se  prépare  à  le  condamner ,  et  que  sa  té- 
mérité aille  jusqu'à  ce  point ,  de  se  couvrir  de  son 
propre  désordre  pour  se  dérober  au  juste  châtiment 
qui  lui  est  dû  !  car  nous  nous  fondons   sur  n<jlre 


43-2  SUR    LE    JUGEMENT 

délicalcsse  pour  nous  rassurer  contre  le  jugement  de 
Dieu  ,  et  c'est  sur  noire  délicatesse  même  que  Dieu 
nous  jugera:  comment?  en  nous  reprochant,  ce  qui 
n'est  que  trop  réel  et  que  trop  vrai ,  et  en  nous  faisant 
voir  que  c'ëioit  une  délicatesse  atrcclée,  que  c'étoit 
une  délicatesse  outrée,  par  conséquent  que  c'étoit  une 
délicatesse  criminelle,  et  que  bien  loin  de  modérer 
l'arrêt  de  notre  condamnation  ,  elle  en  doit  d'autant 
plus  augmenter  la  rigueur  ,  qu'elle  aura  été  la  source 
de  plus  de  péchés,  et  qu'en  même  temps  elle  nous 
aura  servi  de  prétexte  pour  nous  décharger  de  toute 
peine  et  de  toute  réparation. 

Aussi ,  chrétiens ,  écoulez  le  formidable  arrêt  que 
le  Seigneur  a  prononcé  dans  l'Ecriture  ,  et  qu'il  pro- 
noncera encore  plus  hautement  et  avec  plus  d  éclat  : 
Quantum,  in  deliciisfuit,  tantùm  date  illl  iormen- 
tum  (i);  Que  l'oisiveté,  la  paresse,  les  aises  et  les  plai- 
sirs de  la  vie,  soient  la  règle  et  la  mesure  de  la  damna- 
tion et  du  tourment:  car  c'est  ainsi  qu'il  exterminera 
comme  autrefois  ,  et  bien  plus  même  qu'autrefois  , 
tous  les  efféminés  d'Israël;  c'est  ainsi  qu'il  se  tournera 
contre  eux,  et  qu'il  se  dédommagera  avec  usure  de 
la  satisfaction  volontaire  qu'il  aitendoit  de  leur  part , 
et  qu'ils  lui  auront  refusée  :  Ahstulit  effeminalos 
de  terra  (li). 

Sur  cela ,  mes  chers  auditeurs ,  je  finis  par  un  avis 
important  que  j"ai  à  vous  donner  ,  mais  qui  pourroit 
être  pour  vous  un  scandale,  si  vous  et  moi  nous  ne 
le  prenions  dans  le  vrai  sens  où  il  doit  être  entendu. 
Car  je  vous   dis  :    Aimez-vous   vous-mêmes  ,   mes 

(i)  Apoc.  lo.  —  (a)  3.  Reg.  i5. 

frères? 


DE  DIEU.  433 

frères ,  et ,  si  vous  voulez  ,  aimez  votre  chair  ,  j'y 
consens ,  ce  n'est  point  précisément  l'amour  de  vous- 
mêmes  ,  ni  l'amour  de  votre  corps  que  Dieu  con- 
damne ,  puisque  personne ,  selon  la  parole  du  Saint- 
Esprit  j  ne  hait  proprement  sa  chair  :  Nemo  carnem 
suam  odio  hahuit  (i).  Aimez-la  donc  ,  encore  une 
fois ,   cette  chair  ,  mais  aimez-la  d'un  amour  solide 
et  chrétien  ,  et  non  d'un  amour  terrestre  et  déréglé  ; 
c'est-à-dire  ,  aimez-la  pour  l'autre  vie  et  non  pour 
celle-ci  :  de  tous  les  maux  épargnez-lui  le  plus  grand, 
qui  est  le  supplice  éternel  dont  elle  est  menacée  ,  et 
où  votre  mollesse  la  conduit.  Or  ,  vous  ne  l'aimerez 
jamais  de  cet  amour  sage  et  véritable  qu'en  la  haïssant 
dans  ce  monde  :  je  veux  dire ,  qu'en  l'affligeant ,  qu'eu 
îa  renonçant ,  qu'en  la  soumettant,  qu'en  arrêtant  ses 
révoltes,  qu'en  réprimant  ses  appétits ,  qu'en  l'immo- 
lant et  la  sacrifiant.  Ce  langoge  lui  semble  dur  et  elle 
y  répugne;  je  le  sais  et  je  ne  m'en  étonne  pas  ,  puis- 
qu'il s'agit  de  la  dompter  et  de  la  crucifier  avec  tous 
ses  désirs  sensuels.  Mais  combien  mille  fois  lui  sera 
plus  dure  cette  sentence  que  Dieu  prononcera  contre 
elle  :  Allez  au  feu  ,  et  au  feu  éternel  :  Discedite  in 
ignem  œternum  (2).  Hé  quoi!  mondain  voluptueux, 
femme  idolâtre  de  votre  chair ,  vous  l'aimez ,  cette 
chair ,  et  vous  l'exposez  au  coup  le  plus  sensible  et 
ie  plus  accablant  dont  elle  puisse  être  frappée  !  vous 
l'aimez  et  vous  l'exposez  à  des  flammes  allumées  du 
souffle  môme  de  Dieu!  vous  l'aimez,  et  vous  l'exposez 
à  une  éternité  de  sou  fTrances,  et  de  quelles  souffrances  ! 
Yoilà  ce  que  j'appelle  l'amour ,  non-seulement  le  plus 

(1)  Ephfs.  2.  —  (2)  JVIaUb.  a5. 

TOME  vn,  28 


434  SUR   LE   JUGEMENT   DE   DIEU, 

aveugle,  mais  le  plusinsensé;  voilà  ce  qui  me  touche 
pour  vous  d'une  compassion  d'autant  plus  vive  ,  que 
je  vous  vois  plus  amateurs  de  vous-mêmes  ,  et  plus 
susceptibles  des  moindres  impressions  de  la  douleur. 
Traitons-nous  maintenant ,  mes  chers  auditeurs  , 
iraitons-nous  avec  toute  la  sévérité  évangélique,  si 
nous  voulons  que  Dieu,  dans  son  jugement,  nous 
traite  avec  toute  sa  bonté  paternelle;  ne  nous  faisons 
grâce  sur  rien  ,  afin  qui!  nous  fasse  grâce  sur  tout  ; 
armons-nous  contre  nous-mêmes  d'une  inflexible 
équité,  afin  qu'il  ne  prenne  à  notre  égard  que  des 
senlimens  de  miséricorde  ;  préservons-nous  de  son 
jugement  par  le  nôtre  ;  et  parce  qu'il  faut  nécessai-  l 
rement  paroître  au  jugement  de  Dieu  ,  lâchons,  par 
la  rigueur  du  nôtre,  de  mériter  ce  jugement  de  faveur 
qui  mettra  les  élus  de  Dieu  dans  la  possession  d'une 
félicité  éternelle  ,  que  je  vous  souhaite ,  etc. 


TABLE  DES  SERMONS, 

AVEC  L'ABRÉGÉ  DE  CHAQUE  SERMON. 


Wota.  Le  premier  chiffre  marque  la  page  où  commence  l'arlicle  que 
l'on  abrège ,  et  le  second ,  la  page  où  ce  même  article  finit. 


Sermon  pour  le  treizième  dimanche  après  la  Penie-^ 
côte ,  sur  la  Confession ,  pag.  i . 

Sujet.  Dès  qu'il  eut  aperçu  ces  lépreux ,  il  leur  dit  :  Allez  ; 
faites  vous  voir  aux  prêtres.  Ces  lépreux  gue'ris  et  obligés  de 
se  montrer  aux  prêtres  ,  nous  représentent  les  péclienrs  appe- 
lés au  tribunal  de  la  pénitence  pour  y  confesser  leurs  péchés  , 
et  y  être  absous.  P.  i ,  5. 

Division.  Par  rapport  au  passé,  la  confession  est  le  moyen  le 
plus  efficace  et  le  plus  puissant  que  la  Providence  nous  ait 
fourni  pour  effacer  le  péché;  i.'*' partie.  Et  par  rapport  à  l'ave- 
nir ,  la  confession  est  le  préservatif  le  plus  infaillible  et  le  plus 
souverain  pour  nous  garantir  des  rechutes  dans  le  péché;  2.* 
partie.  P.  3  ,  4- 

I."^*^  Partie.  Par  rapport  au  passé,  la  confession  est  le 
moyen  le  plus  efficace  et  le  plus  puissant  que  la  Providence 
nous  ait  fourni  pour  effacer  le  péché.  D'où  tire-t-elie  cette 
vertu?  I.  De  la  volonté  ou  du  don  dé  Dieu;  2.  d'elle-même 
et  de  son  propre  fonds.  P  4  ?  5. 

I.  De  la  volonté  ou  du  don  de  Dieu.  Un  moyen  de  péni- 
tence et  de  salut  n'est  efficace  qu'autant  que  Dieu  veut  l'ac- 
cepter. Or,  il  a  voulu  et  il  veut  accepter  pour  la  rémission 
des  péchés  ,  la  confession  ;  en  quoi  Dieu  fuit  surtout  paroître 
deux  de  ses  divins  attributs  :  sa  grandeur  et  sa  bonté.  Sa  gran- 
deur, remettant  le  péché  en  souverain,  et  sans  observer  avec 
nous  toutes  les  formalités  d'une  justice  rigoureuse.  Il  lui 
suffit  que  nous  nous  reconnoissions  coupables  ;  sa  bonté 
exigeant  de  nous  si  peu  de  chose ,  et  se  contentant ,  pour  nous 

28. 


436  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

pardonner,  du  simple  aveu  de  notre  péché,  et  du  repentir 
de  notre  coeur.  Mais  ,  dit-on  ,  c'est  à  un  homme  qu'il  faut 
faire  cet  aveu  :  il  est  vrai ,  c'est  à  un  homme,  mais  à  uu 
homme  tenant  la  place  de  Dieu,  et  le  ministre  des  miséri- 
cordes de  Dieu.  E.st-ce  donc  là  une  condition  si  difficile  eu 
égard  à  la  grâce  que  nous  obtenons  ?  P.  5— 1 1. 

2.  D'elle-même  et  de  son  propre  fonds.  Car  la  confession 
du  péché  fait  trois  choses  les  plus  capables  de  gagner  le  cœur 
de  Dieu  j  i.  elle  humilie  le  pécheur,  et  par  là  lui  arrache  jus- 
qu'à la  l'acine  du  péché,  qui  est  l'orgueil.  Différence  entre 
l'esprit  de  l'hérésie  et  l'esprit  de  la  vraie  religion.  Comme 
l'esprit  de  l'hérésie  est  un  esprit  d'oriiueil,  il  n'a  pu  souffrir 
la  confession  des  péchés  aux  prêtres.  D'ailleurs,  illusion  de 
ceux  qui  fuient  la  confession  par  la  honte  qu'ils  y  trouvent, 
et  de  ceux  qui  vondroient  ôter  cette  honte  aux  péuitens. 
2.  La  confession  excite  en  nous  la  douleur  et  la  contritioa 
du  péché  j  car  nous  ne  comprenons  jamais  plus  vivement  la 
malice  du  péché  ,  que  lorsque  nous  en  faisons  la  déclaration 
au  tribunal  de  la  pénitence.  Hors  de  là  nous  n'y  pensons  pas  , 
ou  nous  n'y  pensons  qu'à  demi  ;  5.  enfin  il  ne  tient  qu'à 
nous  que  la  confession  ne  commence  déjà  à  expier  la  peine 
du  péché,  et  qu'elle  ne  nous  serve  de  satisfaction  pour  le 
péché.  Car  dès  qu'elle  nous  est  pénible  ,  et  que  nous  y  sen- 
tons une  répugnance  qui  nous  coûte  à  surmonter,  nous  pou- 
vons nous  en  faire  un  mérite  auprès  de  Dieu.  Aussi  saint 
Auîbroise  n'a  pas  craint  de  dii  e  que  la  confession  du  péché 
est  l'abrégé  de  toutes  les  peines  ordonnées  de  Dieu  contre 
le  péché:  Omnium  pœnarum  compendium.  Explication  de  cette 
parole.  P.  1 1—22. 

11.^  Partie.  Par  rapport  à  l'avenir ,  la  confession  est  le 
préservatif  le  plus  infaillible  et  le  plus  souverain  pour  nous 
garantir  des  rechutes  dans  le  péché.  Ceci  se  vérifie  en  consi- 
dérant le  sacrement  de  pénitence  sous  trois  rapports  j  i.  par 
rapport  à  Jésus-Christ ,  qui  en  est  l'auteur  ;  2.  par  rapport 
au  prêtre,  qui  en  est  le  ministre  j  3.  par  rapport  à  noas- 
Wiêmes  ,  qui  en  sommes  les  sujets.  P.  22  ,  25. 

1.  Pur  rapport  à  Jcsus-Ghribt ,  qu'est-ce  que  le  sacrement 


DES   SERMONS.  43/ 

de  pénitence  ?  c'est  une  de  ces  sources  de  grâces  que  ce 
Sauveur  en  mourant  fit  couler  de  son  sacre  côte.  Mais  quelles 
grâces  sont  particulièrement  attache'es  à  la  confession  sacra- 
mentelle ?  des  grâces  de  défense  et  de  soutien.  Dieu  veut  que 
nous  allions  recueillir  ces  grâces  dans  son  sacrement  :  et  de 
là  il  s'ensuit  qu'un  chre'tien  qui  quitte  l'usage  de  la  confession  , 
renonce  aux  grâces  du  salut  les  plus  essentielles ,  qui  sont 
les  grâces  de  précaution  contre  le  péché,  et  que  plus  nu 
chrétien  approche  du  saint  trihunal,  plus  il  se  fortifie  contre 
la  tentation.  P.  2.5 — 27. 

2.  Par  rapport  au  prêtre.  Car  le  prêtre,  en  qualité  de 
ministre  choisi  de  Dieu,  a  une  grâce  jjarticulière  pour  la 
direction  des  âmes ,  et  pour  les  maintenir  dans  la  voie  de 
la  justice  chrétienne.  Et  en  effet ,  que  ne  peut  point  sur  nous 
un  directeur  prudent  et  zélé  ,  en  qui  nous  avons  confiance  l 
Erreur  ou  mauvaise  fol  de  ceux  qui  ne.  veulent  prendi-e  d'an 
confesseur  nulle  règle  de  direction.  P    27 — 5». 

5.  Par  rapport  à  nous-mêmes.  L'expérience  nous  apprend 
que  la  confession  est  un  frein  pour  arrêter  notre  cœur  et 
pour  réprimer  ses  désirs  criminels.  Cette  seule  pensée  :  Ja 
dois  demain  ou  dans  quelques  joui's  paroître  au  trihunal  de 
la  pénitence  ,  est  capable  de  nous  retenir  dans  les  plus  dan- 
gereuses occasions.  Au  contraire  ,  quand  une  fois  on  a  secoué 
le  joug  de  la  confession,  en  quels  abîmes  ne  se  précipite- 
t-on  pas  !  Les  hérétiques  ne  l'ont  que  trop  éprouvé.  On  me 
dira  qu'il  se  glisse  bien  des  abus  dans  la  confession  ;  mais 
de  quoi  ne  peut-on  pas  abuser  l  Corrigeons  les  abus  et  con- 
servons l'usage  de  la  confession.  P.  5o— 55. 

Sermon  pour  le  (juatorzîème  dimanche  après  la  Pen- 
tecôte,  sur  fEloignement  et  la  Fuite  du  monde  y 
pag.  34. 

Sujet.  Jésus  dit  à  ses  disciples  :  Nul  ne  peut  servir  deux 
maîtres  ;  car  ou  il  haïra  l'un  y  et  aimera  l'autre  ;  ou  il  s'atta- 
chera à  celui-là ,  et  méprisera  celui-ci. Dieu  et  le  monde  sont 


438  TABLE    ET    ABRÉGÉ 

ces  deux  maîtres.  Pour  être  à  Dieu,  il  fautrenoncer  au  monde. 
P.  54,  55. 

Division.  Le  monde  nous  distrait ,  on  mêuienous  corrompt. 
Or  ,  les  occupations  et  les  soins  du  monde  ne  peuvent  jamais 
dispenser  un  homme  chrétien  de  s'e'loigncr  au  moins  quel- 
quefois du  monde  qui  le  distrait ,  et  d'avoir  dans  la  vie  des 
temps  spécialement  consacrés  à  l'affaire  de  son  salut,  iJ^ 
partie.  Tous  les  engagemens  du  monde  ne  justifieront  jamais 
devant  Dieu  un  homme  pécheur  de  n'avoir  pas  fui  même 
aholument  le  monde  qui  le  coi'rompoit ,  et  de  n'y  avoir  pas 
renoncé  pour  jamais  ,  afin  de  mettre  en  assurance  l'affaire  de 
sou  salut,  2.*  partie.  P.  55 — 58. 

I."  Partie.  Les  occupations  et  les  soins  du  monde  ne  peu- 
vent jamais  dispenser  un  homme  chrétien  de  s'éloigner  au 
moins  quelquefois  du  monde  qui  le  distrait,  et  d'avoir  dans 
la  vie  des  temps  spécialement  consacrés  à  l'affaire  de  son 
salut.  Car  sans  cet  éloiguement  du  monde  à  certains  temps 
et  sans  cette  retraite ,  il  n'est  pas  moralement  possible  de 
connoître  tous  ses  devoirs  ,  de  remarquer  toutes  les  fautes 
qu'on  y  commet,  et  de  se  prémunir  contre  tous  les  dangers 
où  l'on  se  trouve  exposé  :  c'est-à-dire ,  qu'il  n'est  pas  mora- 
lemement  possible  de  se  sauver.  Or  ,  quand  il  s'agit  du  salut, 
l'importance  de  cette  affaire  doit  évidemment  l'emporter  sur 
toutes  les  autres  affaires.  C'est  ce  que  le  Fils  de  Dieu  fit  si 
bien  entendre  à  Marthe,  lorsqu'il  lui  dit  :  Marthe  ,  vous  vous 
embarrassez  de  beaucoup  de  choses ,  mais  il  n'j"  a  qu'une  seule 
chose  nécessaire.  Cependant  nous  sommes  assez  aveugles  pour 
vouloir  justifier  notre  négligence  à  l'égard  d'une  telle  affaiie  , 
par  l'attention  que  demandent  les  affaires  du  monde.  P.  58 

-47- 

On  dit  qu'on  est  accablé  d'occupations  :  mais  c'est  en  cela 
même  qu'est  le  désordre.  Dieu  ne  veut  pas  que  vous  vous  en 
laissiez  tellement  accabler,  au  préjudice  de  votre  salut.  Dé- 
chargez-vous d'une  partie  de  ces  occupations  ,  si  elles  ne 
peuvent  compatir  avec  le  premier  soin  qui  vous  doit  occuper. 
Belles  maximes  de  saint  Bernard ,  e'crivant  là-dessus  au  pape 


DES   SERMONS.  489 

Eugène.  Le  reiîiède ,  c'est  d'avoir  certains  temps  de  retraite, 
où  l'on  rentre  en  soi-même.  P.  47—52. 

Mais  on  ajoute  :  Je  ne  suis  pas  le  maître  dans  ma  conditiou 
de  me  retirer  ainsi.  Trois  réponses  :  i.  quittez  cette  condi- 
tion. Il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  y  soyez,  mais  il  est 
nécessaire  que  vous  vous  sauviez  j  2.  d'autres  que  vous,  dans 
les  mêmes  conditions  que  vous  ,  ou  dans  des  conditions  plus 
exposées  que  la  vôtre  aux  embarras  du  monde ,  ont  su  trou- 
ver du  temps  pour  penser  à  eux-mêmes  et  à  leur  sanctifi- 
cation :  David,  saint  Louis  j  5.  ces  soins  que  vous  faites  tant 
valoir,  ne  vous  empêchent  pas  de  ménager  des  temps  de 
retraite  pour  votre  santé  ,  pour  votre  intérêt ,  pour  vos  di- 
vertissemens.  Il  faut  bien  distinguer  dans  nos  conditions  deux 
sortes  de  soins  :  ceux  que  Dieu  y  a  attachés ,  et  ceux  que  nous 
y  ajoutons  nous-mêmes.  Si  nous  nous  en  tenions  aux  premiers, 
ils  nous  laisscroient  tout  le  loisir  que  demande  le  soin  de  notre 
anie  et  de  notre  avancement  dans  les  voies  de  Dieu.  Confes- 
sons notre  injustice  ,  et  corrigeons-la.  P.  52 — 58. 

II.®  Paetie.  Tous  les  engagemens  du  monde  ne  justifieront 
jamais  devant  Dieu  un  homme  pécheur  ,  de  n'avoir  pas  fui 
même  absolument  le  monde  qui  le  corrompoit ,  et  de  n'y 
avoir  pas  renoncé  pour  jamais,  afin  de  mettre  en  assurance 
l'affaire  de  son  salut.  Rien  de  plus  contagieux  que  le  monde  : 
nous  en  convenons  nous-mêmes.  La  conséquence,  c'est  donc 
de  renoncer  an  monde  ,  afin  de  nous  préserver  de  sa  conta- 
gion ,  surtout  lorsque  nous  remarquons  qu'elle  agit  plus 
fortement  sur  nous.  Voilà  le  préservatif  nécessaire  ,  et  sans 
cela  ne  comptons  point  sur  les  grâces  de  Dieu.  Mais  rious 
nous  excusons  sur  les  engagemens  qui  nous  attachent  au 
monde ,  et  voici  quelques  ré(î' TÏous  qui  détruisent  ce  pré- 
texte et  qui  paroissent  convaincantes.  P.  58  —  63. 

I.  De  quelque  natui'e  que  puissent  être  les  engagemens 
qui  vous  arrêtent,  l'intérêt  de  votre  salut,  comme  on  l'a 
déjîi  dit,  est  un  engagement  supérieur  qui  doit  prévaloir. 
Nous  raisonnons  ainsi  au  regard  de  la  vie  du  corps,  et  à  plus 
forte  raison  devons-nous  raisonner  de  même  au  regard  de  la 
vie  de  l'ame.  Mais  je  suis  résolu  de  nie  soutcuir  dans  les 


44o  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

dan;îers  où  m*eiigaç;e  le  moiif]e  :  vous  le  dites  ,  mais  faussW 
rosolution  ,  ou  tlu  moins  rrsolotion  inefficace.  Le  passe  doit 
vous  l'apprendre,  et  l'avenir  achèvera  de  vous  le  faire  con- 
Moître.  P.  65 — 66. 

2.  Si  vous  voulez  bien  examiner  ces  enj^agemens  qui  vous 
retiennent  dans  le  monde,  vous  trouverez  que  la  plupart 
ne  sont  point  des  engagemens  nécessaires  ,  mais  des  enga- 
geu»eus  de  passion  ,  d'ambition  ,  de  curiosité  ,  de  sensualité  , 
de  mondanité.  Or,  de  tels  engagemens  doivent-ils  vous 
arrêter?  Le  monde  parlera  de  votre  divorce  avec  lui  :  hé 
bien  ,  vous  laisserez  parler  le  monde.  Ne  le  laissez-vous  pas 
parler  sur  mille  autres  sujets,  sans  vous  mettre  eu  peine  de 
ses  discours?  Fuyons  donc  le  monde,  et  sortons  de  cette 
Babvlone.  Ce  n'est  pas  après  tout  qu'il  n'y  ait  un  certain 
nioude  dont  la  société  peut  être  innocente ,  et  avec  qui  nous 
pouvons  converser.  P.  67 — 72. 


Sermon  pour  le  quinzième  dimanche  après  la  Pen" 
iecôie ,  sur  la  Crainle  de  la  mort ,  pag.  7  3. 

Sujet.  Lorsque  Jésits-Christ  était  près  de  la  taille,  on  por- 
tait en  terre  un  mort ,  fils  unique  d' une  femme  veuce  ;  et  cette 
femme  éloît  accompagnée  d'une  grande  quantité  de  personnes 
de  la  cille.  Jésus  Vajant  vue ,  il  en  fut  (auché  et  lui  dit  r 
Ne  pleurez  point.  La  seule  image  de  la  mort  nous  contriste 
et  nous  effi'aie  :  mais  nous  devons  combattre  ou  du  moins 
régler  cette  crainte.  P.  75—75. 

Division.  Rien  de  plus  funeste  que  l'état  de  l'impie  et  du 
libertin,  qui  craiut  la  mort  parce  qu'il  est  tond>é  dans  le 
désordre  de  l'infidolilé,  i.*""  partie.  Rien  de  plus  déplorable 
que  l'état  du  mondain  ,  qui  craint  la  mort  parce  qu'il  est 
attaché  au  monde  ,  2.*  par  lie.  Rien  de  plus  déraisonnable  que 
l'état  de  tout  homme  ,  je  dis  en  particulier  de  tout  homme 
chrétien,  qui  craint  lamort  parce  qu'il  ne  fait,  pour  s'affermir 
contre  cette  crainte  naturelle,  nul  usage  de  sa  religion  ,  3.® 
partie,  De  Jà  nous  aurons  lieu  de  parler,  eu  coucluant,  à 


DES  SERMONS.  44t 

CeTîï  mêmes  qui  craignent  la  mort  par  une  trop  vive  appré- 
hensioQ  des  jugemens  de  Dieu,  P.  yS,  76. 

I.''  Partie.  Rien  de  pins  funeste  que  l'e'tat  de  l'impie  et 
du  libertin  ,  qui  craint  la  mort  parce  qu'il  est  tombé  dans  le 
de'sordre  de  l'infidélité.  Dès  qu'il  ne  croit  point  de  vie  future , 
il  en  est  plus  attaché  a  la  vie  présente  j  et  quoi  qu'il  en  dise  , 
ce  doit  être  ua  objet  bien  affreux  pour  lui  que  la  mort  consi- 
dérée comme  une  entière  destruction  de  lui-même.  Le  juste 
l'envisage  avec  consolation  ,  la  voyant  suivie  d'une  bienheu- 
reuse immortalité.  P.  76 — 80. 

La  condition  de  l'impie  est  d'autant  plus  malheureuse  , 
que  son  infidélité,  en  lui  faisant  rejeter  la  créance  d'une 
autre  vie  ,  n'exclut  point  de  son  esprit  celte  cruelle  incerti- 
tude qui  lui  reste  malgré  lui  ,  s'il  y  a  une  autre  vie  ,  on  s'il 
u'y  en  a  point.  Car  il  a  beau  faire,  il  n'a  rien  là-dessus  qui 
lui  paroisse  certain  ,  et  il  est  forcé  de  craindre  ce  qu'il  fait 
profession  de  ne  pas  croire.  Ainsi  la  mort  ne  se  présente  à 
ses  yeux  que  sous  deux  images  bien  terribles  :  ou  comme  nna 
ruine  totale  de  son  être  ,  ou  comme  un  passage  à  une  damna- 
tion éternelle.  Craignons  la  mort,  mais  selon  la  belle  maxime 
de  l'Apôtre,  en  la  craignant,  soutenons-nous  par  l'espérance 
de  l'avenir.  Disons  avec  le  saint  homme  Job  :  Je  sais  que 
j'ai  un  Rédempteur  i^  h' an  t  dans  le  ciel,  et  que  je  ressusciterai 
du  sein  de  la  terre.  Disons  avec  D.Jvid  :  Seigneur  ,  la  mort 
à  laquelle  vous  nous  condamnez  n'est  point  une  véritable 
mort;  ce  n'est  qu'une  ombre  de  la  mort.  Armons-nous  de 
cette  pensée  contre  toutes  les  atteintes  du  libertinage  et  de 
l'incrédulité.  P.  80—86. 

II.'  Partie.  Rien  de  plus  déplorable  que  l'état  du  mon- 
dain ,  qui  craint  la  mort  parce  qu'il  est  attaché  au  monde. 
Ce  ne  sont  point  précisément  les  riches  ni  les  grands  qui 
craignent  plus  la  mort,  mais  les  riches  attacliés  à  leurs  ri- 
chesses, et  les  grands  attachés  à  leurs  grandeurs.  Qu'il  est 
triste  eu  effet  à  un  homme  qui  avoit  établi  sa  paix  et  sa  féli- 
cité dans  les  biens  ten)porels  et  dans  les  grandeurs  humnincs, 
de  se  voii*  condamné  à  les  perdre  !  C'est  ainsi  que  le  Saiut- 


44^  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

Esprit  s'en  est  lui-même  explique'  dans  la  Sagesse.  P.  86 

L'état  du  mondain  n'est  pas  seulement  déplorable  ,  parce 
qu'étant  attaclié  aux  biens  de  cette  vie,  il  appréhende  la 
mort;  mais  parce  qu'envisageant  la  mort,  il  a  été  assez 
aveugle  pour  s'attacher  à  des  biens  qui  passent  si  vite,  et 
que  la  nécessité  de  mourir  ne  l'en  détacbe  pas.  S'il  devoit 
toujours  vivre  sur  la  terre  ,  ou  du  moins  s'il  y  devoit  vivre 
autant  que  les  anciens  patriarches,  son  attachement  lui  pour- 
roit  être  plus  pardonnable  :  mais  notre  vie  se  trouvant  bornée 
à  un  si  petit  nombre  de  jours  ,  n'j  a-t-il  pas  de  la  folie  à 
compter  sur  le  vain  bonheur  du  monde  et  à  y  vouloir  mettre 
son  repos  ?  C'est  ce  que  nous  devons  sans  cesse  nous  repre'- 
senter  a  nous-mêmes,  mais  c'est  à  quoi  nous  ne  pensons  guère. 
Quel  spectacle  qu'un  riche  mondain  aux  prises  avec  la  mort, 
et  dont  toutes  les  vues  et  tous  les  projets  vont  être  ren- 
versés !  Quelles  agitations  et  quels  combats  !  Mourons  dès 
maintenant  et  de  bonne  heure  en  esprit ,  pour  ne  plus  tant 
craindre  de  mourir  en  effet.  P.  89 — 95. 

III. ^  Partie.  Rien  déplus  déraisonnable  que  l'état  de 
tout  homme ,  je  dis  en  particulier  de  tout  homme  chrétien 
qui  craint  la  mort,  parce  qu'il  ne  fait ,  pour  s'affermir  con- 
tre cette  crainte  naturelle,  nul  usage  de  sa  religion.  Les 
sages  même  du  paganisme  ont  trouvé  ou  cru  trouver  dans 
leur  philosophie  de  quoi  s'affermir  contre  la  crainte  de  la 
mort.  Il  n'y  a  qu'à  lire  ce  qu'ils  en  ont  écrit.  Or  la  reli- 
gion que  nous  professons  nous  fournit  encore  des  motifs 
bien  plus  puissans  pour  nous  adoucir  la  mort  ,  et  nous  la 
faire  considérer  d'un  œil  tranquille  et  assuré.  Ces  motifs  sont, 
I .  la  vue  de  Jésus-Christ  mourant  ;  2.  l'attente  du  royaume  de 
Dieuj  5.  l'exemple  des  saints  et  de  tant  de  justes;  /^.  les 
trésors  infinis  de  grâces  dont  la  mort  peut  être  enrichie. 
Quelle  impression  peuvent  faire  toutes  ces  considérations  ! 
Mais  nous  ne  nous  en  servons  pas.  P.  95— io5. 

Je  ne  crains  pas  la  mort  en  elle-même  ,  dira-t-on  ,  mais  je 
la  crains  à  cause  de  ses  suites  :  car  je  ne  sais  quelle  sera  ma 
destinée  éternelle  dont  elle  doit  décider.  Il  faut  convenir 


DES   SERMONS.  44^ 

qu'elle  est  en  effet  à  craindre  par  là  :  mais  d'une  crainte  mo- 
dére'e  ,  mais  d'une  crainte  mêle'e  d'amour  et  de  confiance. 
De  sorte  qu'il  en  est,  selon  lapense'e  de  saint  Augustin  , de  la 
mort  comme  de  Dieu  même.  Dieu  est  tout  à  la  fois  terrible 
et  aimable  ;  et  tout  terrible  qu'il  est,  il  doit  encore  être  plus 
aime'  que  craint.  Ainsi  ,  quoique  d'une  part  nous  devions 
craindre  la  mort,  nous  devons  de  l'autre,  dans  les  vues  de 
la  foi ,  encore  plus  l'aimer  et  la  désirer.  Sentimens  de  saint 
Paul,  de  David,  de  saint  Jérôme.  Ayons  toujours  la  mort 
devant  lesyeux,  et  occupons-nous  volontiers  de  celte  pensée, 
puisqu'il  n'en  est  point  de  plus  efficace,  soit  pour  nous  pré- 
server dn  pe'che'  si  nous  y  sommes  expose's ,  ou  pour  nous  eu 
retirer  si  nous  y  sommes  tombe's.  P.  io5 — i  lo. 


Sermon  pour  le  seizième  dimanche  après  la  Pente- 
côte ,  sur  l'Ambition ,  pag.  1 1 1 . 

Sujet.  Il  adressa  ensuite  aux  conviés  une  parabole ,  pre- 
nant garde  comment  ils  choisissaient  les  premières  places. 
C'est  ainsi  que  l'ambition  nous  porte  toujours  à  rechercher 
les  premiers  rangs  et  k  vouloir  partout  dominer.  P.  m,  112. 
Division.  L'ambition  aveugle  dans  ses  recherches,  i.''* 
partie;  pre'somptueuse  dans  ses  sentimens,  2.*  partie  j 
odieuse  dans  ses  suites,  5.*  partie.  P.  112^ — ii4' 

L^^Pautie.  L'ambition  aveugle  dans  ses  recherches.  Com- 
ment cela  l  parce  qu'elle  se  propose  dans  les  honneurs  qu'elle 
reelicrche,  i,  un  pre'tendu  bonheur,  et  qu'elle  n'y  trouve 
que  des  chagrins  et  des  croix  j  2.  une  véritable  grandeur, 
et  qu'elle  n'y  trouve  (ju'une  grandeur  vaine  ,  et  souvent 
même  sa  honte  et  son  Inuailiation.  P.  114 — ii?- 

I.  L'ambition  se  propose  dans  les  honneni's  qu'elle  re- 
cherciic  un  prétendu  bonheur,  et  elle  n'y  trouve  que  des 
chagrins  et  des  croix.  Car  pour  parvenir  h  ce  fantôme  de 
.  Lonheur  où  aspire  l'amhitleux ,  il  faut  prendre  mille  me- 
sures ,  toutes  également  gênantes  et  fatigantes.  Pour  con- 
tenter une  seule  passion ,  qui  est  de  s'élever  ,  il  faut  devenir 


'444  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

la  proie  àe  tontes  les  passions.  Pour  se  pousser  à  cet  e'tat 
qu.;  l'on  ambitionne, il  faut  surmonter  mille  obstacles  et  sou- 
tenir autant  de  combats  qu'il  y  a  de  compétiteurs.  Dans 
l'attente  de  cet  état  ,  il  faut  supporter  des  retarde  mens  ca- 
pables d'éjiuiser  toute  la  patience  d'un  cœur ,  etc.  Or  voilà 
ce  que  l'ambition  cache  à  l'ambitieux,  et  ce  qu'il  ue  recon- 
noît  que  trop  dans  la  suite.  P.  117—122. 

2.  L'ambition  se  propose  dans  les  honneurs  qu'elle  re- 
cherche une  véritable  grandeur  ,  et  elle  n'y  trouve  qu'une 
grandeur  vaine  et  souvent  que  sa  honte  et  son  humiliation. 
Grandeur  vaine  en  elle-même  :  elle  ne  donne  communément 
et  ne  suppose  nul  mérile  réel.  Vaine  dans  les  moyens  de 
l'acquérir  :  mille  bassesses.  Vaine  dans  sa  durée  :  grandeur 
mortelle  et  passagère.  Vaine  dans  les  revers  auxquels  elle 
est  sujette  :  chutes  et  décadences.  Or  l'aveuglement  de  l'am- 
bitieux est  de  ne  faire  à  tout  cela  nulle  attention.  P.  122 — 125. 

11.*^  Partie.  L'ambition  présomptueuse  dans  ses  senti- 
niens.  L'ambitieux  prétend  à  tout  j  1.  il  se  croit  donc  ca- 
pable de  tout  ;  2.  il  se  croit  capable  de  tout,  sans  s'être 
auparavant  éprouvé  soi-même.  P.  126,  126. 

1.  Il  se  croit  capable  de  tout.  Demandez-lui  s'il  aura  de 
quoi  remplir  tous  les  devoirs  d'une  telle  charge  ,  il  vous  ré- 
pondra sans  hésiter  comme  les  deux  enfans  de  Zébédée  : 
Nous  le  pouvons.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  ,  c'est  que  ce 
sont  les  sujets  les  plus  incapables  qui  se  tiennent  plus  assurés 
d'eux-mêmes  ,  et  qui  forment  plus  d'intrigues  pour  s'ingérer 
dans  les  premiers  emplois.  P.  126 — 129. 

2.  Il  se  croit  capable  de  tout  sans  s'être  auparavant  éprouvé 
soi-même.  C4'est  assez  qu'il  ait  de  quoi  acheter  cette  charge, 
pour  croire  qu'il  est  eu  état  de  la  posséder  et  de  l'exercer, 
sans  avoir  fait  nul  essai  de  son  esprit ,  de  ses  talens  ,  de  son 
naturel.  Il  aspire  même  à  des  dignités  ,  dont  la  première 
condition  ,  selon  le  térypignage  de  saint  Paul ,  est  d'être  irré- 
préhensible. D'oîi  saint  Grégoire  conclut  qu'il  faut  donc  qu'il 
se  juge  en  pfTct  irrépréhensible  et  sans  défaut.  Suivons  le 
grand  principe  de  la  prudeuce  ehrétieaue,  qui  est  de  prc- 


DES    SERMONS.  44S 

sanier  peu  de  soi ,  on  plutôt  de  n'en  point  présumer  du  tout. 
P.  £29 — i54- 

III.''  Partie.  L'ambition  odieuse  dans  ses  suites.  Il  y  a 
deux  sortes  de  grandeurs  ,  les  unes  légitimes  et  naturelles  , 
comme  par  exemple  celle  des  rois  ;  les  autres  irrégulières  , 
et,  pour  ainsi  dire  ,  artificielles  ,  comme  celle  de  tant  d'am- 
bitieux ,  qui  ne  s'élèvent  que  par  brigues  et  par  machines. 
Nous  aimons  les  premières  ,  mais  les  autres  nous  sont  in- 
supportables. Pour  le  mieux  comprendre  ,  il  n'y  a  qu'à  con- 
sidérer l'ambitieux  en  denx  états.  P.  i54 — iSy* 

1.  Dans  la  poursuite  de  la  grandeur  ,  lorsqu'il  n'y  est  pas 
encore  parvenu.  Quels  ressorts  fait-il  jouer  l  a  quelles  per- 
fidies ,  à  quelles  iniquités  ne  se  porte-t-il  point  ?  que  ne  sa- 
crifie-t-il  point  à  l'avancement  de  sa  fortune  et  au  succès  de 
ses  desseins  ?  Or  est-il  rien  qui  doive  plus  exciter  l'envie  et 
l'indignation  du  public  ?  P.  iSj — iSf). 

2.  Dans  l'usage  de  la  grandeur  ,  quand  une  fois  il  est  ar- 
rivé au  terme  de  ses  espérances.  Quelle  fierté ,  et  quelle 
hauteur  !  Et  c'est  ici  que  nous  devons  observer  la  difFérence 
de  ces  deux  espèces  de  grandeur ,  que  nous  avons  d'abord 
distinguées.  La  grandeur  légitime  et  naturelle  ,  qui  est  celle 
des  princes  et  de  ceux  qui  tirent  de  leur  naissance  et  de 
leur  sang  leur  supériorité  j  cette  grandeur,  dis-je,  est  com- 
munément civile  ,  affable  ,  douce  ,  modeste  ,  bienfaisante  , 
et  c'est  ce  qui  la  fait  respecter  et  honorer.  Mais  l'autre  ,  qui 
n'a  pour  fondement  et  pour  appui  que  l'industrie  et  l'arti- 
fice, est  une  grandeur  farouche  ,  brusque,  inaccessible, 
méprisante  ,  tyrannique  ,  et  c'est  ce  qui  lai  attire  la  haine. 
Bienheureux  les  humbles  :  ils  possèdent  tout  à  la  fois  ,  et 
le  cœur  de  Dieu,  et  le  cœur  des  hommes.  P.  i5g — 142. 


Sermon  pour  le  dix-septième  dimanche  après  la  Pen- 
tecôte ,  sur  le  Caractère  du  chrétien ,  pag.  1 43. 

Sujet,  Les  pharisiens  étant  U'^semblés  ,  Jésus  leur  fit  cette 
question  :  Ç)ue  pensez-vous   du  Christ  !  N'examino»»  point 


446  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

aujourd'hui  ce  que  c'est  que  le  Christ  ;  hi  fol  nous  l'apprend 
assez  :  mais  voyons  ce  que  c'est  que  le  chre'tieu  qui  en  doit 
être  le  (idèle  imitateur.  P.i/p  ,  \l\l\. 

Divisio?f.  Qu'est-ce  (ju'un  chre'ticn  l  un  homme  par  e'tat 
sépare  du  monde,  i."^  partie  j  un  homme  par  état  consacre 
à  Dieu  ,  2.*  partie.  P.  i44 — ^^^■ 

i."  Partie.  Un  homme  par  e'tat  sépare'  du  monde.  Deux 
choses  sont  essentiellement  requises  pour  faire  un  chrétien  : 
la  £^râce  où  la  vocation  du  côté  de  Dieu  ,  et  une  fidèle  cor- 
respondance à  cette  vocation  ou  à  cette  grâce  du  côté  de 
l'homme.  Or  l'une  et  l'autre  n'ont  point  de  caractère  plus 
niai'qué  que  celui  de  la  séparation  du  monde.  Voici  donc 
comment  nous  devons  raisonner.  La  grâce  de  la  vocation  au 
christianisme  ,  est  une  grâce  de  séparation.  Ainsi  nous  l'a 
enseigné  saint  Augustin  ,  après  Jésus-Christ  et  saint  Paul. 
Or  ,  la  correspondance  à  une  grâce  ,  doit  être  conforme  à 
celle  grâce.  Par  conséquent  la  correspondance  à  la  grâce 
du  christianisme  doit  être  une  correspondance  de  sépara- 
tion ,  et  voilà  comment  nous  sommes  chrétiens.  De  là  s'en- 
suivent trois  vérités.  P.  146  — i5o. 

1.  Il  suffit  précisément  d'être  chrétien,  pour  être  ohlîgé 
de  vivre  dans  cet  esprit  de  séparation  du  monde.  Aussi  dès 
notre  haptême  avons-nous  renoncé  an  monde  ,  et  les  Pères 
autrefois  ,  pour  détourner  les  fidèles  des  vains  divertisse- 
mens  du  siècle  et  de  son  luxe ,  ne  leur  en  apportoient  point 
d'autre  raison  ,  sinon  qu'ils  étoient  ,  comme  chrétiens  , 
séparés  du  monde.  Ne  disons  donc  plus  ,  par  une  grossière 
erreur  :  Je  suis  du  monde  ,  et  je  ne  puis  me  dispenser  de 
vivre  selon  le  monde.  Mais  renversons  la  proposition,  et 
disons  :  En  qualité  de  chrétien  je  ne  suis  plus  du  monde,  et  il 
ne  m'est  plus  permis  de  vivre  selon  le  monde.  P.  i56— 153. 

2.  Plus  un  homme  dans  le  christianisme  se  sépare  du 
monde  ,  plus  il  est  chrétien  ;  et  plus  il  a  de  liaison  avec  le 
monde  ,  je  dis  de  liaison  hors  de  la  nécessité  de  sa  condi- 
tion ,  moins  il  est  chrétien  :  pourquoi  l  parce  que  selon  la 
différence  de  ces  deux  états  ,  il  participe  plus  ou  moins  à 
cette  grâce  de  séparation  qui  fait  le  chrétien.  Chose  si  ave- 


DES   SERMONS.  44? 

r-ée  ,  que  ceux  qui  ont  le  plus  aspiré  à  la  perfection  du  chris- 
tianisme ,  se  sont  retire's  dans  les  cloîtres.  P.  i53 — 155. 

3.  Il  est  impossible  qu'une  ame  chre'tienne  se  convertisse 
et  retourne  véritablement  à  Dieu  ,  h  moins  qu'elle  ne  soit 
résolue  de  faire  un  certain  divorce  avec  le  monde  ,  qu'elle 
n'a  pas  encore  fait ,  et  il  y  a  de  la  contradiction  à  vouloir 
être  autant  du  monde  el  aussi  engagé  dans  le  monde  qu'au- 
paravant ,  et  néanmoins  à  prétendre  marcher  dans  la  voie 
d'une  pénitence  sincère  qui  produise  le  salut.  C'est  le  monde 
qui  vous  a  perdu  ,  vous  en  convenez  :  il  faut  donc  pour 
vous  sauver  que  vous  quittiez  le  monde.  Je  ne  dis  pas  pré- 
cisément le  monde  en  général ,  mais  surtout  un  certain 
monde  particulier  dont  vous  connoissez  le  danger  par  rap- 
port à  vous.  Si  cette  séparation  vous  est  douloureuse,  vous 
l'offrirez  à  Dieu  comme  une  satisfaction  de  vos  altachemens 
criminels.  Si  le  monde  en  parie  ,  vous  mépriserez  ses  dis- 
cours. Vous  vous  occuperez  de  Dieu  et  des  devoirs  de  votre 
e'tat.  P.  i55— 158. 

Mais  encore  qu'est-ce  que  cette  séparation  du  monde  que 
demande  le  christianisme  l  Séparation  intérieure  ,  de  l'esprit 
et  du  coeur ,  et  séparation  même  extérieure  et  corporelle. 
Sans  la  séparation  intérieure  de  l'esprit  et  du  cœur  ,  l'ex- 
térieure ne  sert  h  rien  :  mais  aussi  sans  la  séparation  exté- 
rieure ,  du  moins  à  certains  temps  ,  l'intérieure  ne  se  peut 
bien  maintenir.  Usage  des  retraites.  Séparons -nous  du 
monde  avant  que  le  monde  se  sépare  de  nous  j  séparons- 
nous-en  tandis  que  cette  séparation  nous  peut  être  méri- 
toire devant  Dieu  ;  séparons-nous-en ,  afin  que  Dieu  dan$.,soa 
jugement  ne  nous  sépare  point  de  ses  élus.  Nous  trouve- 
rons dans  la  retraite  des  consolations  plus  pures  et  plus  sen- 
sibles que  toutes  les  fausses  joies  du  siècle.  P.  i58— 163. 

II.*  Partie.  Un  homme  par  état  consacré  à  Dieu.  Sur  cela 
trois  considérations  :  i.  l'excellence  de  la  consécration  du 
chrétien  j  2.  l'obligation  indispensable  de  sainteté  que  cette 
consécration  impose  au  chrétien  j  3.  la  tache  particulière 
qui  se  répand,  en  conséquence  de  cette  consécration,  sur 
teas  les  péchés  da  chrétien.  P.  i65,  164. 


44^  TABLE   ET  ABRÉGÉ 

I.  L'excollence  de  la  consécration  du  chrétien.  C'est  par 
l'onction  du  hapleme  que  nous  sommes  consacrés  à  Dieu  , 
mais  consacre's  en  difFprentrs  manières  que  l'Ecriture  et  les 
Pères  nous  ont  marque'es.  Consacre's  comme  rois  ,  comme 
prêtres  ,  comme  temples  de  Dieu  ,  comme  enfaus  de  Dieu  , 
comme  membres  de  Dieu.  P.  164—167. 

2.  L'obligation  indispensable  de  sainteté'  que  cette  consé- 
cration impose  au  chrétien.  Car  il  faut  soutenir  tous  ces  ca- 
ractères ;  et  par  où  ,  si  ce  n'est  par  notre  sainteté  '  C'est 
pour  cela  que  l'Apôtre  n'appeloit  point  autrement  les  pre- 
miers fidèles  que  du  nom  de  saints.  C'est  dans  nous  ,  selon  le 
même  Apôtre  ,  que  doit  être  édifié  le  temple  de  Dieu;  et 
comment  ce  temple  de  Dieu  peut-il  être  édifié  dans  nous , 
sinon  par  la  sainteté  l  Si  les  prêtres  de  l'ancienne  loi  de- 
Toient  être  saints  ,  à  combien  plus  forte  raison  devons-nous 
traTailler  à  le  devenir,  puisque  nous  offrons  des  victimes 
beaucoup  plus  nobles  etl'agneau  même  de  Dieu.  P.  167 — 170. 

5.  La  tache  particulière  qui  se  répand,  en  conséquence 
de  cette  consécration  ,  sur  tous  les  péchés  du  chrétien.  Car 
tout  péché  dans  un  chrétien  est  une  espèce  de  sacrilège  , 
puisque  c'est  la  profanation  d'une  chose  consacrée  à  Dieu 
et  unie  à  Dieu.  Vérité  que  saint  Paul  représentoit  si  forte- 
ment aux  premiers  chrétiens.  Rien  néanmoins  de  plus  ordi- 
naire dans  le  christianisme  que  le  péché  :  la  corruption  j 
est  générale.  Qu'avons-nous  donc  à  craindre  ?  c'est  que 
Dieu  qui  noya  le  monde  entier  dans  un  déluge  universel  , 
pour  punir  les  péchés  des  hommes  ,  ne  laisse  le  flambeau  de 
la  foi  s'éteindre  parmi  nous.  P.  170 — ïjS. 


Sermon'pourh  dix-huitième  dimanche  après  la  Pen-" 
ierôte ,  sur  la  Rechute  dans  le  péché ,  pag.  176. 

Sujet.  Jésus  vojrànt  leur  foi ,  dit  au  paralytique  :  Mon 
fils  ,  prenez  confiance  ,  l'os  péchés  vous  sont  remis.  C'est  ce 
que  Dica   dit  encore  au  pécheur  péuitent  :  mais  un  des 

caractères 


DES   SERMONS.  ^^9 

'i;aractères  cîe  la  vraie  pénitence  ,  c'est  la  fermeté  et  la  pei'- 
séve'rance.  P.  176—178. 

Division.  Rechute  dans  le  péché,  marque  tVane  fausse 
pénitence  h  l'égard  du  passé  ,  i/*  partie  j  obstacle  à  la  vraie 
pénitence  dans  l'avenir,  2.*  partie.  P.  178  ,  179. 

I.'*  Partie.  Rechute  dans  le  péché  ,  marque  d'une  fausse 
pénitence  à  l'égard  du  passé.  Si  votre  pénitence  a  été  telle 
que  vous  la  supposez  ,  c'est-à-dire  ,  une  vraie  pénitence  ,  il 
faut  que  vous  vous  soyez  engagé  à  Dieu  par  une  protesta- 
tion sincère  de  ne  plus  retomber  dans  le  péché  qui  vous 
avoit  attiré  sa  disgrâce.  Cette  protestation  sincère  a  ren- 
fermé une  volonté  sincère.  Or  ,  est-il  croyable  qu'un  homme 
ait  eu  une  volonté  déterminée  et  absolue  de  renoncer  h  son 
péché,  et  qu'immédiatement  après,  lâchement  et  sans  ré- 
sistance ,  il  y  retourne  tout  de  nouveau  f  Une  volonté  bien 
résolue  est  plus  efficace.  Ainsi  raisonnoit  saint  Bernard,  et 
avant  lui  Tertullien.  P.  179—186. 

A  cela  on  peut  opposer  trois  choses.  Car  premièrement , 
Ke  peut-il  pas  arriver  que  la  volonté  change  ?  Il  faut  conve- 
nir que  ce  changement  est  possible  ;  mais  il  faut  en  même 
temps  ajouter ,  que  quand  les  rechutes  sont  subites  et  fré- 
quentes ,  il  n'v  a  nulle  vraisemblance  que  ce  soit  par  un  tel 
changement.  Eu  voici  la  preuve  :  c'est  que  dans  tout  le  reste 
de  notre  conduite  on  ne  voit  point  de  ces  légèretés  si  sur- 
prenantes. P.  186,  187. 

Secoiideuient ,  on  dit  :  Nous  sommes  folbles  ,  et  malgré  la 
sincérité  de  nos  résolutions  ,  la  violence  de  nos  passions 
nous  entraîne.  Il  est  vrai  que  nos  passions  sont  de  puissana 
ennemis  ;  mais  si  la  promesse  que  nous  avons  fnite  à  Dieu 
«le  persévérer  dans  sa  grâce  ,  a  été  véritable  ,  elle  a  dû  être 
j)lus  forte  que  ces  ennemis  prétendus  ,  et  sa  propriété  la 
plus  essentielle  étoit  de  les  pouvoir  surmonter.  Or,  com- 
ment me  persuaderai-je  qu'elle  a  eu  cette  vertu  ,  lorsqu'il 
ne  m'en  paroît  rieu.  Jugez  de  vous  par  vous-mêmes.  Vous 
sortez  d'une  maladie,  et  vous  craignez  une  rechute  :  que 
ne  faites-vous  point  pour  la  prévenir  ?  Or  ,  le  propos  que 
TOUS  avez  fait  d'éviter  la  rechute  dans  le  péché,  doit  être 
TOME   VII.  29 


46o  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

encore  plus  efficace  que  ce  désir  naturel  tle  conserver  votre 
vie.  Oseriez-vous  dire  qu'il  l'a  e'to  ?  Et  ce  qui  doit  être  une 
dernière  conviction  ,  c'est  que  ces  mêmes  passions  aux- 
quelles vous  succombez  ,  vous  sauriez  bien  les  vaincre  et  y 
résister  ,  s'il  s'agissoit  de  votre  fortune  et  de  votre  intérêt 
temporel.  P.  187 — 193. 

Mais  enfin  ,  dit-on  en  troisième  lieu  ,  nous  avons  gémi , 
nous  avons  formé  des  rei^rets  et  des  repentirs  ,  nous  avons 
versé  des  larmes  ,  et  ne  sont-ce  pas  là  des  actes  de  péni- 
tence l  faux  principe.  Ce  sont  là  ,  si  vous  le  voulez  ,  des 
grâces  ,  des  désirs  de  péailence  :  mais  ce  n'en  sont  pas  tou- 
jours les  actes.  Les  Juifs  croyoient  en  Jésus-Clirist,  et  pa- 
roissoient  s'attacher  à  lui  ,  voyant  les  miracles  qu'il  faisoit. 
Mais  Jésus-Clirist ,  remarque  saint  Jean  ,  ne  se  fioit  pas  pour 
celja  à  eux,  parce  qu'il  les  coaiioissoit.  Ceci  pouri'a  troubler 
bien  des  consciences  j  mais  il  est  bon  de  les  troubler  ,  pour 
les  réveiller  de  l'assoupissement  oîi  elles  sont.  P.  lyS — 201. 

lî/  Partie.  Rechute  dans  le  péché  ,  obstacle  à  la  vraie 
pénitence  par  rapport  à  l'avenir.  Ce  n'est  pas  un  obstacle  in- 
vincible ,  et  quand  saint  Paul  dit  qu'il  est  impossible  que 
ceux  qui  ont  été  une  fois  éclairés  des  lumières  du  salut  et 
sont  après  cela  retombés  ,  se  lelèvent  par  la  pénitence  ,  nous 
ne  devons  entërtdre  ce  terme  d'impossible  que  d'une  impos- 
"^sibilité  morale  ou  d'une  extrême  difficulté.  P.  201 — 2o4- 

Quatre  choses  rendent  la  pénitence  très-difficile  après  la 
rechute  :  i.  c'est  que  la  rechute  éloigne  Dieu  de  nous. 
Exemple  de  Sarason.  Api'ès  que  Daliîa  lui  eut  coupé  sa  che- 
velure ,  il  se  croyoit  aussi  fort  qu'auparavant  :  mais  il  ne 
savoit  pas  ,  remarque  l'Ecriture  ,  que  le  Seigneur  s'étoit  re- 
tiré de  lui  j  2.  c'est  que  la  rechute  fortifie  l'inclination  que 
nous  avons  au  mal.  La  volonté  se  pervertit  ,  et  l'habitude  se 
ftjrme;  5.  c'est  que  la  rechute  affoiblit  en  nous  la  vertu  de 
la  grâce.  Les  plus  grandes  vérités  ne  font  presque  plus  d'im- 
pression sur  l'esprit  d'un  pécheur.  Il  les  a  cent  fois  en- 
tendues ,  et  autant  de  fois  néanmoins  il  s'est  replongé  dans 
ses  premières  abominations  ;  4.  c'est  que  la  rechute  est 
d'elle-mêaie  et  de  sa  nature,  essentiellement  opposée  à  la 


DES   SERMONS.  4^1 

grâce  de  la  conversion  :  car  elle  ajoute  à  la  malice  du  péché  , 
l'ingratitude  envers  Dieu  et  le  mépris.  Deux  caractères  que 
Dieu  a  le  plus  en  horreur,  et  les  plus  carables  de  l'endur- 
cir à  notre  égard  comme  nous  nous  sommes  endurcis  pour 
lui.  P.  204 — 212. 

Conclusion  qui  regarde  deux  sortes  de  personnes  j  i.  que 
ceux  qui  depuis  leur  pénitence  se  sont  heureusement  sou- 
tenus ,  prennent  garde  à  eux  et  redouhleiit  encore  leur  vigi- 
lance j  2.  que  ceux  qui  sont  retombés  ,  ne  perdent  pas  toute 
espeVance.  Leur  conversion  est  difficile,  mais  elle  n'est  pas 
impossible.  Parce  qu'elle  n'est  pas  impossible  ,  il  faut  l'en- 
treprendre j  et  parce  qu'elle  est  difficile  ,  il  faut  faire  tous 
les  efforts  nécessaires.  P.  212—214. 


Sermon  pour  le  dix-neuvième  dimanche  après  la  Pen- 
tecôte ^  sur  V Eternité  malheureuse  ,  pag.  21 5. 

Sujet.  Alors  le  roi  dit  à  ses  officiers  :  Jetez-le  dans  les  té- 
nèbres ,  pieds  et  mains  liées.  C'est  là  qu'il  j"  aura  des  pleurs 
et  des  grinccmens  de  dents.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  intolérable 
dans  les  peines  de  l'enfer  ,  c'est  leur  éternité.  P.  2î5 — 217. 

Division.  Voyons  comment  la  foi  doit  nous  confirmer  dans 
la  créance  de  l'éternité  malheureuse  ;  i.""®  partie  j  et  com- 
ment la  créance  de  l'éternité  malheureuse  ,  par  le  plus  juste 
retour ,  doit  nous  exciter  à  la  pratique  des  oeuvres  de  la 
foi  ,  2.*  partie.  P.  217  ,  218. 

I.''^  Partie.  Gomment  la  foi  doit  nous  confirmer  dans  la 
créance  de  l'éternité  malheureuse  ;  i.elle  corrige  sur  le  sujet 
de  cette  éternité  nos  erreurs  j  2.  elle  perfectionne  nos  lu- 
mières. P.  218,  219. 

I.  Elle  corrige  nos  erreurs.  Trois  erreurs  faussement  éta- 
blies sur  la  bonté  de  Dieu  ,  sur  la  justice  de  Dieu  ,  et  sur  la 
puissance  de  Dieu.  Dieu  est  trop  bon  pour  affliger  éternelle- 
ment une  ame  pécheresse  :  première  erreur.  C'est  parte 
que  Dieu  est  bon  ,  répond  Tertullien  ,  et  souverainement 
won  ,  qu'il  doit  haïr  souverainement  le  mal  et  le  punir  de 

29. 


452  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

même.  Mais  sans  s'arrêtera  cette  rf'ponse  ,  tenons-nons-en 
à  la  foi.  La  aiéiiie  Ecriture  qui  nous  enseigne  que  Diea 
est  souverainement  bon  ,  nous  enseigne  qu'il  fera  souffrir 
etcrnollenient  les  âmes  re'prouvées.  Elle  ne  peut  errer  ,  ni 
dans  l'un  ,  ni  dans  l'autre.  Donc,  une  peine  e'ternelle  dans 
l'enfer  ,  peut  s'accorder  avec  une  bonté  souveraine  dans 
Dieu,  Dieu  est  trop  juste  pour  venger  dans  des  siècles  in- 
finis ce  qui  s'est  passe'  dans  un  instant  :  seconde  erreur.  Oa 
pourroit  vous  dire,  que  s'il  n'y  a  pas  entre  l'éternité  mal- 
lieureuse  et  le  pe'cbé  une  proportion  de  durée  ,  il  y  a  une 
proportion  de  malice  d'une  part,  et  de  l'autre  de  satisfac- 
tion et  de  punition.  On  pourroit  encore  vous  faire  observer  , 
que  pour  un  crime  d'un  moment  ,  la  justice  humaine  con- 
damne à  une  prison  ,  à  un  bannissement  perpétuel  ,  et  même 
à  la  mort ,  qui  est  une  espèce  de  peine  éternelle.  Mais  re- 
venons-en toujours  à  la  foi.  Elle  nous  apprend  deux  choses 
sur  lesquelles  elle  ne  nous  peut  tromper  :  savoir  ,  que  Dieu 
est  juste  et  que  ses  vengeances  n'ont  point  de  terme.  Par 
conséquent  ,  ces  deux  vérités  ne  se  combattent  point  et 
concourent  parfaitement  ensemble.  Dieu  n'est  pas  assez  puis- 
sant pour  faire  que  la  créature  subsiste  une  éternité  entière 
dans  les  souffrances  et  dans  les  tourmens  :  troisième  erreur. 
C'est  la  plus  frivole  ,  et  la  foi  tout  d'un  coup  la  détruit  par 
l'idée  qu'elle  nous  donne  de  la  toute-puissance  de  Dieu. 

P.  2I9~25o. 

2.  Elle  perfectionne  nos  lumières.  Car  nous  tte  manquons 
pas  de  raisons  pour  justifier  la  conduite  de  Dieu  touchant 
l'éternité  malheureuse.  La  première  est  tirée  de  la  volonté 
du  pécheur  ,  qui  étoit,  comme  l'observent  saint  Jérôme  et 
saint  Augustin,  de  résister  éternellement  à  Dieu,  si  Diea 
l'eût  laissé  vivre  éternellement  sur  la  terre.  La  seconde  est 
prise  ,  ^elon  saint  Thomas,  de  la  nature  du  péché ,  qui  ne 
pouvant  être  réparé  par  une  ame  réprouvée  ,  doit  subsister 
tooiours  et  toujours  avoir  sa  peine,  La  troisième  est  encore 
prise  de  la  nature  du  péché,  qui  offense  une  grandeur  in- 
Tinie  :  d'où  saint  Augustin  et  tous  les  théolos^icns  concluent 
qu'il  mérite  donc  une  peine  iufiaie.  Et  comme  cette  peiue 


DES    SERMONS.  453 

wc  pent  être  infinie  en  elle-même  et  clans  son  essence  ,  il 
faut  qu'elle  le  soit  dans  son  e'ternité.  Telles  sont  sur  l'e'ter- 
nitë  malheureuse  ,  les  lumières  et  les  productions  de  l'esprit 
de  l'homme  :  mais  voici  comment  la  foi  les  perfectionne  et 
les  confirme.  C'est  un  de  ces  secrets  qui  ne  sont  connus 
qu'aux  âmes  humbles  et  aux  vrais  fidèles.  Car  si  la  foi  donne 
à  toutes  ces  connoissances  une  perfection  et  une  force  par- 
ticulière ,  ce  n'est  point  en  élevant  nos  esprits  ,  mais  en  les 
abaissant  et  en  les  soumettant  à  l'autorité  de  la  parole  de 
Dieu.  C'est  alors  que  faisant  le  sacrifice  de  notre  raison , 
nous  pouvons  mieux  raisonner  que  jamais.  Ces  grandes  idées 
de  la  majesté  de  Dieu  et  de  la  malice  de  l'homme  qui  l'of- 
fense ,  n'étant  plus  affbiblies  ,  ni  par  lis  préjugés  de  notre 
esprit  ,  ni  par  les  passions  de  notre  cœur  ,  font  sans  obstacle 
toute  leur  impression  sur  nous  ,  et  Dieu  les  seconde  <  ncore 
par  sa  grâce  et  par  ses  communications  intérieures.  Les  pins 
simples  et  les  plus  dociles  ont  là-dessus  les  vues  les  plus 
claires  et  les  plus  relevées.  Telle  a  été  la  foi  des  saints  ,  et 
de  tant  de  saints  distingués  par  l'étendue  de  leur  doctrine 
et  la  sublimité  de  leur  génie.  P.  aSo — 258. 

II."  Partie.  Comment  la  créance  de  l'éternité  malheureuse 
doit  nous  exciter  à  la  pratique  des  œuvres  de  la  foi.  Pour 
peu  que  nous  nous  aimions  nous-mêmes  d'un  amour  raison- 
nable et  chrétien ,  il  n'est  rien  que  nous  devions  plus  craindre 
que  cette  éternité  malheureuse  ,  ni  dont  nous  devions 
nous  préserver  avec  plus  de  soin.  Or  nous  ne  pouvons  l'éviter 
que  par  la  pratique  des  œuvres  de  la  foi  ,  c'est-à-dire,  par 
l'innocence  et  la  sainteté  de  notre  vie.  Par  conséquent, 
croire  une  éternité  de  peine  ,  c'est  un  des  plus  puissans  mo- 
tifs pour  nous  remettre  dans  la  règle  ou  nous  y  maintenir  , 
et  pour  nous  porter  à  vivre  en  chrétiens.  Deux  qualités  par- 
ticulières de  ce  motif:  c'est  i.  le  plus  universel  j  2.  le  plus 
sensible.  P.  258—241. 

I.  Motif  le  plus  universel.  Il  seroit  à  souhaiter  qu'on  ne 
s'adonnât  à  ses  devoirs  et  aux  exercices  du  christianisme 
que  par  le  pur  motif  de  l'amour  de  Dieu.  Mais  ce  motif, 
après  tout ,  n'est  guère  le  propre  que  des  justes  et  des  pap^ 


4^4  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

faits.  Au  lien  qne  tous  ,  justes  ,  lâches  ,  pêcheurs  ,  sont  tou- 
ches de  la  crainte  salutaire  des  redoutahles  juj^emens  de  Dieu 
et  de  ses  châtimens  éternels.  Exemples  de  tant  de  mondains 
qui  par  là  ont  e'te'  convertis,  et  de  saints  même  que  cette 
pense'e  de  l'e'ternite'  a  soutenus  dans  la  tentation.  P.  141  — 146. 
2.  Motif  le  plus  sensible.  Car  ce  qui  se  fait  sentir  à  nous 
sur  la  terre  plus  vivement,  c'est  la  peine  et  même  la  seule 
idée  que  nous  nous  en  formons.  Or  ,  si  cela  est  vrai  à  l'égard 
d'un  mal  passager ,  combien  plus  l'est-il  à  l'égard  d'un  mal 
éternel  l  L'éternité  ,  dira-t-on  ,  est  incompréhensible  ,  et  le 
moyen  de  craindre  ce  qu'on  ne  comprend  pas  ?  Mais  c'est 
justement  ce  qui  la  rend  plus  terrible.  Un  mal  si  grand  qu'il 
est  inconcevable  ,  voilà  ce  qui  doit  nous  saisir  de  frayeur  , 
et  nous  faire  tout  entreprendre  pour  nous  en  garantir.  Le 
désordre  est  qu'on  n'y  pense  point ,  et  l'impie'té  même  va 
jusqu'à  regarder  avec  mépris  un  homme  qui  s'occupe  de 
cette  pensée  et  qui  en  paroît  touché.  Mais  quoi  qu'en  dise  le 
mondain  libei'tin  et  impie  ,  je  la  crains  cette  affreuse  éler- 
»ité ,  je  la  crains  souverainement ,  et  plaise  au  ciel  que  je  la 
craigne  efficacement.  P.  246—255. 


Sermon  pour  le  vingiieme  dimanche  après  la  Pente- 
côte y  sur  le  Zèle  pour  ï honneur  de  la  Religion  , 
pag.  256. 

Sujet.  Il  crut  en  Jésus-Christ ,  et  toute  sa  maison  crut 
tomme  lui.  Parce  que  ce  maître  ne  se  contenta  pas  de  croire  , 
mais  qu'il  parla  selon  sa  créance,  qu'il  confessa  Jésus-Clirit>t 
de  bouche  et  par  œuvres ,  il  engagea  toute  sa  maison  à  croire 
comme  lui.  Tel  est  le  zèle  que  nous  devons  avoir  pour  l'hon- 
neur de  la  religion.  P.  256  ,  257. 

Division.  Gomme  chrétiens ,  nous  reconnoissons  dans  notre 
religion  deux  qualités  essentielles  ,  la  vérité  et  la  sainteté  ; 
la  vérité  de  sa  doctrine  ,  et  la  sainteté  de  sa  morale.  De  là 
suivent  deux  conséquences,  qui  doivent  faire  tout  le  fond 
de  ce  discours.  Notre  religion  est  vraie  j  donc  nous  devons 


DES   SERMONS.  455 

tous  l'honorer  par  la  profession  de  notre  fol  ,  i."  partie. 
Notre  religion  est  sainte  ;  donc  nous  devons  tous  l'honorer 
par  la  pureté'  de  nos  moeurs  ,  2.*  partie.  P.  267 — 260. 

I/^  Partie.  Notre  religion  est  vraie  ;  donc  nous  devons 
tous  l'honorer  par  la  profession  de  notre  foi.  C'est  une  de'ci- 
sion  de  l'Apôtre  ,  que  pour  acquérir  la  justice  cbx'étienne  et 
pour  parvenir  au  salut,  il  faut  deux  choses  :  croire  dans  le 
cœur ,  et  faire  aa-dehors  profession  de  sa  créance.  Voilà 
l'hommage  qu'ont  rendu  à  la  religion  les  pi'emlers  fidèles  ; 
et  selon  le  témoignage  de  Tertullien ,  rien  n'a  plus  coniri- 
bné  h  l'établir  et  à  la  répandre  dans  le  monde  ,  que  la  cons- 
tance des  martyrs  à  la  professer  hautement  et  aux  dépens  de 
leur  vie.  P.  260—263. 

Cette  profession  de  notre  foi  et  l'honneur  qu'en  retire  la 
religion,  est  pour  nous  d'un  devoir  si  rigoureux  ,  que  nous 
n'y  pouvons  manquer  sans  en  devenir  responsables  à  Dieu  ,  à 
l'Ëglise  ,  et  à  toute  la  société  des  fidèles  j  i.  responsables  à 
Dieu  ,  qui  ne  doit  pas  seulement  être  honoré  par  un  culte 
intérieur,  mais  par  un  culte  visible  et  extérieur  i  2.  respon- 
sables à  l'Eglise  ,  qui  demande  de  nous  et  à  droit  de  deman- 
der une  confession  publique  ,  comme  une  ratification  au- 
thentique et  solennelle  de  la  promesse  faite  pour  nous  dans 
notre  baptême  et  de  l'engagement  contracté  eu  notre  nom  . 
3.  responsables  à  toute  la  société  des  fidèles  ,  à  qui  nous  re- 
fusons l'exemple  ,  et  dans  cet  exemple ,  le  soutien  que  nous 
nous  devons  les  uns  aux  autres  contre  le  libertinage.  P.  265 

—269- 

Voilà  de  puissantes  raisons  j  mais  par  la  plus  criminelle 
prévarication  ,  au  lieu  d'honorer  uotre  foi  en  la  professant , 
nous  la  déshonorons  par  nos  scandales.  Scandales  directs  ,  et 
ce  sont  des  scandales  de  libertinage  et  d'irréligion.  Scan- 
dales indirects ,  et  ce  sont  des  scandales  d'indifïerence  ,  de 
négligence  ,  de  respect  humain  en  matière  de  religion  j 
I.  scandales  directs,  scandales  de  libertinage  et  d'irréligion  : 
railleries  des  choses  saintes,  préoccupation  contre  l'Eglise, 
discours  et  raisonnemeus  sur  les  articles  de  la  foi  ,  livres 
contagieux  où  la  foi  est  artificieusement  corrompue,  liai- 


456  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

sons  avec  des  gens  connus  pour  être  des  incrr'dules  et  de* 
atlie'es,  entretiens  où  se  de'bitent  des  maximes  rormellement 
opposées  à  la  morale  de  l'e'vanijiile  ;  2.  scandales  indirects. 
Scandale  d'indifférence  :  qu'il  s'élève  sur  des  points  impor- 
tans  quelques  contestations ,  on  dit  qu'on  ne  prend  point 
de  parti.  Scandale  de  ne'gligence  :  on  ne  pratique  nul  exer- 
cice de  religion.  Scandale  de  complaisance  :  on  j»rête  l'oreille 
aux  paroles  licencieuses  de  quelques  amis  dont  la  foi  est 
très-suspecte.  Scandale  de  respect  humain  :  on  n'ose  parler 
pour  la  religion  en  pre'sence  d'un  maître  ,  d'un  grand. 
Soyons  avec  Dieu  de  bonne  foi  ,  et  si  nous  sommes  à  lui  , 
faisons-le  connoître.  P.  269—280. 

II.''  Partie.  Notre  religion  est  sainte  :  donc  nous  devons 
tous  l'honorer  par  la  pureté'  de  nos  mœurs.  Que  notre  reli- 
gion soit  sainte  ,  c'est  un  principe  que  nous  avons  déjà  établi 
dans  un  autre  discours.  De  toutes  les  qualités  qui  la  relèvent; 
il  n'en  est  point  de  plus  excellente  que  sa  sainteté.  D'ovi  il 
s'ensuit  que  ce  qui  l'honore  davantage  ,  c'est  ce  qui  fait 
plus  éclater  cette  sainteté.  Or,  rien  ne  fait  plus  paroîti'c  la 
sainteté  de  la  religion  chrétienne  ,  que  la  sainte  vie  des  chré- 
tiens :  c.r  on  ne  peut  mieux  juger  de  l'arbre  que  par  ses 
fruts ,  ni  du  principe  que  par  ses  effets.  Ce  n'est  pas  qu'in- 
dépendamment de  notre  vie  ,  elle  ne  puisse  être  sainte  en 
elle-même  :  mais  c'est  notre  bonne  vie  qui  la  fait  plus  pa- 
roître  sainte.  Voilà  pourquoi  saint  Paul  et  tous  les  Pères  de 
l'Eglise  ,  ont  tant  exhorté  les  fidèles  à  se  rendre  irrépréhen- 
sibles dans  leur  conduite.  Voilà  ce  qui  a  donné  aux  païens 
mêmes  une  si  haute  estime  du  christianisme.  P.  280 — 284. 

Mais  qn'est-il  arrivé  dans  le  cours  des  siècles  1  C'est  que 
nous  avons  dégénéré  de  cette  première  sainteté  qui  faisoït 
autrefois  fleurir  le  christianisme  ,  et  dont  ses  défenseurs  se 
servolent  pour  en  inspirer  l'estime  et  pour  l'autoriser.  Voilà 
comment  nous  déshonorons  la  religion  :  car  quoique  dans  le 
fond  ou  ne  puisse  ni  on  ne  doive  rien  lui  attribuer  de  tout  le 
mal  que  nous  commettons ,  puisqu'elle  le  condamne  ,  il  n'est 
néanmoins  que  trop  ordinaire  à  ses  ennemis  d'en  prendre 
occasiou  de  lu  décrier.  Ne  peut-on  pas  dire  d'elle  dans  l'e'tat 


DES   SERMONS.  407 

présent  où  nous  la  réduisons ,  ce  qu'on  dlsoit  de  Jérusalem 
dépeuplée  et  déserte  :  Hœccine  est  urbs  perfecti  decorîs  ! 
Est-ce  là  cette  religion  jadis  si  florissante  et  si  belle  l  P.  284 
—288. 

Il  faut  après  tout  reconnoître  qu'il  y  a  encore  des  âmes 
fidèles  ,  et  des  chrétiens  réj^lés  et  pieux  ,  dont  la  conduite 
semble  devoir  en  quelque  sorte  dédommager  et  consoler 
l'Eglise.  Mais  qu'est-ce  que  cette  consolation  ,  si  nous  avons 
égard  à  deux  choses;  i.  à  la  multitude  presque  infinie  de  pé- 
cheurs qui  déshonorent  leur  foi  ;  2.  à  l'iujusticedes  hommes, 
surtout  des  ennemis  de  la  vraie  religion  ,  qui  ferment  les 
yeux  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'édifiant  pour  n'en  être  .point  tou- 
chés ,  et  qui  ne  les  tiennent  ouverts  qu'aux  désordres  dont 
ils  sont  témoins.  Fasse  le  ciel  que  notre  zèle  se  rallume  pour 
l'honneur  de  notre  foi.  C'est  ainsi  que  sans  passer  les  mers, 
nous  pourrons  participer  au  ministère  des  apôtres.  Nous 
sommes  si  sensibles  à  l'honneur  d'une  famille  où  nous  avons 
pris  naissance  :  ne  le  serons-tious  point  à  l'honneur  d'une 
religion  où  nous  avons  été  régénérés  l  P.  288—292. 


Sermon  pour  le  vingt-unième  dimanche  après  la  Pen- 
tecôte y  sur  le  Far  don  des  injures  ,  pag.  293. 

Sujet.  Alors  son  maître  le  fit  appelé^" ,  et  lui  dit  :  Méchant 
serviteur ,  je  cous  ai  remis  tout  ce  que  vous  me  deviez  ,  parce 
que  vous  m'en  avez  prié  :  ne  fallait-il  donc  pas  avoir  pitié  de 
votre  compagnon ,  comme  j'ai  eu  pitié  de  vous!  Sur  cela^  le 
maître  indigné  le  livra  aux  exécuteurs  de  la  justice.  N'atten- 
dons pas  un  traitement  moins  rigoureux  de  la  part  de  Dieu, 
si  nous  ne  pardonnons  pas  les  injures  que  nous  pi'étendons 
avoir  reçues.  P.  295—295. 

Division.  Dieu  a  droit  de  nous  ordonner  en  faveur  du  pro- 
chain le  pardon  des  injures  que  nous  en  avons  reçues  , 
i.""'  partie.  Si  nous  refusons  au  prochain  ce  pardon  ,  nous 
donnons  à  Dieu  un  droit  particulier  de  ne  nous  pardonner 
jamais  à  nous-mêmes  ,  2.'  partie.  P.  2o5,  296. 


458  TABLE    ET    ABRÉGÉ 

I."  Partie.  Dieu  a  droit  de  nous  ordonner  en  faveur  du 
prochain  le  pardon  des  injures  que  nous  en  aTons  reçues  ,  et 
il  l'exige  eu  effet  de  nous  comme  maître  ,  comme  p'ere  , 
comme  modèle  ,  comme  juge.  P.  296. 

I.  Gomme  maître.  Il  y  a  un  pre'cepte  du  pardon  des  in- 
jures. Précepte  fonde  sur  les  j)lus  solides  raisons  :  mais  sans 
autre  raison  ,  l'autorité  seule  de  Dieu  nous  doit  suifire  ,  et 
voilà  d'abord  la  réponse  la  plus  courte  et  la  plus  de'cisive 
pour  renverser  tous  nos  pre'textes.  Dieu  le  veut,  c'est  assez. 
P.  296 — 5oo. 

2.  Comme  père  et  bienfaiteur.  Cet  homme  ne  me'rile 
pas  que  vous  lui  pardonniez  ,  mais  Dieu  ,  qui  vous  le  de- 
mande ,  le  mérite  pour  lui  ,  après  vous  avoir  comblé  de  ses 
grâces.  Ce  n'est  pas  à  celui-ci  ou  à  celle-là  que  vous  accor- 
derez ce  pardon  ,  mais  à  Dieu  qui  veut  bien  se  mettre  eu 
leur  place.  Quel  avantage  pour  vous  de  pouvoir  donner  à 
votre  Dieu  ce  témoignage  de  votre  reconnoissauce  et  de  votre 
amour  !  P.  5oo— 5o4- 

5.  Comme  modèle.  Qne  ne  pardonne-t-il  point  dans  tout 
le  monde  à  tant  de  pécheurs  ,  et  que  ne  vous  a-t-il  point 
pardonné  à  vous  en  particulier  l  Ne  peut-il  donc  pas  bien 
vous  dire  :  OruTie  debîtum  dîmisi  tîbi  ;  nonne  oportuit  et  te 
misereri  !  J'ai  pardonné  ,  et  je  vous  ai  pardonné  :  pourquoi 
ne  pardonnez-vous  pas  comme  moi  l  P.  3o4— 5io. 

4-  Gomme  juge.  Peut-être  doutez-vous  que  Dieu  vous  ait 
pardonné  jusqu'à  présent.  Hé  bien ,  voici  le  moyen  d'obtenir 
dans  la  suite  le  pardon  de  tontes  vos  fautes  ,  et  cette  rémis- 
sion dont  vous  ne  pouvez  être  encore  certain.  Dieu  ,  en  qua- 
lité de  juge  ,  vous  dit  :  Pardonnez ,  et  je  vous  pardonnerai 
moi-même  :  Dimittite  et  dimittemini.  Cette  parole  est  précise 
et  formelle.  P.  3io— 3i3. 

11.^  Partie.  Si  nous  refusons  au  prochain  le  pardon  que 
Dieu  nous  ordonne  et  qu'il  exige  indispensablement  de  nous, 
nous  donnons  à  Dieu  un  droit  particulier  de  ne  nous  par- 
donner jamais  à  nous-mêmes.  Car  alors  nous  nous  rendons 
singulièrement  coupables,  et  coupables  en  quatre  manières  : 
envers  Dieu  ,  envers  Jésus-Christ  Fils  de  Dieu ,  envers  le 


DES    SERMONS.  ^Sg 

prochain  snbstitné  en  la  place  de  Dicn  ,   et  envers  nous- 
mêmes.  P.  5i5  ,  5i5. 

1.  Goupa1)les  envers  Dieu  :  nous  violons  un  de  ses  pre'- 
ceptes  les  plus  essentiels.  Or,  comment  pouvons-nous  espé- 
rer alors  qu'il  se  laisse  fléchir  en  notre  faveur?  Point  de  mi- 
séricorde à  celui  qui  n'a  pas  fait  miséricorde.  P.  5i5^ — ^5i8. 

2.  Coupables  envers  Jésus-Christ  Fils  de  Dieu  :  nous  le  re- 
nonçons en  quelque  manière  dès  que  nous  renonçons  au 
caractère  le  plus  distiiictlf  du  christianisme,  qui  est  le  par- 
don des  injures  et  l'amour  des  ennemis.  Or  par  là  n'obli- 
geons-nous  pas  ce  Dieu  sauveur  à  se  tourner  conti'e  nous  et 
à  nous  renoncer  ?  et  si  Jésus-Christ  notre  médiateur  ,  nous 
renonce,  à  qui  aurons-nous  recours  ?  P.  5iH — 522. 

5.  Coupables  envers  le  prochain  substitué  en  la  place  de 
Dieu  :  nous  lui  refusons  ce  qui  lui  est  dû  en  conséquence  du 
transport  que  Dieu  lui  a  fait  de  ses  justes  prétentions  contre 
nous.  Car  Dieu  lui  a  en  effet  transmis  tous  ses  droits.  P.  522 
—524. 

4.  Coupables  envers  nous-mêmes  :  nous  nous  démentons 
nous-mêmes  ,  et  la  prière  que  nous  faisons  tous  Ips  jours  à 
Dieu  ,  en  lui  disant  :  Pardonnez-nous  nos  offenses  ,  comme 
nous  pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés.  Ainsi  nous  pro- 
nonçons contre  nous-mêmes,  par  cette  prière  ,  notre  propre 
condamnation.  Dieu  nous  répond  alors  :  C'est  par  cous-mêmes 
ffu».  je  vous  jnge.  Parce  que  vous  n'avez  pas  pardonné ,  ne 
comptez  point  que  je  vous  pardonne.  Méditons  bien  ce  fu- 
neste arrêt ,  et  prenons  sur  cela  notre  parti.  P.  524—528. 


Sermon  pour  le  ^nngt-deuxième  dimanche  après  la 
Pentecôte,  sur  la  Restitution ,  pag.  029. 

Sujet.  Bendez  à  César  ce  qui  appartient  à  César  ,  et  à 
Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu.  Nous  devons  surtout  à  César, 
c'est-à-dire  ,  au  prochain  ,  une  juste  restitution  des  biens 
que  nous  lui  avons  enlevés.  P.  329—552. 

DivisiOj^.  Rien  de  plus  aisé  ^ue  de  se  trouver  devant  Dieu 


^6o  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

coupable  d'une  injuste  usurpation,  et  lieu  âe  plus  difficile 
que  de  la  réparer  j  i/^  partie.  Rien  de  plus  faux  que  l'impos- 
sibilité' prétendue  par  la  plupart  des  hommes  de  faire  celte 
réparation  ,  et  rien  de  plus  vrai  que  l'impossiLiiilé  du  salut 
sans  cette  réparation  j  2.*  partie.  Donc  rien  sur  quoi  nous 
devions  plus  trembler  et  plus  nous  défier  de  nous-mêmes , 
que  sur  le  sujet  de  la  restitution.  P.  552 — 555. 

I.*"*  Partie.  Rien  de  plus  aisé  que  de  se  trouver  devant 
Dieu  coupable  d'une  injuste  usurpation  ,  et  rien  de  plus  dif- 
ficile que  de  la  réparer.  P.  555  ,  556. 

1.  Facilité  de  commettre  l'injustice  et  de  se  trouver  cliargé 
du  bien  d'autrui.  Deux  raisons  qu'en  donne  saint  Ghrysos- 
tôme  :  la  cupidité  qui  est  en  nous  ,  et  les  occasions  fré- 
quentes qui  sont  hors  de  nous.  La  cupidité  est  insatiable, 
et  veut  toujours  avoir  :  de  là  tant  d'artifices  qu'elle  emploie  , 
tant  d'usures  ,  de  simonies,  de  contrats  simulés.  Ajoutez  à 
cette  convoitise  les  occasions  très-fréquentes  de  la  satisfaire. 
Un  domestique  a  le  bien  de  son  maître  entre  les  mains  j  un 
marchand  négocie  ,  donne  et  reçoit  j  un  homme  est  dans 
une  charge  ,  dans  une  commission  ,  oîi  il  peut  prendre  à 
son  gré  ;  un  grand  a  des  dettes  ,  et  par  son  crédit  peut 
s'exempter  de  payer.  Ainsi  d'une  infinité  d'autres  occasions. 
Ce  qui  redouble  le  péril ,  c'est  que  ces  occasions  si  dange- 
reuses ,  on  les  recherche,  bien  loin  de  les  fuir.  On  veut  se 
procurer  certains  emplois  ,  on  veut  avoir  certains  maniemens 
de  deniers.  Emplois  avantageux  selon  le  monde,  mais  bien 
pernicieux  pour  la  conscience.  P.  556—544' 

2.  Dilhculté  de  réparer  l'injustice  commise  ,  et  de  rendre 
un  bien  dont  on  se  trouve  saisi.  Oii  voit-on  en  effet  des  gens 
qui  restituent  de  bonne  foi  ?  Qnelle  peine  même  ne  témoi- 
gnent pas  certains  riches  et  certains  grands  du  monde  , 
quand  il  s'agit  d'acquitter  des  dettes  légitimement  contrac- 
tées ?  Voilà  l'un  des  oTjstacles  les  plus  invincibles  à  la  con- 
version de  tant  de  pécheurs.  Dès  qu'on  leur  parle  de  resti- 
tution ,  tous  les  bons  sentimens  où  ils  sembloient  être  s'éva- 
nouissent. D'oii  vient  cela  ?  c'est  qu'il  n'est  rien  dans  le  fond 
qui  répugne  davantage  et  qui  soit  plus  contraire  au  naturel 


DES   SERMONS.  4^1 

âe  i'iiomme,  que  de  se  dessaisir  des  choses  qui  flattent  sa 
capidite'.  Elle  suggère  mille  prétextes  que  l'on  e'coute.  P.  544 
— 55o. 

II.®  Partie.  Rien  de  plus  faux  que  rimpossibililé  pre'tendae 
par  la  plupart  des  liomnies  de  re'parer  le  dommage  cause'  au 
prochain  ,  et  rien  de  plus  vrai  que  l'impossibilité  du  salut 
sans  celte  réparation.  P.  55o. 

I.  Impossibilité  de  restituer  ,  communément  fausse  et  pré- 
tendue. On  dit:  Si  je  restitue,  je  ruiîie  ma  famille:  il  vaut 
mieux  ruiner  vos  enfans ,  que  de  vous  damner ,  et  de  les 
damner  avec  vous.  On  dit  :  Je  dois  maintenir  mon  état  : 
Totre  premier  devoir  est  de  rendre  au  prochain  ce  qui  lui 
appartient.  On  dit  :  Il  ne  me  restera  pas  même  de  quoi 
vivre  :  abus  ,  répond  saint  Augustin  j  car  ,  suivant  ce  prin- 
cipe ,  un  voleur  puldic  pourroit  justifier  ses  larcins.  Con- 
fiez-vous en  la  Providence  ;  elle  y  pourvoira.  On  dit  :  Je  me 
déshonorerois  en  restituant  :  il  y  a  des  voies  secrètes  pour 
faire  une  restitution  ,  sans  hasarder  sa  réputation.  On  dit  : 
Où  trouverai-je  toutes  les  presonnes  à  qui  je  suis  redevable, 
et  comment  dédommagerai-je  toute  une  ville  ,  toute  une 
province  l  i.  Concevez  un  vrai  désir  de  le  faire,  autant 
qu'il  dépendra  de  vos  soins;  2.  cherchez-en  de  bonne  foi  les 
moyens;  5.  si  vous  ne  pouvez  restituer  tout,  restituez  une 
partie  ;  4.  consultez  un  homme  intelligent  et  sage.  Mais  parce 
que  la  cupidité  vous  domine,  vous  vous  contentez  d'ua 
examen  superficiel ,  et  vous  n'en  voulez  croire  que  vous- 
mêmes.  P.  55o — 358. 

2.  Impossibilité  réelle  et  absolue  du  salut  sans  la  restitu- 
tion. Car  la  restitution ,  autant  qu'elle  dépend  de  nous ,  est 
d'une  obligation  indispensable.  Ni  les  prêtres  n'en  peuvent 
dispenser  ,  ni  Dieu  même  ,  selon  de  très-habiles  théologiens  : 
mais  soit  qu'il  le  puisse  ou  qu'il  ne  le  paisse  pas ,  il  est  cer- 
tain qu'il  ne  le  veut  pas.  Sans  cela  le  monde  ne  seroit  plus 
qu'une  retraite  de  voleurs.  On  me  dira  que  la  contrition 
seule  ,  et  à  plus  forte  raison  jointe  avec  le  sacrement  de  pé- 
nitence ,  suffit  pour  se  réconcilier  pleinement  avec  Dieu  : 
j'eu  coiivieus  j  muis  saus  uue  volonté  siucère  et  cfTicace  d« 


46a  TABLE    ET   ABRÉGÉ 

restituer,  il  ne  peut  y  avoir  de  vraie  contrition.  Gonsîde'rez 
que  ces  biens  injustnnent  ticquis  ,  vous  abandonneront  un 
jour  ,  mais  que  les  crimes  que  vous  aurez  commis  en  les 
acquérant  ,  ne  vous  abandonneront  jamais.  11  faut ,  ou  les 
perdre  dès  maintenant,  ou  perdre  votre  ame  éternellement. 
Querepondrez-vous  k  Dieu,  quand  vous  paroîtrez  devant  lui,  „, 
et  qu'il  vous  reprochera  toutes  vos  îniquite's  î  il  n'y  a  qu'une 
restitution  prompte  et  parfaite,  qui  puisse  vous  pre'server 
de  ses  anathémes.  P.  558—566. 


Sermon  pour  le  nîigt-troîsième  dimanche  après  la 
Pentecôte ,  sur  le  Désir  et  le  Dégoiit  de  la  Corn- 
munion ,  pag.  067. 

Sujet,  Elle  dîsoît  en  elle-même  :  si  je  puis  seulement  tou- 
cher sa  robe  ,  je  serai  guérie.  La  seule  robe  de  Je'sus-Glirist 
gue'iit  cette  femme  affligée  d'une  longue  infirmité'  :  que  ne 
peut  point  à  plus  forte  liaison  pour  la  sanctification  de  nos 
âmes  cet  adorable  sacrement  ,  oii  nous  recevons  Jésus- 
Christ  même  par  la  communion  l  P.  567—569. 

Division.  Deux  sortes  de  dispositions  ,  ordinaires  dans  le 
christianisme,  à  l'égard  de  la  communion  :  de'sir  et  de'gout. 
Nous  avons  besoin  d'instruction  sur  l'un  et  sur  l'autre  Désir 
de  la  communion  ,  i.'^*  partie  ;  dégoût  de  la  communion  , 
2.*  partie.  P.  569,  570. 

I.'^  Partie.  Désir  de  la  communion  j  i.  motifs  de  ce  désir; 
2.  avantage  de  ce  désir  j  5.  règles  de  ce  désir.  P.  570  ,371. 

I.  Motifs  de  ce  désir.  Ils  se  réduisent  tous  à  un  motif  gé- 
néral ,  où  ils  sont  renfermés;  savoir  ,  que  toute  ame  chré- 
tienne doit  désirer  souverainement  et  par-dessus  toute  chose 
d'être  unie  à  Jésus-Christ  ,  puisque  c'est  en  Jésus-Christ 
qu'elle  trouve  tous  les  biens.  Or  c'est  la  communion  qui 
nous  unit  réellement  et  substantiellement  à  Jésus-Christ. 
Mais  ce  désir  de  la  communion  peut-il  convenir  à  un  pé- 
cheur dans  l'éfat  actael  de  son  péché  ?  oui  :  car  tout  exclus 
qu'il  est  de  lu  sainte  table  par  son  péché ,  il  peut  néan-moins 


DES    SERMONS,  4^3 

désirer  d*v  être  rétabli ,  non  point  avec  son  péché ,  mais 
après  s'être  lavé  et  purifié  de  cette  tache.  Phis  même  uxx 
homme  est  péchear ,  plus  il  doit  désirer  la  communion  ,  de 
la  manière  que  je  le  viens  d'expliquer  j  parce  que  plus  il  est 
pécliMir  ,  plus  il  est  malade  t- 1  foible  ,  et  qu'il  doit  par  con- 
séquent plus  désirer  ce  qui  peutleguérir  et  le  fortifier.  P.  571 
-374. 

2.  Avantage  de  ce  désir  :  i.  C'est  la  première  disposition. 
à  la  communion  ,  qnoique  ce  ne  soit  pas  une  disposition 
suffisante.  Le  sacrement  de  Jésns-Gîirist  est  une  viande,  et 
une  viande  ne  profite  jamais  mieux  ,  que  lorsqu'on  la  mange 
avec  appétit.  Jésus-Christ  se  tient  honoré  de  ce  désir, 
puisque  c'est  une  marque  de  l'estime  que  nous  faisons  de  ce 
saint  aliment  qu'il  nous  offre  ;  2.  c'est  le  principe  et  comme 
le  mobile  de  toutes  les  autres  dispositions.  Car  voulant  com- 
munier ,  et  ne  voulant  pas  d'ailleurs  communier  indigne- 
ment ,  je  me  trouve  engagé  par  là  à  ne  rien  négliger  de  tout 
ce  qui  me  peut  disposer  à  une  bonne  communion.  Abus  de 
notre  siècle  :  au  lieu  d'exciter  ce  désir  dans  les  âmes  ,  ou 
travaille  à  l'y  éteindre,  et  de  là  vient  que  l'usage  de  la  com- 
munion estsi  négligépar  la  plupart  des  chrétiens.  P.  574—382. 

3.  Règles  de  ce  désir.  Il  faut  que  ce  soit  un  désir  humble, 
un  désir  éclairé  ou  demandant  à  l'être  ,  un  désir  prudent  et 
sage  ,  docile  et  soumis  ,  en  un  mot ,  un  désir  chrétien ,  et 
non  point  un  désir  présomptueux,  aveugle,  précipité,  vo- 
lage ,  opiniâtre  et  entêté.  Dès  que  ce  désir  aura  les  qualités 
convenables,  conservons  -  le  ,  quoi  qu'on  puisse  nous  dire 
pour  l'amortir  en  nous  et  nous  le  faire  perdre.  P.  382 — 585. 

II.*  Partie.  Dégoût  de  la  communion.  Il  y  a  un  dégoût 
de  Id  communion  qui  vient  de  Dieu  ,  et  il  y  en  a  un  qui  vient 
de  nous-mêmes  et  de  notre  fonds.  L'un  n'est  qu'une  épreuve 
de  Dieu  ,  ou  qu'un  châtiment  passager  de  Dieu  ,  et  ce  n'est 
point  de  quoi  il  s'agit  ici  :  mais  l'autre  procède  d'une  mau- 
vaise disposition  de  notre  cœur,  et  c'est  de  cette  sorte  dç 
dégoût  qu'il  est  question.  Voyons-en,  i.  le  principe;  2.  les 
suites  funestes  ;  3.  les  remèdes.  P.  585—388. 

1.  Principe  de  ce  dégoût  :  c'est  le  relâchement  de  la  viç. 


464  TABLE    ET    ABRÉGÉ  ^ 

Ou  quitte  SCS  exercices  de  pieté,  on  ne  veut  plus  tant  se 
faire  de  violence  ni  tant  veiller  sur  soi  ;  on  s'accoutume  à 
tine  vie  sensuelle  et  de'licate  ,  à  une  vie  dissipée  et  mondaine  : 
on  l'aime  ,  et  tout  ce  qui  est  capable  de  la  troubler,  devient 
insupportable.  De  là  donc  l'on  conçoit  de  l'éloiç^nement  pour 
la  conimunion  ,  parce  qu'elle  demande  une  an.tre  vie  que 
celle-là.  Pourquoi  tant  de  communions ,  dit-on  ?  On  se  re- 
tire de  la  sainte  table  ,  et  Ton  se  met  ainsi  plus  au  lari»e.  Ou 
parloit  et  l'on  agissoil  tout  autrement  ,  à  ces  temps  d'une 
ferveur  chre'tienne  ,  oii  l'on  étoit  animé  de  l'esprit  de  Dieu. 
P.  588 — 595. 

2.  Suites  de  ce  dégoût.  Comme  le  relâchement  de  la  vie 
porte  au  dégoût  de  la  communion  ,  le  dégoût  de  la  commu- 
nion ,  par  le  retour  le  plus  naturel  ,  mais  le  plus  funeste  , 
porte  à  uu  nouveau  relâchement  de  vie.  Car  ce  dégoût  éloigne 
de  la  communion  ;  et  moins  on  communie  ,  moins  on  a  de 
grâces  ,  moins  on  a  de  forces,  moins  on  a  de  vigilance,  d'at- 
tention sur  soi-même  ,  de  zèle  pour  son  avancement,  et  par 
conséquent  plus  on  se  relâche.  Voilà  comment  on  a  vu  des 
personnes  dans  les  plus  saintes  sociétés  se  dérégler,  et  com- 
ment on  a  vu  les  sociétés  elles-mcmes  tout  entières  se  démen- 
tir et  devenir  le  scandale  de  la  religion.  P.  595—596. 

5.  Remèdes  de  ce  dégoût:  i.  s'appliquer  à  bien  com- 
prendre le  principe  et  les  suites  malheureuses  du  dégoût  où 
l'on  est  tombé,  et  se  faire  là-dessus  à  soi-même  d'utiles  re- 
proches ;  2.  ne  point  suivre  le  dégoût  où  l'on  se  trouve  ,  et 
agir  même  contre  ce  dégoût  ;  5.  se  confier  à  un  directeur 
dont  la  conduite  soit  à  couvert  de  tout  soupçon  ,  et  prendre 
ses  avis  j  4-  avoir  recours  à  Dieu  même  ,  et  lui  demander 
instamment  qu'il  fléchisse  notre  cœur  et  l'attire  à  lui.  P.  596 
—400. 

Sermon  pour  le  vingt-quatrième  dimanche  après  la 
Pentecôte  y  sur  le  Jugement  de  Dieu  ^  pag.  401. 

Sujet.  Us  verront  le  Fils  de  l'homme  venir  sur  les  nues  , 
avec   une  grande  puissance   et   dans    une   grande    riajestê. 

L'Eglise 


DES   SERMONS.  4^^^ 

t,'E2;!îse  commence  et  fiait  son  anne'e  e'vangelique  par  la 
peinture  du  jugement  de  Dieu  ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de 
pense'e  qui  puisse  plus  utilement  nous  occuper.  P.  401 — /jos. 

Division.  La  vérité  infaillible  du  jugement  de  Dieu  oppo- 
se'e  à  nos  erreurs  et  à  nos  hypocrisies  ,  i.'^  partie.  L'équité 
inflexible  du  jugement  de  Dieu  opposée  à  nos  foiblesses  et  à 
nos  relâchemens ,  2.®  partie.  P.  /^oi—/\ol^. 

I."  Partie.  La  vérité  infaillible  du  jugement  deDieu  oppo- 
sée à  nos  erreurs  et  à  nos  hypocrisies.  Nous  nous  trompons 
nous-mêmes  et  ne  voulons  point  nous  connoître ,  voilà  nos 
erreurs.  Nous  trompons  le  public  et  ne  voulons  point  en  être 
connus  ,  voilà  nos  hypocrisies  j  mais  Dieu  ,  avec  les  lumières 
de  sa  vérité  nous  détrompera  de  nos  erreurs ,  et  dévoilera 
nos  hypocrisies.  P.  4o4"~'4"^' 

I.  Il  nous  détrompera  de  nos  erreurs  ,  et  il  nous  fera  con- 
noître nous-mêmes  à  nous-mêmes.  Gonnoissance  qui  nous 
sera  insuppoi'table  et  qui  nous  consternera.  Venons  au  dé- 
tail. Nous  avons  deux  sortes  d'erreurs  en  ce  qui  regarde 
Dieu  et  le  salut  :  erreurs  de  fait  et  erreurs  de  droit.  Erreurs 
de  fait  qui  nous  ôtent  la  connolssance  de  nos  propres  ac» 
lions  ;  mais  Dieu  nous  les  remettra  toutes  devant  les  yeux. 
Combien  de  péchés  qui  nous  sont  présentement  inconnus  , 
soit  que  nous  ne  les  ayons  jamais  remarqués  ,  soit  que  nous 
les  ayons  oubliés?  Si  nous  les  conuoissons  ,  combien  y  a-t-il 
dans  ces  mêmes  péchés  ,  de  circonstances,  de  dépendances  , 
de  conséquences  ,  d'effets  ,  à  quoi  nous  ne  faisons  nulle 
attention  ?  Or  rien  de  tout  cela  n'échappe  à  Dieu  ;  et  c'est 
ce  qu'il  nous  retracera  avec  des  caractères  si  sensibles  ,  que 
nous  le  verrons  malgré  nous  dans  toute  son  étendue  et  dans 
toute  sa  diffiormité.  Erreurs  de  droit  qui  nous  font  ignorer 
nos  plus  essentielles  obligations  :  mais  que  fera  Dieu  '  il  ren- 
versera tous  les  faux  principes  que  nous  aurons  suivis  j  et 
ces  consciences  que  nous  nous  faisions ,  dont  nous  nous  te- 
nions assurés  et  sur  lesquelles  nous  nous  reposions  ,  il  nous 
les  fera  paroître  pleines  d'injustice  ,  de  préoccupation  ,  de 
mauvaise  foi.  Quelle  sera  notre  surprise,  et  qu'aurons-nous 
a  dire  pour  noire  justification  l  P.  4*^2 — 4'9" 

TOME  VII.  00 


4G6  TABLE   ET   ABRÉGÉ 

2.  Il  détoilera  nos  hypocrisies ,  et  nous  fera  connoître  att 
înonde  ,  que  nous  avions  trompe;  par  de  spécieux  dehors. 
C'est  l'expresse  menace  qu'il  nous  fait  par  son  Prophète  : 
Je  découvrirai  à  'toute  la  terre  ton  opprobre ,  c'est-à-dire  , 
les  artifices,  tes  fraudes,  tes  impostures,  les  cabales,  tes 
ahomiuations.  Tel  se  croiroit  perdu  sans  ressource,  et  seroit 
accable'  de  honte  et  de  confusion  ,  si  ce  qu'il  cache  avec  tant 
desoinvenoità  être  su,  non  pas  du  public  ,  niaisseuleraentde 
cette  personne  en  particulier  ou  de  cette  autre  :  que  sera-ce 
lorsqu'il  faudra  être  connu  du  monde  entier  et  donne'  eu 
spectacle  à  tout  l'univers  !  Soyons  pre'sentenient  de  bonne 
foi  avec  nous-mêmes,  pour  travailler  à  nous  bien  connoître; 
et  soyons-le  avec  les  autres,  pour  vouloir  aussi  sincèrement 
nous  faire  connoître  à  qui  nous  le  devons  ,  je  veux  dire  , 
aui  ministres  de  la  pénitence.  Voilà  le  nieilleur  pre'servatif 
et  le  remède  le  plus  certain  dont  nous  puiùbions  user.  P.  419 
— 422. 

II."  Partie.  L'inflexible  e'quite'  du  jugement  de  Dieu  oppo- 
sée à  nos  foiblesses  et  à  uosrelùchemens.  Trois  reîâchemens  , 
lors  même  que  nous  seaiblons  nous  condamner.  Car  nous 
nous  condamnons  j  mais  en  même  temps  nous  nous  faisons 
£;ràce ,  et  nous  voulons  qu'on  nous  ménage  jusque  dans  le  tri- 
])unal  de  la  pénitence.  Noos  nous  reconnoissons  pécheurs 
devant  Dieuj  mais  en  même  temps  nous  considérons  ce  que 
nous  sommes  selon  le  monde  ,  et  nous  prétendons  qu'on  ait 
égard  à  là  qualité  de  nos  personnes.  Nous  nous  avouons  cou- 
pables et  punissables  ;  mais  en  même  temps  nous  exigeons 
qu'on  ait  pour  notre  foiblesse  ou  plutôt  pour  notre  délica- 
tesse de  la  condescendance  et  de  la  douceur.  Or  ,  Dieu  nous 
jugera  sans  nous  faire  grâce,  il  nous  jugera  sans  distinguer 
jios  qualités,  et  les  employant  même  contre  nous  j  il  nouâ 
jugera  sans  consulter  notre  délicatesse ,  et  il  en  fera  même 
le  sujet  principal  de  son  jugement.  P.  420  ,  424- 

I.  Il  nous  jugera  sans  nous  faire  grâce  :  pourquoi  ?  parc® 
que  ce  sera  la  seule  justice  alors  qui  agisa.  Et  que  nous  ser- 
viront devant  lui  toutes  ces  grâces  prétendues  ,  que  nous  au- 
rons extorquées  des  miaistres  de  Jésus-Christ?  P.  42  j— 427* 


DES    SERMONS.  467 

2.  îl  nous  jugera  sans  distinguer  nos  qualités  :  car  il  n'a 
acception  de  personne.  Que  dis-je  !  il  distinguera  les  condi- 
tions ,  mais  pour  juger  et  pour  punir  les  grands  avec  plus  de 
sévérité  que  les  autres.  Ainsi  nous  le  fait-il  entendre  dans 
l'Ecriture.  P.  427 — 4^0. 

3.  Il  nous  jugera  sans  consulter  notre  délicatesse  j  ou  plu- 
tôt, c'est  sur  notre  délicatesse  même  qu'il  nous  jugera,  en 
nous  reprochant,  ce  qui  n'est  que  trop  réel  et  que  trop  vrai  , 
que  c'étoit  une  délicatesse  affectée,  une  délicatesse  outrée, 
et  par  conséquent  une  délicatesse  criminelle.  Aimons-nous 
nous-mêmes  ;  mais  aimons-nous  d'un  amour  solide  ,  nous 
traitant  avec  toute  la  sévérité  évangélique  ,  afin  d'expier  nos 
péchés.  Voilà  par  où  nous  obtiendrons  miséricorde,  et  com- 
ment nous  engagerons  Dieu  à  nous  traiter  avec  tonte  sa 
hoalé  paternelle.  P.  450—434. 


FIN   DU   TOME   SEPTIÈME, 


-fi'^^SS^,- 


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BX 
890 
B74 
1821 
I  T.7 


Bourdaloue,  Louis 

Oeuvres  complètes  de 
Bourdaloue